Norme(s) et usage(s) langagiers : le cas des communications pilote-contrôleur en anglais

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La norme d’un point de vue linguistique

En linguistique, le concept de norme est encore plus récent, qu’il s’agisse de sa prise en compte dans les problématiques de la linguistique dite moderne, dans le discours des linguistes ou dans les dictionnaires de langue (Baggioni, 1994a : 271, 280, 281). Il véhicule tout autant une acception prescriptive (qui prévalait dans les dictionnaires de langue et de linguistique de la première moitié du XXe siècle) qu’une acception objective (qui n’apparaît dans les dictionnaires qu’après la deuxième guerre mondiale). La première est une pratique de valorisation d’un usage donné, considéré comme « bon usage », condamnant les autres comme incorrects ou impurs, alors que la seconde correspond l’usage général dans une communauté linguistique. On retrouve, bien entendu, ces deux acceptions dans les dictionnaires de linguistique et les définitions spécialisées des dictionnaires de langue :
NORME. 1. On appelle norme un système d’instructions définissant ce qui doit être choisi parmi les usages d’une langue donnée si l’on veut se conformer à un certain idéal esthétique ou socio-culturel. La norme, qui implique l’existence d’usages prohibés, fournit son objet à la grammaire normative ou grammaire au sens courant du terme. 2. On appelle aussi norme tout ce qui est d’usage commun et courant dans une communauté linguistique ; la norme correspond alors à l’institution sociale que constitue la langue [. . . ] (Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, 1994).
NORME. [. . . ] 4. l i n g. Ce qui, dans la parole, le discours, correspond à l’usage général (opposé d’une part à système, d’autre part à discours). — Usage d’une langue valorisé comme bon usage » et rejetant les autres, jugés incorrects […] (Le nouveau petit Robert de la langue française, 2009).
Il semble indéniable cependant, surtout dans une communauté linguistique comme la nôtre, que l’absence de norme, au sens de norme linguistique, dans les dictionnaires antérieurs au XXe siècle, ne suppose pas l’absence de pratiques normatives (Baggioni, 1994a : 281) : celles-ci étaient en effet auparavant « enregistrée[s] sous le terme de « usage » et par un système conceptuel qui tourne autour de différentes définitions datées histo-riquement […] des termes « Langue/Langage », « langue/patois », « langue/dialectes », etc. Mais ce que l’on a tendance à désigner aujourd’hui par « norme linguistique » est pris en charge essentiellement par le signifiant « usage » (bon usage) » (ibid.). On retrouve, par exemple, les prémices de ces pratiques normatives, basées sur des jugements de valeur, dans la définition du terme usage du Dictionnaire de Richelet de 1680 : USAGE [usus loquendi]. Ce mot se dit en parlant du langage, & en ce sens, il n’a point de pluriel. Il y a deux sortes d’usages. Le bon et le mauvais. Le mauvais se forme du plus grand nombre des personnes qui ne parlent ni bien ni exactement. Mais le bon usage est la façon de parler de la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des Auteurs du temps. Le bon usage est le Tyran, ou le Roi, ou l’Arbitre, le Souverain, ou le Maître des langues (cité dans Baggioni, 1994a : 272) 2.
Les notions de norme et d’usage, qu’il s’agisse du « bon usage » ou de l’usage général, sont intrinsèquement liées, ce qui rend la notion de norme en linguistique réellement complexe.

Complexité de la norme linguistique

La notion de norme, malgré l’intérêt que lui a porté la linguistique moderne et mal-gré l’évolution et l’adaptation de sa définition au siècle dernier, reste une notion très complexe. Sa complexité réside, selon nous, non seulement dans l’ambivalence de son signifié mais également dans le fait que ses acceptions sont interdépendantes. Nous al-lons, en effet, faire valoir que chacune peut être facteur de l’autre : alors que la norme prescriptive se base sur la norme objective (Gadet, 2007 : 28-29) 3, il paraît évident que, réciproquement, la norme objective se construit sous l’influence de la norme prescriptive (Siouffi & Steuckardt, 2007 : x). Mais commençons par spécifier que la norme objective peut être considérée comme « antérieure » à toute norme prescriptive du fait que tout système langagier est intrinsèquement normé, c’est-à-dire basé sur des régularités :
Que toute langue soit normée, en un premier sens, c’est la condition même d’existence du système ; c’est là l’apport précieux de Saussure, qui a permis de comprendre pourquoi un dialecte », un « patois », etc., sont eux aussi des systèmes, comportant leurs régulations. Tout ensemble langagier permettant l’intercompréhension comporte ses normes systémiques [. . . ] (Guespin, 1993 : 217). Cette norme objective, nous l’avons vu, correspond à l’usage courant dans une com-munauté linguistique plus ou moins grande : elle réfère à un mécanisme de régulation de la langue qui se trouve dans tout système linguistique, que les locuteurs aient ou non un savoir métalinguistique et que ce système soit normalisé institutionnellement ou non, qu’on le nomme langue, patois, dialecte ou créole (Boyer, 1996 : 14). On peut y voir une convention langagière implicite entre les sujets d’un groupe social qui partagent la même langue pour répondre à leurs besoins communicationnels : « il y a « norme » parce que tous les individus appartenant au groupe en question s’accordent tacitement entre Vaugelas est réputé pour avoir, le premier, défini le « bon usage » comme « la façon de parler de la plus saine partie de la Cour » dans ses Remarques sur la langue française, publiées en 1647.
Tout comme la norme objective se voit qualifiée de norme descriptive par certains auteurs, Gadet (2007 : 28) emploie le terme norme subjective pour référer à ce que d’autres dénomment norme prescriptive. Elle op-pose en effet norme objective, qui renvoie à l’idée de fréquence ou de tendance, à norme subjective, qui renvoie à l’idée de conformité à l’usage valorisé. Cette interchangeabilité existante, selon les auteurs, entre norme objective et norme descriptive d’une part, et norme prescriptive et norme subjective d’autre part, ne fait qu’intensifier l’imbroglio inhérent à la notion de norme, d’autant plus que le terme norme subjec-tive peut également servir à qualifier les consciences et attitudes normatives que l’on retrouve dans les discours métalinguistiques des locuteurs (Rey, 1972 ; Calvet, 1998 ; Houdebine, 1999) eux pour reconnaître cette manière particulière de parler une langue comme étant la leur » (Valin, 1983 : 789). Il s’agit là de la pratique en commun, mais non identique, d’un même idiome (Petitjean, 2011 : 147), c’est-à-dire de la norme langagière à laquelle sont exposés les jeunes membres d’une communauté lors de leur acquisition de la langue, ou plutôt, lors de l’acquisition de leur langue. L’affiliation à cette norme, qui par ailleurs n’implique aucun jugement de valeur, se fait de façon spontanée. Celle-ci résulte en effet d’un besoin inconscient de ne pas se démarquer du groupe ou se singulariser : « Dans le premier cas, la norme est une réalité démographique objective impliquant un aspect statique : c’est le grand nombre qui l’emporte et contraint l’individu à entrer dans le rang sous peine d’être perçu comme n’appartenant pas au groupe » (Valin, 1983 : 790). A partir de là, deux scenarii sont possibles.
Il est concevable, en effet, qu’une de ces variétés linguistiques soit celle d’une com-munauté profitant d’une certaine forme de prestige et se voit être, sciemment, l’objet d’imitations plus ou moins réussies de la part de sujets parlant initialement une autre norme (Valin, 1983 : 789). Dans les cas où les avantages tirés par un groupe de prestige sont d’ordre politique (et également sociaux, culturels, géographiques, etc.), cette variété linguistique volontairement imitée, qui implique des jugements de valeur et des usages prohibés, devient alors la norme (au sens prescriptif du terme) : […] it is clear that the various stages that are usually involved in the development of a standard language may be described as the consequence of a need for uniformity that is felt by influential portions of society at a given time. A variety is then selected as a standard (competing varieties might no doubt be selected by different part of the community, yet only one of them might become the standard in the long run); this variety is now accepted by influential people, and then diffused geographically and socially by various means (official papers, the educational system, the writing system, discrimination of various kinds, both direct and indirect, against non-standard speakers) (Milroy & Milroy, 1991 : 27).
Il est également possible qu’une variété linguistique de prestige soit élevée « officiel-lement » au rang de norme par des institutions, imposée comme modèle aux commu-nautés d’un territoire donné et maintenue en tant que tel grâce à ces mêmes moyens évoqués par Milroy & Milroy (ibid.) (aménagements ou planifications linguistiques) : La concentration des pouvoirs assure une position privilégiée à la variété linguistique pratiquée dans cet espace, ainsi qu’à sa fonction dans l’innovation linguistique, et, par conséquent, dans le changement de Norme » (Petitjean, 2011 : 146-147).
On peut alors dire de la norme prescriptive qu’elle découle de l’usage d’une certaine partie de la communauté. Mais ne nous méprenons pas, dans les deux cas rapportés ici, il s’agit de la norme organisée au moyen de la domination idéologique d’une couche sociale sur les autres (Baggioni, 1976 : 63 ; Kaminker & Baggioni, 1980 : 55), celle à laquelle se soumettent ou sont soumis les individus qui veulent « se conformer à un certain idéal esthétique ou socio-culturel » (Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, 1994). L’assimilation à cette norme de prestige, qui occasionne, par conséquent, des jugements de valeur, ne se fait plus de façon spontanée mais délibérée, consciente : soit « le sujet parlant cherche volontairement à s’identifier à un groupe dont il entend partager le prestige » (Valin, 1983 : 790), soit il est forcé d’adhérer à une variété imposée comme « bon usage » d’après des critères qui n’ont, là non plus, rien de linguistique, et ce, au détriment de son idiome original. C’est ainsi qu’en France, par exemple, le français, devenu symbole d’unité nationale après la Révolution, s’est vu promu, à l’aide de décrets officiels, au rang de langue nationale dès la fin du XVIIIe siècle et qu’en parallèle, une guerre ouverte a été menée aux différents « patois » et « dialectes » dont les usages, incompatibles avec le programme de diffusion et d’universalité souhaitée de la langue française, ont été interdits : « Depuis le XVIIIe siècle, la conception des États-nations se cristallise autour de l’idée d’une langue par état, avec le risque de passer de l’hégémonie ou la domination d’une langue à son unicité et son homogénéité, excluant autant la diversité que la variation » (Gadet, 2007 : 31).
Avec le temps, la variété prestigieuse imposée comme norme se développe plus ou moins sous l’influence des usages de la masse populaire et ne peut contraindre les usagers à des changements linguistiques auxquels ils n’adhèrent pas (voir 1.1.1.5). Les pratiques normatives deviennent alors quelque peu dépendantes des usages de la com-munauté linguistique : la norme prescriptive est plus ou moins influencée à son tour par la norme objective. Pour certains auteurs, l’influence des usages sur les pratiques nor-matives ne fait plus de doute mais celles-ci ne résultent, au mieux, que d’un compromis entre l’action de la communauté sur le langage d’une part et la domination d’une classe sociale (et donc d’un usage de prestige) d’autre part : Qu’il s’agisse d’orthographe, de grammaire, de terminologie, de toutes les formes de norma-lisation, l’action de la société sur le langage est désormais perçue. Le concept de planification linguistique est caractéristique de cette novation, mais il faut remarquer qu’il en va de même du concept de conflit linguistique ; toute planification linguistique, dans une société de classes, est nécessairement la politique linguistique d’une classe sociale dominante, tout en résultant d’un compromis (Guespin & Marcellesi, 1986 : 13).
La norme ne peut se fonder que sur l’usage, c’est-à-dire sur les pratiques langagières par-tagées par les membres d’une communauté, et ne peut donc être imposée par un individu. Mais, dans le même temps, on considère que cette Norme ne peut être raisonnablement défi-nie que par une élite qui, de par cette position, est perçue comme détentrice de la seule façon correcte de parler et d’écrire (Petitjean, 2011 : 145).
L’interdépendance des deux acceptions de la norme est ainsi, selon nous, à l’origine de la complexité de cette notion : alors que les usages sont construits sous l’influence des pratiques normatives, celles-ci tentent de refléter ces mêmes usages tout en imposant un usage commun de prestige (comme la figure 1 ci-dessous va tenter de l’expliquer). Pour Guespin (1993 : 216), la norme prescriptive et la pression qu’elle exerce sur les langues travers différents moyens ne sont qu’une étreinte autour du langage et des normes systémiques qui le définissent originellement ; la norme prescriptive ne peut donc pas être considérée comme le concept-clé de conservation de la langue :
La notion de norme n’est pas moins ambivalente. Elle rend bien compte de la pression qu’exercent sur les langues les grammaires, les dictionnaires, l’ensemble des contraintes méta-linguistiques calculées et repérées. Mais en faire le concept-clé de la dynamique de maintien de la langue, c’est confondre l’objectif et la cause : la norme est une force de pression, elle vise un but social, mais elle agit sur un processus qui, sans elle, se déroulerait encore : c’est un corset, non une colonne vertébrale ; le discours est la résultante de forces diverses. La norme est une de ces forces parmi d’autres, ni plus ni moins (Guespin, ibid.).
Les notions de norme et d’usage sont donc ainsi intrinsèquement liées. Il est possible de représenter leurs rapports sous la forme d’un continuum comprenant d’un côté la norme prescriptive et l’usage de prestige qu’elle favorise et de l’autre la norme objec-tive et les usages qu’elle représente. L’influence que ces deux notions exercent l’une sur l’autre peut ainsi être réalisée au centre de ce continuum. Il devient alors difficile de ne pas prendre en compte l’interdépendance existante entre norme prescriptive et norme objective. Les rapports existant entre les usages, ou la norme dite objective, et la norme prescriptive peuvent également être représentés grâce à un schéma inspiré de celui conçu par Gaudin (2007 : 30) pour illustrer le rapport existant entre langue et pratiques langagières :
Dans la figure 1, les deux concepts de norme objective et norme prescriptive forment un circuit constitué de deux pôles interdépendants :
– le temps (1) est celui de la norme objective, c’est-à-dire, des usages communs et courants pouvant être observés dans une communauté linguistique (ce qui pour Gaudin (ibid.) correspond aux « pratiques langagières ») ;
– le temps (2) est celui de l’influence de la norme objective (pratiques langagières) sur la norme prescriptive, autrement dit la prise en compte des usages par la norme ; il s’agit, selon Gaudin (ibid.) de « la perpétuelle genèse des langues, faite de tri et sélection à partir des événements, des interactions, de toutes ces petites réussites qui modifient peu ou prou la langue » ;
– le temps (3) est celui de la valorisation ou de l’imposition d’une variété linguistique érigée en norme ;
– enfin, le temps (4) est celui de l’influence de la norme prescriptive sur les usages ou de « l’influence des pratiques langagières par le modèle qu’est la langue, abstraction et référence, consigné dans les outils que sont notamment les grammaires et les dictionnaires » (ibid.).
Toutefois, cette illustration des rapports entre norme objective et norme prescriptive à l’aide d’un circuit fermé ne représente pas les inéluctables évolutions observées chez l’une comme chez l’autre au fil du temps (voir 1.1.1.7). Nous proposons donc une re-présentation de ces évolutions et de la dynamique qu’ils impliquent dans le schéma ci-dessous, toujours inspiré de celui conçu par Gaudin (ibid.) :
Ainsi, dans la figure 2, les deux notions de norme objective et norme prescriptive forment un circuit progressif constitué de deux pôles interdépendants en constante évo-lution.
L’interdépendance existante entre les deux acceptions de la norme et les évolutions que cela implique en font une notion assez complexe. L’ambivalence de son signifié ne rend pas, non plus, la chose facile, surtout que le mot norme est, la plupart du temps, utilisé au singulier, qu’il s’agisse de la norme prescriptive ou des usages cou-rants. Un nombre croissant d’auteurs tendent cependant à employer le mot norme au pluriel, comme nous allons l’exposer à présent.

Norme et normes

Dans la littérature, le terme norme est généralement employé au singulier : on traite de, on réfléchit sur, on débat de, on déprécie ou encore on promeut la norme. Il s’agit là majoritairement de la norme prescriptive car l’ambiguïté ou l’imprécision véhiculée par le terme norme au singulier conduit ce dernier à être généralement interprété du côté de l’anomalie et de l’incorrect, et donc de la prescription, plutôt que du côté de l’irrégularité (Houdebine, 1999). Cependant, de nos jours, de plus en plus d’auteurs s’efforcent de différencier la norme et les normes.
Pour certains d’entre eux, la norme (ou même la Norme) ne peut en effet être que pres-criptive : il s’agit du modèle langagier de prestige valorisé et délibérément imposé afin d’assurer une unification linguistique sur un territoire donné. Les normes, au contraire, correspondent aux différents usages, variables dans le temps, d’une communauté lin-guistique ou, en d’autres termes, à ce que nous avons appelé jusqu’ici norme objective :
Distinguons les normes d’usage de la langue de la norme que la linguistique traditionnelle, héritière de la tradition grammaticale, prend pour objet. En forçant à peine le trait, quand on apprend une langue étrangère, on étudie la norme dans le cours de Langue, et les normes dans le cours de Civilisation [. . . ]. La norme s’oppose aux normes : elle concrétise en quelque sorte la vocation normative de la grammaire, jadis discipline scolaire d’abord préoccupée de la correction des textes écrits. La norme linguistique, identifiée à la langue et réductible à des règles, serait l’invariant de tous les usages attestés – voire possibles : d’où le projet chomskien de générer toutes les phrases grammaticales d’une langue. En revanche, les normes sont tout à la fois diverses dans l’espace et variables dans le temps (Rastier, 2007 : 3).
Il faut distinguer entre norme objective, observable, et norme subjective 4, système de valeurs historiquement situé. Dans le premier sens, lié à l’adjectif « normal », il renvoie à l’idée de fréquence ou de tendance, et il peut être utilisé au pluriel, au contraire du second sens, reflété par les termes « normatifs » ou « normé », conforme à l’usage valorisé (la Norme, qui a pu être dite fictive) (Gadet, 2007 : 28).
Nous voyons ici à nouveau que Gadet (2007) emploie le terme « norme subjective » pour référer à ce que nous dénommons, dans cette thèse, norme prescriptive.
L’organisation hiérarchisée de l’espace francophone renvoie ainsi à deux types de normes : les normes, correspondant aux pratiques plurielles des membres de cette communauté, et la Norme, engendrée par un sous-espace profitant d’une position privilégiée dans la structure spatiale de cette même communauté (Petitjean, 2011 : 147).
Pour d’autres auteurs, il existe forcément plusieurs normes, selon les niveaux sociolin-guistiques et les circonstances de la communication, parmi lesquelles la norme pres-criptive conserve tout de même un prestige certain (Maurais, 1983 : 1). Les différentes normes considérées permettent alors d’accomplir un grand nombre de fonctions com-municationnelles, que ce soit à l’oral ou à l’écrit : La variation linguistique étant fonction à la fois du niveau social, de la circonstance de la communication et de l’endroit, la question de la norme se pose avec d’autant plus d’acuité que s’accroît la diversification sociale d’une communauté ; on en arrive ainsi, dans les sociétés industrielles avancées à remplir un grand nombre de fonctions depuis la communication privée entre deux individus jusqu’à la communication d’informations scientifiques dans des publications hautement spécialisées ; d’une extrémité à l’autre de cette échelle, les exigences normatives varieront (Maurais, 1983 : 2).
Nous sommes consciente d’un emploi prédominant de notre part du terme norme au sin-gulier mais nous tenons à préciser que celui-ci ne traduit pas de notre part une volonté de référer uniquement à la norme prescriptive ou de minimiser le rôle et l’importance des différentes normes langagières. Nous ne souhaitons pas non plus être approxima-tive puisque « Dire « la norme », c’est confondre en un concept vague plusieurs forces en action dans le réglage des échanges langagiers » (Guespin, 1993 : 217). Selon nous, les normes sont multiples et variées et dépendent, en effet, de la diversité et des circons-tances des situations de communication. L’emploi de norme au singulier nous permet de référer à la notion de norme linguistique dans son ensemble, tout en prenant en compte sa polysémie et son ambivalence. C’est pourquoi nous avons choisi, dans notre titre Norme(s) et usage(s) langagiers », d’indiquer les formes plurielles de ces deux notions entre paranthèses.

Moyens de mise en œuvre de la norme prescriptive

Les moyens de mise en œuvre et de diffusion de la norme prescriptive sont variés mais les principaux sont connus de tous : il s’agit des manuels scolaires, grammaires et dictionnaires, sur lesquels sont basées la transmission et la prescription du « bon usage ». Ils offrent aux membres d’une communauté, depuis les bancs de l’école à l’apprentissage extra-scolaire pratiqué au quotidien, la possibilité d’accéder aux différentes « règles » de la langue (orthographe, sens, prononciation, emploi lexical ou grammatical d’un mot, etc.). La présentation de ces règles se fait principalement à travers des exemples qui ont pour rôle d’illustrer l’emploi bien formé d’un fait linguistique (voir 3.2.2). Les grammaires, dictionnaires et autres « outils » de diffusion de la norme prescriptive peuvent ainsi être considérés comme des « reflets » de celle-ci, puisque basés sur des exemples, mais certains peuvent cependant s’y substituer.
C’est le cas, par exemple, du dictionnaire qui, par l’attribution à certains termes d’une marque subjective d’appartenance sociale ou de situation de communication, constitue un jugement de valeur explicite en apportant l’information métalinguistique du juge-ment social, et peut ainsi contribuer à l’édification d’une norme (Maurais, 1983 : 13). Ainsi, l’« étiquette » pop. (populaire) sert à « qualifier un mot ou un sens courant dans la langue parlée des milieux populaires [. . . ] qui ne s’emploierait pas dans un milieu social élevé » (Le nouveau petit Robert de la langue française, 2009) et doit être distinguée de fam. (familier) qui « concerne la situation de discours et non l’appartenance sociale » (ibid.). Par ailleurs, la seule présence ou absence d’un terme dans le dictionnaire consti-tue généralement la preuve pour la communauté linguistique d’un usage authentique et correct ou, au contraire, d’un usage inexact, autrement dit conforme ou pas à la norme. Les attitudes et pratiques prescriptives auxquelles sont confrontées les communautés lin-guistiques depuis des générations participent ainsi à leur acceptation et reconnaissance d’une norme de prestige et les poussent à considérer les dictionnaires, grammaires et manuels scolaires comme « porteurs » de cette norme :
The attitudes of linguists (professional scholars of language) have little or no effect on the general public, who continue to look to dictionaries, grammars and handbooks as authorities on ‘correct’ usage. If, for example, lexicographers (dictionary-makers) attempt to remove all traces of value-judgement from their work and refuse to label particular usages (such as ain’t) as ‘colloquial’ and others as ‘slang’, there is likely to be a public outcry. This was notoriously the case when Webster’s Third New International Dictionary appeared in the USA in 1961 […]. Its failure to provide such evaluations of usage was described by one critic as ‘a scandal and a disaster’ […] (Milroy & Milroy, 1991 : 6).
On retrouve là l’ambiguïté des pratiques normatives car, selon le dictionnaire ou manuel consulté, le fait linguistique présenté peut tout autant correspondre à la norme prescrite par le dictionnaire – ou l’institution qui en est à l’origine – qu’aux usages courants. En effet, le dictionnaire moderne, dont la tendance est, certes, de refléter les jugements et maintenir les prescriptions (Maurais, 1983 : 13), se veut également le reflet des usages de la communauté linguistique car son contenu dépend aussi de l’acceptation et des pratiques des usagers :
Le maintien d’un mot dans la nomenclature des dictionnaires ne garantit pas pour autant sa survivance ; il lui assure seulement un certain statut dans le lexique de la langue. L’installation d’un mot nouveau est aussi le fait de la communauté. La création lexicale individuelle n’a d’existence que par sa diffusion dans la masse parlante. Celle-ci peut seconder le novateur ou ne pas lui faire écho (Guilbert, 1972 : 43-44).
On distingue à nouveau ici l’idée d’interdépendance entre les deux acceptions de la no-tion de norme : la norme, prescrite dans un but d’uniformité linguistique, ne peut pas im-poser aux membres d’une communauté linguistique des usages auxquels ils n’adhèrent pas. Elle se retrouve ainsi orientée par les usages oraux et écrits de la masse populaire alors que ces derniers sont « façonnés » et influencés par cette norme prescriptive et par les moyens employés pour sa mise en œuvre qui, quant à eux, relèvent majoritairement de l’écrit.

Pratiques normatives et communication écrite

Les pratiques langagières imposées, ou pratiques normatives, résultent souvent d’une politique d’aménagement linguistique. Ce procédé d’aménagement, défini par Gambier (2000 : 47) comme la « définition et mise en œuvre de moyens pour implanter certains changements planifiés », concerne une grande variété de niveaux et de modes d’inter-vention, comme « par exemple élever ou modifier le statut d’une langue, donner un code écrit à un système qui en est dépourvu, simplifier une orthographe, adapter un lexique, etc. ». (ibid.). Quoi qu’il en soit, ces différents modes d’intervention ne concernent géné-ralement que l’écrit car il reste très difficile d’influer sur l’oral : « Les réticences à consi-dérer l’oral dans les plans d’aménagement [. . . ] reconnaissent de facto l’impossibilité d’agir sur les usages réels qu’est l’oral » (Gambier, 2000 : 46). Nous verrons néanmoins plus loin que la communication orale peut parfois être au cœur d’aménagements lin-guistiques planifiés et que certaines normes langagières – c’est le cas de celle dont il est question dans notre travail de recherche – peuvent être prévues pour influer sur des com-munications verbales (voir 1.1.1.3 et 2.2). Ces normes à visée orale sont toutefois rares et les différents aménagements linguistiques à l’origine des pratiques normatives visent évidemment un aménagement de l’écrit : « D’une manière, l’aménagement linguistique ici reproduit l’idéologie scolaire : l’accent est mis sur l’écrit, mode d’imposition d’une norme qui permet la distinction sociale » (ibid.).
L’écrit est le principal « porteur » de la norme en ce sens qu’il en est à la fois le reflet et le générateur. Les pratiques normatives sont, en effet, diffusées et intégrées par l’écrit de sorte qu’il représente la forme parachevée de la norme : « C’est dans la communi-cation écrite que la langue normée trouve sa réalisation la plus achevée » (Kaminker & Baggioni, 1980 : 62). Les locuteurs se tournent, nous l’avons vu, vers les outils de mise en œuvre et de diffusion de la norme par des textes écrits qu’ils considèrent comme autorité compétente : [The standard language] is also maintained through the inculcation of literacy, as the writing system is then held up as the model of ‘correctness’ […]. Thus, the writing system serves as one of the sources of prescriptive norms, and prescription becomes more intense after the language undergoes codification (as in eighteenth century England), because speakers then have access to dictionaries and grammar-books, which they regard as authorities. They tend to believe that the ‘language’ is enshrined in these books (however many mistakes and omissions there may be in them) rather than in the linguistic and communicative competence of the millions who use the language every day (Milroy & Milroy, 1991 : 27).
Pour Gadet (2007 : 46), c’est à travers l’écrit que les usagers se représentent leur langue car « la formation par l’écrit, lieu métalinguistique à peu près unique dans l’école fran-çaise, a pour effet que c’est la forme écrite qui en vient pour l’usager à matérialiser la langue » (ibid.). L’écrit est le mode le plus adapté pour mettre en œuvre la norme et l’appliquer : il est le lieu essentiel où a porté le choix d’imposition de la norme (Gadet, 2007 : 45). Il apparaît ainsi « plus homogène que l’oral, où le foisonnement variationnel peut difficilement être jugulé, ce qui réaffirme l’opposition convenue entre écrit normé et oral instable » (ibid.).
L’oral est, en effet, souvent synonyme, à tort ou à raison, de « variations », voire de « déviations » du fait des formes multiples qu’il peut prendre. Il existe, en effet, des langues orales (Bellenger, 1979 : 4) résultant de facteurs de nature variée :
[…] there is much greater variability in speech than there is in written language. This vari-ability can be traced, or described, in at least three dimensions: geographical, social and situ-ational. Spoken language varies regionally, it varies according to social grouping of speakers, and it varies in the speech of individuals according to the situational contexts in which they find themselves from time to time (Milroy & Milroy, 1991 : 55).
De plus, la caractéristique principale du langage oral est d’être spontané car il se construit simultanément avec la pensée : « Son essence même est la spontanéité, une spontanéité qui se moque parfois des contraintes normatives de l’écrit » (ibid.). L’oral offre ainsi une autre image de la langue à laquelle les contraintes de la norme sont moins sensibles (Cappeau, 2010 : 121). Il est davantage propice à la créativité langagière qui se trouve, pour beaucoup, à l’origine de l’évolution de la norme ou de la création de règles nou-velles.

Table des matières

i contexte de l’étude : enjeux théoriques et applications 
1 cadre linguistique de l’étude 
1.1 Norme(s) et usage(s)
1.1.1 La notion de norme : entre prescription et description
1.1.1.1 Définitions et généralités
1.1.1.2 La norme d’un point de vue linguistique
1.1.1.3 Complexité de la norme linguistique
1.1.1.4 Norme et normes
1.1.1.5 Moyens de mise en oeuvre de la norme prescriptive
1.1.1.6 Pratiques normatives et communication écrite
1.1.1.7 Règles nouvelles et créativités langagières
1.1.2 Normalisation, standardisation et normaison
1.1.2.1 Normalisation et standardisation
1.1.2.2 Normalisation et normaison
1.1.3 Normalisation langagière et organismes
1.1.3.1 Normalisation et documentation
1.1.3.2 Normalisation et sécurité langagière
1.2 Langages spécialisés
1.2.1 Les langues spécialisées, de spécialité ou LSP
1.2.2 Les sous-langages
1.2.3 Les langues contrôlées
1.2.4 Les langages opératifs
1.3 Risque, travail et communication
1.3.1 La notion de risque
1.3.2 Le risque langagier
2 le domaine d’application de l’étude 
2.1 Le contrôle de la navigation aérienne
2.1.1 L’espace aérien contrôlé
2.1.2 Les trois catégories de contrôle
2.1.3 Le contrôleur de la navigation aérienne et ses activités
2.1.4 Les communications sol-bord
2.2 La phraséologie, norme langagière du contrôle aérien
2.2.1 Historique d’une normalisation
2.2.2 Procédures et caractéristiques de la phraséologie
2.2.2.1 Ordre de priorité et catégories de messages
2.2.2.2 Procédures d’épellation des lettres
2.2.2.3 Procédures d’énonciation des chiffres et des nombres
2.2.2.4 Composition des messages
2.2.2.5 Règles concernant les clairances
2.2.2.6 Les expressions conventionnelles
2.2.2.7 La phraséologie proprement dite
2.2.3 Problèmes liés à l’emploi de la phraséologie
2.3 La notion de plain language
2.3.1 Origine du terme
2.3.2 Apparition du terme dans le domaine de l’aviation
2.3.3 Définition du plain language dans l’aviation
2.3.4 Problèmes relatifs à la notion de plain language
ii les corpus de l’étude 
3 corpus de référence et corpus d’usages 
3.1 Choix méthodologiques
3.1.1 Caractéristiques nécessaires aux corpus de notre étude
3.1.1.1 Pré-requis pour le corpus de référence
3.1.1.2 Pré-requis pour le corpus d’usages réels
3.1.2 Inventaire des corpus de communications sol-bord
3.1.2.1 Les communications sol-bord sur le web
3.1.2.2 Les corpus de communications sol-bord existants
3.2 Constitution du corpus de référence
3.2.1 Les manuels de phraséologie
3.2.2 Les exemples et leur statut
3.3 Constitution du corpus d’usages réels
3.3.1 Collecte des données primaires
3.3.2 Protocole de transcription orthographique des données
3.3.2.1 Présentation générale du texte transcrit
3.3.2.2 Typographie
3.3.2.3 Disfluences
3.3.2.4 Passages inaudibles et incompréhensions
3.3.2.5 Aspects para-verbaux
3.3.3 Difficultés rencontrées et validation des données
4 prétraitement des données 
4.1 Taille et nature des données brutes
4.1.1 Taille des corpus
4.1.2 Tours de parole dans les deux corpus
4.1.3 Tournures syntaxiques dans les deux corpus
4.1.4 Participants aux communications
4.2 Nettoyage des données
4.2.1 Standardisation des données
4.2.2 Exclusion de certaines formes lexicales
4.3 Taille, nature et annotation manuelle des données affinées
4.3.1 Taille des corpus affinés
4.3.2 Catégorisation grammaticale du lexique des deux corpus
4.3.3 Différences de distribution dans les deux corpus
iii analyse comparative des deux corpus 
5 analyse comparative du lexique des deux corpus 
5.1 Les pronoms
5.1.1 Choix de classification
5.1.2 Pronoms de première et de deuxième personnes
5.1.2.1 You et I dans la phraséologie
5.1.2.2 You, we et I dans les usages
5.2 Les interjections
5.2.1 Choix de classification
5.2.2 Les interjections d’un point de vue quantitatif
5.2.2.1 Interjections spécifiques au domaine du contrôle aérien
5.2.2.2 Marqueurs de salutation et de politesse
5.3 Les verbes
5.3.1 Les verbes d’un point de vue quantitatif
5.3.2 Classification sémantique des verbes
5.3.2.1 Les verbes de déplacement
5.3.2.2 Les verbes de communication
6 mise en oeuvre de la phraseologie dans les communications solbord
6.1 Variations lexicales
6.1.1 Non-effacement d’un constituant omis par la phraséologie
6.1.1.1 Non-effacement anodin
6.1.1.2 Non-effacement problématique
6.1.2 Omission d’un constituant nécessaire dans la phraséologie
6.1.2.1 Effacement du nom decimal
6.1.2.2 Effacement du pronom I devant call back
6.1.3 Adjonction d’un élément non prévu par la phraséologie
6.1.3.1 Adjonction de la forme verbale reaching
6.1.3.2 Adjonction du nom heading
6.2 Variations sémantiques
6.2.1 Cas de polysémie : le verbe report
6.2.2 Cas de synonymie dans les verbes de communication
6.2.2.1 Les verbes report, say et advise
6.2.2.2 Les verbes call et contact
6.2.2.3 Les collocations pass your message et go ahead
6.3 Variations syntaxiques et discursives
6.3.1 Non-recours à la nominalisation déverbale
6.3.1.1 Emplois du verbe start
6.3.1.2 Emplois du verbe take off
6.3.2 Recours à la modalité
6.3.2.1 Changement de tournures syntaxiques
6.3.2.2 Les auxiliaires modaux
conclusion et perspectives 
bibliographie (alphabétique)
bibliographie (thématique)
index des auteurs
index thématique
annexes (voir volume 2)

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