Relations sulfates/carbonates pendant la diagenèse des sédiments marins
Interprétation des résultats sur les phases diagénétiques
Ordre d’apparition des phases
En se basant sur les relations texturales, les isotopes stables, la composition chimique des phases et les études pétrographiques et microthermométriques sur inclusions fluides, nous pouvons définir l’ordre et les conditions d’apparition des différents minéraux lors de l’enfouissement des sédiments fins du delta (Figure 2.28). Les phases impliquées sont majoritairement des sulfates et des carbonates : (i) Précipitation précoce de pyrite qui apparaît sous différentes textures : framboïdale, sous forme de nodules ou de plaquage autour de bioturbations ainsi que sous la forme de cristaux automorphes ou sub-automorphes en remplissage de cavités dans des gastropodes ou des foraminifères. (ii) Formation de calcite inorganique intragranulaire (C1) remplaçant les parois d’aragonite ou de calcite biogénique de microorganismes à test calcaire. Les signatures chimiques de ces calcites sont différentes de celles des carbonates apparus plus tard lors de l’enfouissement. (iii) Première génération de dolomites (D1) dans les marnes (automorphes) ou en tant que ciment principal des concrétions (automorphe ou subautomorphe), à des températures inférieures à 40°C. La première phase de dolomitisation peut être synchrone avec la recristallisation des carbonates biogéniques. (iv) Recristallisation de la matrice micritique des marnes en microsparite secondaire (C2a) durant une ou plusieurs phases tectoniques, durant lesquelles se mettent également en place des fractures tectoniques remplies de calcite C2b, dans des sédiments déjà lithifiés. (v) Croissance des barytines tabulaires ou prismatiques millimétriques à centimétriques dans les conduits de bioturbations, à l’intérieur de concrétions. Des baguettes de barytine émergeant des cristaux massifs sont également observées. La formation des barytines a pu démarrer avant ou pendant la précipitation des ciments C2, mais leur présence dans un seul type de structures (conduits) ne permet pas de le préciser. (vi) Générations D2 et D3 de dolomites issues ou non de la recristallisation des dolomites D1, dans les conduits à barytines des concrétions ou rarement dans les marnes. Les rhomboèdres de dolomite peuvent avoir une face incomplètement développée contre les barytines automorphes, ce qui montre qu’ils sont postérieurs à la croissance des barytines. Le ciment dolomitique D3, dont la composition se rapproche de l’ankérite, peut également avoir comblé des cavités de tests de foraminifères ou petite gastéropodes. La précipitation de ces phases est peut-être synchrone des dernières étapes de la croissance des concrétions (section 3.5). La génération D4 apparaît par la suite, sans que les relations texturales ne permettent de préciser à quel moment par rapport aux sulfatess et calcites C3. (vii) Croissance d’une première génération de célestines fibreuses (Cél 1) dans les conduits, observée très rarement et uniquement à El Senal. Les célestines de fractures tectoniques sont peut-être associées en partie à cette génération. (viii) Ouverture des fractures septariennes dans plusieurs concrétions. Des barytines et célestines Cél 1 sont déplacées et/ou fracturées (El Senal). (ix) Précipitation des calcites rousses riches en Fe (C3) dans les conduits de petites concrétions cylindriques, dans les fractures septariennes ou en remplacement de dolomite dans des conduits à barytines tabulaires (dédolomitisation) (x) Mise en place des célestines subautomorphes centimétriques (Cél 2) à des températures similaires, dans les vides résiduels des fractures septariennes, conduits de petites concrétions tubulaires et en comblement de porosité dans les concrétions (baguettes), mais également dans des fractures tectoniques et autour de gastropodes. (xi) Les dernières générations de ciment calcitique (C4) remplacent partiellement tous les sulfates et carbonates précédents durant la télogenèse et l’altération récente.
Conditions de précipitation des pyrites
Le mécanisme le plus simple expliquant la formation précoce des pyrites est l’influence de la réduction bactérienne des sulfates lors des premiers mètres d’enfouissement, comme cela est observé dans la majorité des sédiments marins contenant de la matière organique réactive (Goldhaber, 2002). Une étude des valeurs isotopiques du soufre, qui est fractionné par les processus bactériens, permettrait de confirmer cette origine.
Conditions de précipitation des dolomites
L’interprétation basée sur la seule étude des concrétions de Biñas d’Ena n’apparaît pas fondamentalement modifiée par l’étude des autres champs. Ainsi, les concrétions décrites dans toute la zone d’étude sont parallèles aux couches penchées par la croissance synsédimentaire de l’anticlinal de Boltaña au Lutétien, confirmant qu’elles se sont toute formées de manière précoce. La majorité des concrétions sont ovoïdes, ce qui est en accord avec le modèle « classique » de formation des concrétions dans les sédiments fins (Coleman, 1993 ; Seilacher, 2001) et permet de questionner le rôle de la circulation des fluides interstitiels sur la croissance des concrétions, déduit de la seule observation de Biñas d’Ena. La présence fréquente de conduits à barytines dans les concrétions montre que les bioturbations ont bien une influence majeure sur la dolomitisation. La majorité de la matrice dolomitique est faite de dolomite D1 qui a précipité dans les porosités des marnes ou a remplacé les carbonates présents initialement, et qui enregistre une fenêtre de températures de précipitation de seulement 20°C. Les dolomites D2 et D3, trouvées principalement dans les conduits à barytines tabulaires, sont postérieures et enrichies en Fe ce qui suppose une formation dans un environnement de plus en plus réducteur au cours de l’enfouissement (Hendry, 2002). La précocité de formation des concrétions est confirmée par les analyses isotopiques. Les valeurs de δ 13C varient de -14,2 à +9‰, mais la majorité des valeurs sont positives. La moyenne des mesures, égale à +1,9‰, laisse supposer que la dolomitisation a eu lieu en zone de méthanogenèse avec un signal tamponné par les carbonates d’origine marine (Mozley et Burns, 1993), déjà présents en quantité dans les marnes. Les valeurs de δ 18O (-4,4 à 0‰) indiquent des températures de 27 à 52°C en considérant une source marine. Les mesures réalisées sur des transects cœur-bord montrent une baisse du δ 18O (hausse de la température) vers l’extérieur des concrétions, en accord avec les observations faites sur de nombreuses concrétions carbonatées (Mozley et Burns, 1993 ; Mozley, 1996) et pourrait indiquer une croissance progressive durant l’enfouissement ou la prépondérance de ciments tardifs à l’extérieur des concrétions (Mozley, 1996; voir section 3.5). La valeur très négative en δ 13C de -14,2‰, trouvée dans une concrétion de Biñas d’Ena, est accompagnée de la valeur la plus basse en δ 18O (-4,4‰), ce qui correspond à une température enregistrée égale à 52°C. Plusieurs sources du carbone peuvent expliquer une telle valeur : dolomitisation à partir d’alcalinité issue de la remontée de fluides plus profonds et liée à la décarboxylation de la matière organique (qui a lieu à des températures supérieures à 70°C), de méthane ou de l’alcalinité produite par la réduction des sulfates. Le caractère isolé de la mesure ne permet pas d’expliquer ces valeurs.
Conditions de précipitation des calcites
Ciment C1
Le premier ciment de calcite à apparaître (C1) témoigne de la recristallisation de carbonates biogéniques en calcite inorganique au cours de la diagenèse, ce qui est un phénomène couramment décrit dans les sédiments marins (e.g., Helz and Holland, 1965; Katz et al., 1972; Gieskes, 1975; Sayles and Manheim, 1975 ; Baker et al., 1982 ; Elderfield and Gieskes, 1982; Gieskes, 1983; Stout, 1985; Elderfield, 1986; Gieskes et al., 1986 ). La recristallisation résulte d’une solubilité des carbonates biogéniques (calcite magnésienne, aragonite plus élevée que celle de la calcite inorganique (Tribble et al., 1995 ; Morse et al., 2007). La recristallisation opère dès les premiers mètres d’enfouissement (e.g., Morse et al., 1985; Morse et MacKenzie, 1990; Walter et Burton, 1990; Tribble, 1993). Dans les sédiments prélevés durant les programmes ODP, la disparition de l’aragonite est ainsi généralement achevée dans les premières centaines de mètres. Ces indications supposent que le ciment C1 s’est formé rapidement durant l’enfouissement à partir d’eaux interstitielles probablement d’origine marine, et que les éléments de matrice micritique résultant de l’accumulation de carbonates biogéniques ont probablement aussi été recristallisés.
Ciments C2a et C2b
Cette recristallisation a été en partie occultée par la formation des ciments de calcite C2. La présence de ciments ayant des signatures isotopiques similaires dans les marnes et dans les fractures tectoniques montre que les ciments C2a et C2b se sont formés tous les deux lors de plusieurs évènements tectoniques associés à la mise en place des chevauchements dans le bassin d’Ainsa. Les orientations des fibres de calcite sont conformes à la vergence des chevauchements à l’Éocène (NS) et à la croissance de l’anticlinal de Boltaña (EW). La présence des fibres tectoniques indique que les sédiments étaient déjà au moins partiellement lithifiés lors des mouvements cisaillants. Les valeurs de δ 13C sont compatibles avec les valeurs des carbonates marins Éocènes (- 0,3 à +2,8‰ ; Shackleton and Kennett, 1975; Veizer and Hoefs, 1976; Hudson and Anderson, 1989) ce qui indique que l’alcalinité carbonatée nécessaire à la précipitation des ciments été fournie par la dissolution des carbonates préexistants dans les sédiments, en accord avec la recristallisation de la matrice des marnes en ciment C2a. Les isotopes de l’oxygène indiquent des températures de précipitation allant de 43 à 53°C, ce qui est identique ou légèrement plus élevé que les températures calculées pour la dolomite D1. Les données d’inclusions fluides dans les ciments C2b montrent que l’évènement tectonique est allé de pair avec la circulation de saumures ayant des salinités pouvant atteindre 90‰. Il est envisagé que les mouvements tectoniques aient contraint la migration de saumures dans la partie nord-ouest du delta. Des études du résidu sec des inclusions permettraient de voir si les fluides sont riches en sulfates afin d’établir un éventuel lien génétique avec les fluides ayant provoqué la précipitation des sulfates.
Ciments C3a et C3b
Les calcites rousses C3 trouvées dans tous les champs présentent des caractéristiques de composition et des valeurs isotopiques communes qui les distinguent des ciments C1 et C2, en particulier par leur richesse en Fe (corrélé aux teneurs en Mg et Mn) et leur faible valeur de δ 18O. Dans l’étude préliminaire (publication 1), nous avions considéré que ces valeurs de δ 18O pouvaient s’expliquer par l’influence d’eaux météoriques. Les analyses effectuées dans les autres champs permettent de nuancer cette première interprétation. En effet, les températures calculées sur les ciments C2a et C2b (37 à 47°C), qui sont apparus avant les ciments C3 à partir de saumures, se placent juste en-dessous des températures obtenues pour les calcites rousses (54 à 64°C) si un fluide de signal isotopique marin (δ 18O = 0‰ V-SMOW) est considéré comme source. Ces températures sont parfaitement concordantes avec celles déduites de la pétrographie des inclusions fluides dans les barytines (<50°C), apparues avant, et les célestines centimétriques (Cél 2 ; 50-70°C), formées après les calcites C3. La teneur élevée des calcites en Fe est compatible avec un environnement réducteur ayant permis la libération de Fe2+ dans les eaux interstitielles et son incorporation dans leur réseau cristallin (James et Choquette, 1990 ; Hendry, 2002). Elle ne peut pas être considérée comme un critère discriminant entre une source marine ou météorique des fluides, car les calcites précipitant en zone météorique phréatique et durant la diagenèse d’enfouissement peuvent être riches en Fe tant qu’une source en Fe est disponible (James et Choquette, 1990). Des eaux de salinité variable (de 7,4 à 64‰) ont été enregistrées dans des inclusions secondaires des sulfates, ce qui montre que des eaux météoriques ont circulé dans les séries marneuses étudiées. Au final, si des fluides de salinité plus importante sont désormais privilégiés pour expliquer la présence des calcites C3, seules les analyses de la salinité d’inclusions fluides primaires pourraient nous le confirmer, mais des inclusions exploitables restent à découvrir.
Conditions de précipitation des sulfates
Source des sulfates
Lors de l’étude détaillée de l’affleurement de Biñas d’Ena (publication 1), nous avons montré que le problème majeur pour expliquer la présence de la barytine et de la célestine est l’origine des sulfates, car la réduction du sulfate a fait baisser sa concentration dans l’eau interstitielle avant la formation des minéraux sulfatés. La présence de célestine et les barytines impliquent que des eaux dont la concentration en sulfate n’a pas été consommée par l’oxydation de la matière organique aient par la suite circulé dans les marnes et les concrétions. Les valeurs modales de Tfg (-2,3°C) dans les inclusions fluides indiquent que les deux sulfates ont probablement précipité à partir d’eaux interstitielles ayant une salinité proche de l’eau de mer, mais ne donnent pas d’indices supplémentaires sur l’origine des sulfates. Les mesures d’isotope du soufre (δ 34S = 20,6 à 24,8‰) peuvent indiquer une source marine directe Éocène à Pliocène en se basant sur les courbes de variations temporelles du δ 34S marin de Paytan et al. (1998) (Figure 2.29B) et en considérant un fractionnement isotopique entre l’eau de mer et la barytine inférieur à +0,4‰ (Paytan et al., op.cit.). Nous considérons que cette valeur de fractionnement s’applique également à la célestine. Deux valeurs de célestine (23 et 24,8‰) et trois valeurs de barytine (24 à 24,3‰) sont trop élevées pour provenir directement d’eau de mer Éocène à Pliocène. Elles peuvent être expliquées par (i) des phénomènes de fractionnement isotopique des sulfates dissous associés à la réduction bactérienne du sulfate (e.g., Golhaber, 2002), comme avancé par Travé et al. (1997) pour expliquer les δ 34S légèrement élevés des célestines décrites au nord-est du bassin d’Ainsa, ou (ii) une source Triasique des sulfates (évaporites), d’après les données de Kampshulte et Strauss (2004) (Figure 2.29A). En effet, les valeurs de δ 34S du Trias moyen et supérieur varient de 21,5 à 15,9‰ pour les mesures effectuées sur des sulfates se substituant dans des calcites (SSS) et de 25,8 à 13,4‰ dans les mesures effectuées directement sur des évaporites. Les valeurs supérieures à 20‰ sont retrouvées à des âges absolus de 240-235Ma, correspondant au Trias moyen.
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