Estimations du mélange vertical le long de sections
hydrologiques en Atlantique Nord
Circulation abyssale
Le chauffage de la Terre par le Soleil n’est pas uniforme : il est maximum aux régions équatoriales et réduit au niveau des pôles. Ce réchauffement différentiel donne naissance aux vents et produit un flux de chaleur méridien dans l’océan. Au niveau régional les flux d’évaporation et de précipitations ainsi que les vents viennent forcer la surface des océans. Dans les zones polaires les déperditions de chaleur et les vents violents refroidissent les eaux de surface qui deviennent alors plus denses. La colonne d’eau peut être rendue instable et un flux de masse vers le fond se met en place. Ce mécanisme décrit la formation des eaux profondes qui a lieu principalement dans les Mers du Labrador et du Groenland dans la zone Arctique, et dans les Mers de Weddell et de Ross dans la zone Antarctique. Les eaux denses ainsi formées plongent puis cheminent à travers les différents bassins océaniques sous l’influence des gradients de pression générés par les différences de densité (Stommel & Arons, 1960a,b; Stommel, 1961). La circulation de ces eaux est contrainte par la bathymétrie et au fond de l’océan les échanges entre les bassins se réalisent au niveau des passages profonds et des zones de fracture (Passage de Drake, seuil Island-Ecosse, détroit du Danemark, zone de fracture Romanche). Les eaux profondes remontent ensuite progressivement dans l’ensemble des bassins océaniques tout en se réchauffant à l’aide du mélange diapycnal qui permet d’augmenter l’énergie potentielle de la colonne d’eau. Ce mélange requiert un apport d’énergie mécanique, qui est fourni principalement par le vent, mais aussi par la marée. La circulation globale qui résulte de ces mécanismes est appelée Circulation Méridienne de Retournement ou MOC (Meridional Overturning Circulation). On représente sur la Fig. 2 une partie de la MOC en Atlantique Nord, à travers la section hydrologique Ovide sur laquelle va se baser notre étude. La MOC contribue au même titre que la circulation de l’atmosphère à l’équilibre thermique de la planète en redistribuant la quantité de chaleur emmagasinée par l’océan à l’échelle du globe. 11 Introduction Figure 1 – Schéma de la Cellule Méridienne de Retournement à travers la section Ovide.
Importance du mélange dans l’océan
Sandström (1908) envisagea le cas d’une circulation où la source de chaleur serait située à une profondeur plus faible que la source froide. Il démontra que ce cycle n’est pas moteur et qu’une autre source d’énergie est nécessaire pour qu’une circulation méridienne significative se mette en place. Ce résultat est à l’origine de son thèorème : « Une circulation fermée en état stationnaire ne peut être maintenue dans l’océan que si la source chaude est située à une profondeur plus basse que la source froide. » L’océan est chauffé sur un géopotentiel plus haut que celui sur lequel il est refroidi (différence de 1m entre la surface de l’océan à l’équateur et celle des pôles due à l’expansion thermique Huang (1999)) et d’après le théorème de Sandström un autre mécanisme doit alors exister pour expliquer que la MOC se maintienne de manière stable (le mélange par exemple). A partir d’une modélisation simplifiée de la circulation dans un bassin idéalisé, Bryan (1987) montra la sensibilité de l’intensité de la MOC à l’amplitude du mélange vertical (Fig. 2). Cette circulation explique une fraction significative du transport méridien de chaleur par l’océan vers les hautes latitudes. Puisque le mélange diapycnal influence fortement l’intensité de la MOC, il est alors fondamental de déterminer son amplitude dans l’océan pour mieux comprendre et prévoir le climat. 12 Introduction Figure 2 – Intensité de la MOC en fonction de la diffusion diapycnale (figure tirée de Bryan (1987)).
Variabilité spatiale du mélange
Munk (1966) estime la formation des eaux profondes à un total d’environ 30 Sv entre les deux hémisphères du globe (1Sv = 1 Sverdrup = 106m3/s). Il considère que la circulation est en équilibre stationnaire entre advection et diffusion verticale, tel que : w ∂T ∂z = K ∂ 2T ∂z 2 (1) où w est la composante verticale de la vitesse, T la température, ∂/∂z l’opérateur de dérivée verticale et K le coefficient de diffusion. En prenant une valeur de K moyenne dans tout l’océan, il estime qu’une valeur de diffusion KMunk ∼ 10−4m2/s est nécessaire pour permettre de remonter les 30 Sv d’eaux profondes qui ont été formées sans changer la stratification en température. Cette valeur de diffusion est près de 1000 fois supérieure à la valeur de diffusion 13 Introduction moléculaire (Kmolec. ∼ 10−7m2/s). Les études de Ledwell & Watson (1991) et Ledwell et al. (1993) montrent par des mesures que les valeurs de diffusion sont plutôt proches de 10−5m2/s en plein océan. Cette valeur est trop faible pour maintenir la stratification de l’océan telle qu’on l’observe. Cela suppose que le mélange diapycnal doit avoir une variabilité spatiale importante et que des valeurs intenses sont localisés au niveau de zones particulières (les topographies par exemple). La variabilité spatiale du mélange est confirmée par les estimations de Polzin et al. (1997) et les observations de Ledwell et al. (2000) dans le bassin du Brésil. Les auteurs montrent que le mélange est intensifié au niveau des reliefs topographiques de la dorsale médio-Atlantique. Ils confirment les valeurs faibles de diffusion de l’ordre de 1 × 10−5m2/s en plein océan et montrent des intensifications proches de 1 × 10−3m2/s au niveau de la bathymétrie (Fig. 3). Figure 3 – Estimations de diffusion verticale K à partir de mesures de micro-structure dans le bassin du Brésil (figure tirée de Polzin et al. (1997)).
Rôle des ondes internes
Le mélange diapycnal tient son origine dans l’énergie mécanique principalement fournie par le vent et la marée. Munk & Wunsch (1998) estiment qu’un total de 2.1 TW (terawatt) est nécessaire pour faire remonter en surface les 30 Sv d’eaux profondes qui ont été formées. L’apport net de la marée est estimée à environ 1 TW : 3.5 TW sont disponibles mais 2.5 TW sont dissipés par frottement au niveau des plateaux continentaux et ne participent pas au mélange. L’apport du vent est estimé à environ 1 TW, bouclant ainsi le budget d’énergie nécessaire. Ces estimations comportent des barres d’erreurs du même ordre que leur valeur, et elles doivent être considérées avec précautions. On représente l’ensemble des bilans d’énergie estimés par Munk & Wunsch (1998) sur la Fig. 4. Figure 4 – Synthèse des bilans d’énergie des forçages à l’origine du mélange diapycnal (figure tirée de Munk & Wunsch (1998)). 15 Introduction L’océan est forcé par le vent et la marée sur des échelles spatiales de l’ordre du millier à la dizaine de kilomètres et à des échelles temporelles de l’ordre de la journée. En contraste avec ces grandes échelles du forçage, le mélange a lieu dans l’océan aux échelles spatiales de la fine-structure et de la micro-structure, de l’ordre de la dizaine de mètres jusqu’au centimètre. Des processus intermédiaires doivent être présents pour transférer l’énergie des forçages aux grandes échelles vers les fines échelles du mélange et de la dissipation. Ce rôle est notamment tenu par les ondes internes dans l’océan. Leur dynamique couvre une large bande de fréquences, de la fréquence inertielle jusqu’à la fréquence de Brünt-Väïsälä et leurs échelles verticales sont de l’ordre de la centaine de mètres jusqu’au mètre. Nansen (1902) fut le premier à les observer dans l’océan. A la fin des années 1960 et au début des années 1970 de nombreuses observations permirent d’élaborer une théorie du champ d’ondes internes et de leurs interactions dans l’océan. Des mesures temporelles réalisées sur le Site D au large de Woods Hole ainsi qu’au niveau de la plaine abyssale dans le sud-est des Bermudes (IWEX experiment) montrèrent un continuum d’énergie dans la bande de fréquences des ondes depuis f jusqu’à N. L’idée de l’universalité de cette distribution spectrale fît son apparition lorsque des jeux de données recueillis en différents endroits de l’océan confirmèrent cette même allure. Garret & Munk (1972) proposèrent alors un modèle du spectre de densité d’énergie des ondes internes océaniques et l’ajustèrent par rapport aux observations. Ce modèle est connu sous le nom de Modèle de Garrett et Munk et a servi de base pour élaborer des paramétrisations du transfert d’énergie des ondes internes vers la fine-structure. Ce sont sur les paramétrisations les plus récentes (Gregg, 1989; Gregg et al. , 2003; Kunze et al. , 2006) que va se baser notre étude du mélange turbulent dû aux ondes internes. Cette modélisation s’enracine dans la théorie des interactions entre triades d’ondes proposé par McComas & Bretherton (1977); McComas & Müller (1981b,a) et dans l’étude des échanges d’énergies entre les ondes lors de leur propagation dans l’océan (Henyey et al. , 1986).
Génération des ondes internes
La compréhension du transfert d’énergie à travers le champ d’ondes internes est complétée par des études récentes visant à comprendre les mécanismes de génération et de propagation des ondes internes dans l’océan. Les études de St. Laurent & Garrett (2002); St. Laurent et al. (2003) montrent que la marée joue un rôle important dans la génération des ondes au niveau des talus continentaux et plus généralement au niveau des topographies accidentées. Une revue de Garrett & Kunze (2007) rappelle que les ondes peuvent se propager loin de leurs sites de génération et qu’elles participent de manière importante à mélanger l’océan intérieur. De son côté l’énergie du vent contribue à mettre en place une circulation géostrophique qui peut à son tour générer des tourbillons. Les études de Polzin (2008, 2010) ainsi que la revue de Ferrari & Wunsch (2009) soulignent l’importance du champ de tourbillons de méso-échelle dans le transfert d’énergie vers les échelles du mélange car des couplages et des interactions peuvent avoir lieu avec le champ d’ondes internes. 16 Introduction Objet de la thèse Notre étude se base sur l’analyse des jeux de données de la campagne océanographique Ovide mise en place et réalisée par le Laboratoire de Physique des Océans (Ifremer / CNRS / IRD / UBO – Brest). Cette campagne consiste à réaliser une section hydrologique à travers le bassin Atlantique Nord-Est, depuis le Portugal jusqu’à la pointe Sud-Est du Groenland. La section est effectuée tous les deux ans depuis 2002, et en 2010 on dispose alors de 5 réalisations. Sa situation géographique permet de croiser les branches de surface et de fond de la MOC. La section intercepte les transports de chaleur vers les hautes latitudes par les différentes branches de surface de la dérive Nord-Atlantique, et le retour vers le sud des eaux profondes formées lors des convections hivernales dans le gyre subpolaire et les mers Nordiques. On dispose pour la campagne 2008 de mesures de dissipation qui vont constituer le coeur de notre étude. La variabilité spatiale du mélange verticale est encore mal connueUn des objectifs de la thèse est d’identifier les endroits le long de la section Ovide où le mélange est intensifié. Peu d’études ont été réalisées le long de sections hydrologiques répétées au même endroit à travers un bassin océanique et le large jeu de données recueilli au cours des 5 campagnes Ovide est alors un cadre très riche pour étudier le mélange dans l’océan. On va chercher à quantifier les valeurs de diffusion verticale le long des sections pour les comparer aux estimations de Munk (1966); Munk & Wunsch (1998) et aux observations de Polzin et al. (1997). Pour réaliser des estimations de mélange notre étude va se baser sur des paramétrisations récentes de la dissipation des ondes internes (Gregg, 1989; Gregg et al. , 2003; Kunze et al. , 2006). Une comparaison des différentes paramétrisations nous permettra d’évaluer leur performance vis à vis des observations indépendantes fournies par les mesures de micro-structure et on pourra proposer des améliorations ou des variantes possibles de ces méthodes. L’estimation systématique du mélange sur l’ensemble des réalisations de la campagne Ovide va nous permettre d’estimer la variabilité spatiale du mélange d’une réalisation à l’autre de la section. En plus des données Ovide, on dispose des observations de la campagne Fourex 1997 réalisée plus au sud le long de la dorsale médio-Atlantique, ce qui nous conduira à étudier les différences régionales du mélange. A la suite de cette étude du mélange associé aux ondes internes on s’intéressera à la fine-structure de l’océan à travers l’étude des échelles de Thorpe. Il s’agit d’inversions de densité dont la présence est une signature de la turbulence dans l’océan. Les échelles de Thorpe vont nous servir à estimer une dissipation que l’on comparera aux mesures du VMP et aux estimations basées sur l’étude du champ d’ondes internes. On pourra ainsi évaluer leur contribution au mélange de l’océan. La localisation des inversions de densité et du mélange nous permettra de proposer un lien vers des forçages de plus grande échelle présents au niveau régional. Dans cette perspective on étudiera dans une dernière partie les mécanismes possibles qui pourraient générer le mélange que l’on observe le long de la section Ovide. On s’attend à ce que les processus à l’oeuvre le long de la section soient multiples (marée, vent, tourbillons) et nous tenterons de localiser l’influence régionale de ces différents forçages.
Introduction |