Rôle de la lumière dans la coexistence des espèces
d’arbres de forêt tropicale humide
Différentiation des espèces en terme de tolérance à l’ombre
Hétérogénéité spatio-temporelle de la lumière en forêt tropicale humide
L’hétérogénéité environnementale des forêts tropicales humides s’exprime à différentes échelles. A l’échelle locale qui nous intéresse, une description multivariée de la structure spatiale des microhabitats réalisée en Guyane française a montré que la variabilité de l’environnement était aussi importante entre deux points distants de 30 cm qu’entre deux points distants de 20 m (Baraloto and Couteron 2010). Le grain de l’hétérogénéité des ressources et des conditions environnementales est donc très fin. En ce qui concerne la ressource lumineuse, les arbres de forêt tropicale sont soumis à une hétérogénéité tridimensionnelle. L’organisation spatiale d’un couvert forestier tropical crée un fort gradient vertical d’éclairement : le niveau d’énergie auquel un arbre a accès est donc conditionné par sa hauteur : seulement 1 à 5% du rayonnement solaire (Poorter 1999) parvient au niveau du sol. La croissance en hauteur va donc exposer les plantes à ce gradient vertical. La dynamique produite par l’ouverture de la canopée consécutive à la chute d’arbres (chablis) ou de branches (volis) se traduit par : • un gradient spatial horizontal : l’éclairement est de l’ordre de 10% du rayonnement incident dans un petit chablis et de 40% dans un grand chablis. Ce gradient horizontal décroît avec la hauteur. (Lieberman and Lieberman 1989) ont bien mis en évidence l’existence d’un continuum dans le niveau d’éclairement entre le sous-bois et le centre d’une trouée ; • des variations temporelles d’éclairement : la fermeture du couvert est un événement progressif et prédictible, signalé par une variation de la quantité et de la qualité de l’éclairement à laquelle échappent les espèces les plus compétitives. L’ouverture du couvert par volis ou chablis est au contraire aléatoire et imprévisible : en Guyane, sur la piste de St Elie, on estime qu’en moyenne chaque année, les chablis affectent environ 1% de la surface forestière (Riéra and Alexandre 1988), ce qui correspond en moyenne à 0,75 chablis/ha/an. 18 L’éclairement peut également fluctuer à une échelle temporelle et spatiale beaucoup plus fine du fait des tâches de soleil. Le grain de l’hétérogénéité de la lumière est donc très variable : il va de quelques cm2 à plusieurs dizaines ou centaines de m2 au niveau spatial et de quelques secondes à plusieurs années au niveau temporel
Compromis entre croissance à la lumière et survie à l’ombre : de la niche aux traits fonctionnels
La dynamique de la structure de la canopée permet la différentiation des espèces le long d’un axe de niche correspondant au gradient d’éclairement. La position des espèces sur cet axe de niche est souvent exprimée en termes de tempérament, de degré de tolérance à l’ombre ou de degré d’héliophilie. Le tempérament peut être quantifié de manière continue par des données de distribution relative des espèces le long du gradient lumineux (Poorter and Arets 2003, Vincent et al. 2011b) ou plus indirectement par des traits démographiques (Gourlet-Fleury et al. 2005). En effet la différentiation de niche se traduit par une réponse différentielle des espèces à l’éclairement et un compromis entre la croissance à la lumière et la survie à l’ombre. Ce compromis a fait l’objet de nombreux travaux empiriques et théoriques et constitue sans doute l’axe de variation de traits de vie le mieux établi en forêt tropicale (Grubb 1977, Davies 2001, Baraloto et al. 2005, Poorter et al. 2008, Wright et al. 2010). A une extrémité du trade-off se trouvent les espèces pionnières qui se régénèrent dans des trouées de taille suffisante, montrent une croissance rapide et sensible au degré d’éclairement, et meurent si elles sont ombragées. A l’autre extrémité, les espèces sciaphiles se caractérisent par des vitesses de croissance faibles, peu sensibles aux variations d’éclairement et une bonne survie à l’ombre. Entre les deux se trouvent un continuum de stratégies et d’espèces plus ou moins capables de se maintenir le long du gradient lumineux. Les espèces non-pionnières, c’est-à-dire les espèces intermédiaires et les espèces sciaphiles ont longtemps été regroupées sous le nom d’espèces tolérantes à l’ombre conduisant ainsi à une classification dichotomique des espèces d’arbres. Comme cela a été mentionné plus haut, le compromis croissance-mortalité n’a pas été validé pour des espèces intermédiaires en termes de tempérament. L’analyse de (Bloor and Grubb 2003) conduite sur les plantules de 15 espèces non-pionnières a conclu à l’absence de compromis. Plus récemment, les performances relatives des espèces le long du gradient lumineux ont été significativement corrélées à des traits biologiques (Walters and Reich 1999, Poorter and Bongers 2006, Sterck et al. 2006a). Ces traits, mesurables à l’échelle individuelle, sont nommés « traits de performance » s’ils influencent directement le fitness des individus et « traits fonctionnels » s’ils l’influencent indirectement via les traits de performance (Violle et al. 2007). L’analyse de la diversité des traits fonctionnels et de leurs covariations a permis des avancées significatives dans la caractérisation des axes de différentiation interspécifique le long des gradients environnementaux, prolongeant et généralisant les travaux de Grime (stratégies CSR (Grime 2001)). Les espèces tolérantes à l’ombre se caractérisent par une capacité photosynthétique plus faible, un bois plus dense et des feuilles de surface massique (LMA) plus grande et de durée de vie (LLS) 19 plus longue que les espèces pionnières (Reich et al. 2003). Dans un cadre d’analyse coût-bénéfice, le faible turnover des feuilles est interprété comme un retour sur l’investissement que représente la construction et la maintenance des feuilles dans un contexte de contrainte lumineuse où le bénéfice, à savoir le gain en carbone, se cumule lentement (Williams et al. 1989). Il peut également correspondre à une utilisation parcimonieuse des nutriments. La variation des traits associés au compromis croissance-survie correspond de façon plus générale à un compromis entre une acquisition rapide des ressources (forte teneur en azote massique et capacité photosynthétique, faible LMA, longue durée de vie des feuilles) et une conservation des nutriments (longue durée de vie des feuilles, fort LMA, faible teneur en azote massique et capacité photosynthétique). Ce compromis s’inscrit ainsi dans un schéma universel de gestion des ressources établi sur plus de 2500 espèces réparties dans différents biomes (Wright et al. 2004). Les co-variations LMA-durée de vie des feuilles constituent un axe majeur de diversité fonctionnelle des espèces (Westoby et al. 2002). Un fort LMA ne paraît pas avantageux pour les espèces de sous-bois dans la mesure où il augmente le coût de construction des feuilles. En revanche, il semble requis pour augmenter la résistance mécanique des feuilles. Une feuille est constituée d’une composante symplastique (contenu cellulaire) et d’une composante structurale (parois cellulaires) dont dépendent les propriétés mécaniques. Des études récentes (Lusk et al. 2010, Westbrook et al. 2011) ont montré que la fraction de parois cellulaire dans les feuilles et la force nécessaire à la perforation étaient plus corrélés au degré de tolérance à l’ombre et aux propriétés mécaniques foliaires que le LMA. Ces travaux permettent d’explorer la capacité des traits fonctionnels à prédire les performances des espèces (Herault et al. 2011, Aubry-Kientz et al. 2013) et leur sensibilité à l’ouverture de la canopée (Herault et al. 2010, Rüger et al. 2012), moteur potentiel de leur coexistence sous une hypothèse déterministe. La mise en relation des traits fonctionnels avec le tempérament des espèces permet de s’approcher des processus de coexistence (Sterck et al. 2011). Ainsi un nombre croissant de travaux s’intéresse à la capacité des traits fonctionnels à prédire la niche des espèces (Violle and Jiang 2009, Kearney et al. 2010). Cette relation a un double intérêt : • si les traits fonctionnels s’avèrent être des proxy fiables de la niche des espèces vis-à-vis de la ressource lumineuse, cela facilitera la caractérisation de la niche d’un grand nombre d’espèces; • cette relation traits-niche est requise pour inférer les processus de coexistence à partir de la distribution des traits fonctionnels au sein d’une communauté (Kraft et al. 2008, Hammond and Niklas 2009, Baraloto et al. 2012a, Adler et al. 2013, Swenson 2013).
Limites et enjeux
Bien que la pertinence d’une approche intégrative soit largement reconnue aujourd’hui (Wildova et al. 2007), la diversité fonctionnelle a principalement été caractérisée à l’échelle foliaire, sans doute parce qu’elle a intéressé davantage les écophysiologistes que les morphologistes des plantes. Dans la base de données mondiale TRY, les traits relatifs au houppier représentent 1.5% du nombre total de traits (39% pour les traits foliaires), 0.2% des données (32% pour les traits foliaires) et 20 concernent 60 espèces en moyenne (de 1 à 239 espèces) alors que les traits foliaires concernent 663 espèces en moyenne (de 1 à 16542 espèces). Les traits morphologiques relatifs aux branches ou au houppier sont souvent négligés au profit des traits foliaires alors qu’ils jouent un rôle déterminant dans le fonctionnement des arbres et en particulier dans l’acquisition de la ressource lumineuse. Par ailleurs la coordination des traits morphologiques avec les syndromes de traits foliaires a été rarement explorée jusqu’ici. Une telle analyse a été conduite récemment sur les traits du bois de 668 espèces d’arbres tropicaux et a montré qu’ils représentent un axe de différentation orthogonal à celui des traits foliaires (Baraloto et al. 2010). La contribution des traits foliaires au compromis croissance à la lumière-survie à l’ombre, s’élève à environ 50% de la variation des traits de performance ou traits de vie (Sterck et al. 2006a). L’intégration de traits définis à l’échelle des branches, du houppier et de la plante entière pourrait permettre de mieux comprendre les déterminants des performances relatives le long du gradient lumineux ou les relations complexes entre traits, performances et niche (Wright et al. 2010). Le compromis démographique entre la croissance à la lumière et la survie à l’ombre et les covariations traits-niche ont été décrits dans de nombreux travaux empiriques (Wright et al. 2003, Baraloto et al. 2005, Poorter et al. 2008). Néanmoins, ces études basées pour la plupart sur des corrélations intègrent systématiquement les espèces situées aux deux extrémités du gradient successionnel et ne permettent donc pas de tester la validité de ce compromis pour les espèces intermédiaires ni la capacité des traits fonctionnels à prédire des variations fines de tempérament. Ces espèces intermédiaires constituant la majorité des espèces (Welden et al. 1991, Wright et al. 2003), le principal argument des détracteurs de la théorie de la niche est que celle-ci ne permet pas de comprendre comment coexistent la majorité des espèces d’arbres de forêt tropicale (Hubbell 2005). Selon eux ces mécanismes déterministes sont trop faibles pour maintenir les niveaux d’alpha-diversité observés (Welden et al. 1991, Hubbell et al. 1999, Brokaw and Busing 2000). Les mécanismes proposés pour expliquer la coexistence des espèces se situent à l’échelle de l’espèce et s’appuient ou non sur l’existence de différences entre espèces. Un nombre croissant de travaux empiriques ou théoriques montre l’importance de considérer l’échelle individuelle. C’est en effet à l’échelle de l’individu que se jouent, entre autres, les processus de compétition pour les ressources et de sélection naturelle. Bien que des travaux aient montré que dans les bases de données à large échelle le degré de variation intraspécifique des traits fonctionnels était négligeable en regard de leur variation interspécifique (Wright et al. 2004), il n’est pas évident que cette variabilité intraspécifique soit négligeable lorsqu’on examine les espèces à une échelle géographique plus restreinte à laquelle la gamme de variation interspécifique est plus faible (Hulshof and Swenson 2009, Messier et al. 2010). Ainsi certains travaux suggèrent que la variabilité intraspécifique est un déterminant essentiel de la structure des communautés végétales (Pachepsky et al. 2007, Clark 2010). Les variations intraspécifiques de traits et de performances sont susceptibles de favoriser la coexistence des espèces en créant un recouvrement dans la distribution des performances individuelles des espèces (Clark et al. 2003a).(Clark 2010) défend l’idée que les variations interindividuelles de traits et de performances permettent aux espèces de se différencier en terme de réponse à l’environnement en dépit du fait qu’elles ne diffèrent pas en moyenne. Selon cet auteur, ignorer les 21 variations intraspécifiques de traits peut conduire à surestimer l’amplitude des variations interspécifiques, ce qui revient à dire que les variations intraspécifiques tendent à brouiller ou « neutraliser » les différences entre espèces. L’étude de (Jung et al. 2010) montre que la variabilité intraspécifique des traits fonctionnels influence la coexistence des espèces en leur permettant de passer le filtre des facteurs biotiques et abiotiques. (Paine et al. 2010) montrent que les analyses ignorant la variabilité intraspécifique des traits sous-estiment l’effet de ces filtres comparativement à une analyse qui les prend en considération. La prise en compte de la variation intraspécifique apparaît ainsi nécessaire dans la quantification des processus de filtrage environnemental et différentiation de niche qui s’appuient sur la distribution des valeurs moyennes de traits fonctionnels par espèce (Kraft et al. 2008). Le degré de variabilité intraspécifique varie selon le trait considéré, le signal environnemental, le stade ou l’âge des arbres, le génotype et donc l’espèce (Bloor and Grubb 2004, Albert et al. 2010)
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