Systèmes d’innovation et territoires : un jeu
d’interactions
À l’échelle de l’espace productif villageois
L‘« Afrique des greniers » décrite par Pourtier (21) illustre bien la conception prédominante de l‘organisation de l‘espace et des activités en Afrique « des savanes », qui correspond, au Burkina Faso, à la zone soudano-sahélienne. Dans cette partie de l‘Afrique, ce sont les céréales (mil et sorgho puis le maïs développé de façon plus récente et massive) qui sont majoritaires dans les systèmes de production agricole, accompagnées de cultures commerciales : le coton, l‘arachide et le niebe8 pour les principales. Les travaux agricoles sont rythmés par les saisons, où l‘hivernage concentre toutes les activités pour aboutir aux récoltes, qui sont traditionnellement séchées puis stockées dans des greniers d‘argile et protégées par un toit en paille caractéristique de ces régions. L‘élevage est également soumis à ces variations saisonnières puisque les troupeaux sont conduits à l‘écart des zones cultivées pendant l‘hivernage, puis se nourrissent des résidus de culture laissés au champ après la récolte où ils sont laissés en divagation (tiges de céréales ou de coton, fanes d‘arachides, etc.). Les exploitations agricoles s‘inscrivent dans une certaine organisation spatiale des villages qui témoigne des modes d‘exploitation du milieu (Jouve, 92).
Organisation de l’espace productif villageois
Dans ces zones, l‘agriculture est majoritairement marquée par un facteur de différenciation qui est la distance des champs au lieu d‘habitation (Jouve, 23). Il en résulte une organisation de type centrepériphérie, dont le centre est constitué de l‘unité de résidence, c‘est-à-dire le village ou le hameau de culture selon la forme de l‘habitat (dispersé ou centré) (Pourtier et al., 21 ; 95). L‘espace cultivé est ensuite disposé en auréoles autour de ce point central, avec un gradient de fertilité et de travail. Ainsi, la première auréole comporte les jardins de case (appelée hortus) où sont cultivés les condiments, les légumes et le maïs de case qui bénéficient des déchets de cuisine et de la fumure domestique. La dénomination latine utilisée ici a été initialement inspirée de l‘organisation spatiale des 7 Unités Bovins Tropicaux : indicateur exprimant la quantité d‘animaux sur les espaces pâturés (CIRAD et GRET, 26 ; 55). 8 Vigna unguiculata L., haricot Chapitre 1 : les lieux de l‘anacarde paysages agricoles méditerranéens (Poux et al., 29) et a été ensuite utilisée pour les agricultures africaines. La seconde auréole est constituée des céréales mais aussi de la cotonculture, avec alternance de jachère jusqu‘au stade de friche arbustive ou arborée (appelée ager). Certaines espèces arborées d‘intérêt y sont conservées : le karité (Vitellaria paradoxa), le néré (Parkia biglobosa), l‘Acacia albida. À la périphérie se trouvent les zones de pâturages des troupeaux du village (saltus) qui sont ensuite parqués la nuit près des habitations où les déjections sont collectées pour abonder les champs de cultures les plus proches pour ceux qui possèdent une charrette. Ces pâturages participent donc au transfert de fertilité du saltus vers l‘ager. Ces champs de brousse constituent également des réserves de terres pour l‘extension de l‘ager. Ils sont alors défrichés, brûlés et mis en culture. En outre, ces zones de brousse sont des réserves de bois de chauffe et des zones de collecte de produits forestiers non ligneux, elles sont alors appelées silva. (Figure 9) Figure 9 : Organisation spatiale de l’espace productif villageois Dans ce schéma d‘organisation spatiale de l‘espace cultivé, chaque auréole est constituée de systèmes de culture bien différenciés. La distance depuis le centre augmente ainsi le temps consacré aux cultures et la productivité du travail est décroissante (Jouve, 23). Ce schéma a été largement utilisé par les agronomes et géographes pour décrire les systèmes agraires en Afrique de l‘Ouest (Pourtier et al., 21 ; Pelissier, 95 ; Jouve, 92 ; Dufumier, 24). Au Burkina Faso, Savonnet (59) décrit ce système auréolaire chez les Bwaba près de Houndé (Province du Houet), composé tout d‘abord du ka (champs de case), du wa (champs sous parc arboré composé d‘acacia albida) et des champs de brousse (ma), puis de la brousse (Savonnet, 59). L‘éthnologue Jonckers () décrit un système auréolaire similaire pour les Minyanka au Mali dans le cercle de Koutiala (Jonckers, ). Ce schéma en auréoles concentriques s‘est montré pertinent en milieu qualifié « d‘homogène », c‘està-dire où la topographie et les différences de milieux biophysiques sont faibles et influencent assez peu les choix de culture. Mais face à des enjeux nouveaux (augmentation de population, baisse de la Chapitre 1 : les lieux de l‘anacarde fertilité des sols, rendements cotonniers qui stagnent), la structuration de ces espaces productifs se transforme. Dans une étude des systèmes cotonniers maliens, Dufumier (25) montre que les zones de l‘ager sont de plus en plus éloignées des villages, avec la forte diminution, voire la suppression de la jachère. La cotonculture nécessite des apports conséquents en fumure organique ou chimique, et les soles de cultures annuelles sont maintenant massivement abondées, c‘est pourquoi ces champs se situent désormais en bordure des terres de parcours et à proximité des parcs pour animaux. Les champs de l‘ager, cultivés annuellement, peuvent donc se situer à bonne distance des habitations (Dufumier, 25). Cette représentation « topocentrique » de l‘espace s‘applique également à la gestion foncière. Pélissier y décrit un gradient de droits fonciers de moins en moins fort avec l‘éloignement du centre « […] une sorte de gradient foncier allant des droits les plus précis et les plus individualisés aux droits les plus flous et les plus collectifs, accompagne l’extensification progressive de l’exploitation du sol depuis le village jusqu’aux confins de son terroir, du centre vers la périphérie […]» (Pélissier 95, in Augusseau, 27 ; 31). Le géographe Benjaminsen (Benjaminsen, 22) reprend cette typologie pour montrer la gradation écologique et celle des droits sur ces espaces. On se rapproche ici de la notion de terroir, définie par Pélissier et Sautter comme « une portion de territoire appropriée, aménagée et utilisée par le groupe qui y réside et en tire ses moyens d’existence » (Sautter et Pélissier 64, in Bassett, Blanc-Pamard et Boutrais 27). Ce terme, qui sera repris et dépassé ultérieurement au chapitre 4, permet de définir la configuration spatiale et sociale des villages, dont nous retiendrons l‘organisation concentrique, où l‘origine est identifiée mais dont les limites sont volontairement maintenues assez floues.
La place de l’arbre dans les espaces ruraux des savanes africaines
Les arbres tiennent une place et une symbolique très importante dans les espaces productifs soudanosahéliens. Leurs usages sont multiples et ils « constituent un véritable patrimoine » à conserver (Pourtier, 23). Les arbres domestiqués des savanes contribuent à part entière à l‘alimentation et au quotidien des familles rurales. L’Acacia albida (ou Faidherbia albida) est emblématique de ces milieux et de la multiplicité de ces usages, il est d‘ailleurs qualifié « d’arbre miracle du Sahel » (Peltier, 96). Etant une légumineuse de cycle phénologique inversé, il permet à la fois la fertilisation du sol et l‘affouragement du bétail pendant sa feuillaison qui se déroule en période sèche. En saison pluvieuse ses rameaux dépourvus de feuillage fournissent du bois de chauffe et laissent passer la pluie pour les cultures associées pratiquées : céréales telles que le sorgho, le mil, le maïs ou encore le coton. Du fait de son intérêt pour l‘élevage en zone soudano-sahélienne, historiquement ce sont les peuples d‘agro-éleveurs qui ont permis l‘installation de ces parcs à Acacia albida (Raison, ). Chapitre 1 : les lieux de l‘anacarde 29 Parmi les autres arbres dont les produits sont utilisés, figurent le néré (Parkia biglobosa) dont les graines contenues dans les gousses servent à la préparation du soumbala9 ainsi que le karité (Vitellaria paradoxa) dont les noix sont transformées en beurre, apport lipidique alimentaire important, bien moins coûteux que l‘huile et servant également à l‘hydratation de la peau. Dans la littérature, les parcs à karité et néré ont été décrits au Burkina Faso et localisés dans les zones d‘alternance entre jachères et cultures. La période de jachère permet la régénération naturelle de ces jeunes plants. La période de culture, où ces arbres sont conservés, permet de les protéger du feu et de la concurrence avec les herbacées pérennes (Depommier , in Bernard et al., 96). Comme le montre une étude menée en 93 en pays senoufo dans le nord de la Côte d‘Ivoire, ce sont les chefs de terre qui décident des stratégies de conservation des parcs arborés selon les types d‘arbres et leur localisation dans l‘espace productif villageois. Ils incitent alors plus ou moins fortement à la conservation des jeunes pousses permettant le recrû des espèces telles que l‘Acacia albida, le néré et le karité (Bernard et al., 96). Le palmier rônier (Borassus aethiopum) a également une triple utilité : sa sève est prélevée pour fabriquer le bangui, une boisson alcoolisée après fermentation ; son tronc rectiligne et son feuillage sont utilisés pour la construction d‘abris. Enfin, il permet le marquage foncier des limites des champs. Ces différentes espèces arborées sont donc conservées et/ou plantées consciencieusement dans l‘espace agricole des champs cultivés. Elles ont des rôles et utilités diverses : l‘alimentation, l‘affourragement, la fertilisation du sol, la fourniture de bois de chauffe ou de bois d‘œuvre, l‘ombrage, le marquage géographique des champs, et parfois même des lieux de culte ou de vie communautaire (l‘arbre à palabre). Les espèces exotiques, c‘est-à-dire non natives de la région soudano-sahélienne, comme les manguiers (Mangifera indica), les anacardiers, les neems (Azadirachta indica), les tecks et les eucalyptus répondent à des logiques totalement différentes. Elles ont été introduites pendant ou après la colonisation, par des missionnaires (cas du neem) ou des agents forestiers. Elles sont d‘ailleurs plus souvent implantées en vergers denses ou en haies que dans des parcs arborés où les recrûs forestiers sont gérés par la population. Les besoins en production ligneuse des eucalyptus et tecks impliquent souvent des superficies plantées beaucoup plus importantes, non adaptées à la configuration des parcs arborés. Condiment épicé ajouté aux préparations culinaires.
Insertion des anacardiers dans l’espace productif villageois
L‘arboriculture, en zone soudano-sahélienne, comprise comme la plantation d‘espèces arborées fruitières, n‘est donc pas intégrée de façon traditionnelle dans ce schéma d‘organisation auréolaire de l‘espace cultivé. Les vergers d‘anacardiers ont pourtant bien été insérés dans un espace qui est organisé et qui a dû être adapté en conséquence. L‘itinéraire technique et la modification du milieu qui s‘en est suivie, ne peuvent pas être directement comparés à ceux mis en place lors de l‘émergence des zones cacaoyères ou caféières en Côte d‘Ivoire. Dans ces zones au climat plus humide, les plantations de café et cacao ont été réalisées dans des zones forestières qui ont été défrichées au fur et à mesure de l‘installation des plantations. Ce schéma d‘avancée d‘un front pionnier d‘anthropisation du milieu avec appropriation progressive des terres par les planteurs a été décrit par de nombreux auteurs (Ruf, ; Chauveau, 2). Les planteurs ont tiré avantage des complémentarités de ces milieux, à l‘interface entre forêts et savanes, pour produire le vivrier d‘une part et le cacao ou le café dans les zones forestières d‘autre part (Pourtier et al., 21 ; 96). L‘hévéaculture de type familiale en Côte d‘Ivoire est un autre exemple d‘implantation de cultures pérennes en zone forestière, puisqu‘elle est arrivée à un moment de déclin de la cacaoculture. Les plantations d‘hévéa ont donc été installées en substitution des plantations de cacao (Ruf, 2). Il en résulte des différences fondamentales entre le « foncier de l‘arbre » ou le « foncier de reboisement » qui sont des éléments individualisés des terroirs cultivés, et les « fonciers forestiers » qui sont « pré, iso ou post agricoles » et correspondent à des usages particuliers de la forêt1 (Le Roy et al., 92 ; ).
Modalités de création d’un verger
Afin de déterminer la place des vergers dans le système productif villageois, il convient au préalable de cerner les composantes techniques et les pratiques lors de la création d‘un verger. La création des vergers d‘anacardiers au Burkina Faso suit différents types d‘itinéraires techniques qui constituent quatre types de systèmes de culture : – Le plus couramment pratiqué au Burkina Faso est la défriche d‘un champ, puis le semis direct des noix d‘anacardiers en ligne et avec un espacement variable de 5 à 1 mètres entre les semis et entre les lignes (Planche photographique 1). Les semis peuvent être réalisés en quinconce pour permettre un meilleur développement des arbres à maturité. Plusieurs graines sont semées par trouaison et le plant le plus vigoureux est sélectionné quelques mois plus tard. Pour permettre une plus 1 Selon ces auteurs, les plantations d’arbres ne relèvent pas des mêmes droits sur le sol et sur la ressource « L’arbre ne doit pas cacher la forêt », il y a en effet une différence de nature très fondamentale entre les deux : l’arbre est un point de l’espace, la forêt est, en elle-même un espace. » (Le Roy et al., 92 ; 37). grande productivité de la terre mais aussi pour éviter les feux de brousse, des associations de culture sont couramment pratiquées pendant les trois ou quatre premières années de plantation, avec des céréales ou de l‘arachide. Le labour ou le sarclage pratiqués avant le semis des cultures associées permettent d‘éviter l‘accumulation de matières végétales à la surface du sol. Le risque de feu est particulièrement important dans ces régions, d‘autant plus que les anacardiers y sont très sensibles. Lorsque les arbres deviennent trop grands ou lorsque la densité de plantation est trop forte, il n‘est alors plus possible de pratiquer ces associations de culture. – Certains producteurs défrichent assez peu et sèment directement les noix d‘anacardiers sous un couvert forestier clair (Planche photographique 1). Ils ne réalisent pas d‘association de culture. Le résultat peut être comparé à une forêt enrichie d‘espèces fruitières plutôt qu‘un verger en tant que tel. Ces cas sont assez rares et sont le fait de grands propriétaires terriens qui ne craignent pas de se voir retirer la terre si elle n‘est pas exploitée (comme les chefs coutumiers). Cette pratique se distingue donc du « foncier de l‘arbre » décrit par Le Roy et al (92), étant donné que l‘arbre n‘est pas introduit au sein du « foncier agricole » mais en brousse, dans des espaces propres au « foncier forestier ». Nous verrons dans la partie 3 les implications que cela entraîne dans l‘organisation spatiale et sociopolitique des territoires concernés. – Il existe également des plantations d‘anacardiers réalisées dans les champs de cultures vivrières. Il s‘agit de densités très faibles, les arbres ne sont d‘ailleurs pas forcément alignés ou implantés régulièrement dans le champ. Ce système de culture est semblable aux parcs à karité, associant cultures vivrières et production fruitière. Ce type de plantation a cependant été rarement observé au cours des enquêtes de terrain. – Des plantations d‘anacardiers sous forme de haies sont également pratiquées. Elles sont densément plantées et encerclent totalement ou partiellement des champs de vivrier ou des plantations arboricoles particulières (agrumes ou manguiers par exemple). Ces quatre types d‘itinéraires techniques mis en place par les producteurs burkinabè se dissocient de celui observé chez leurs voisins ivoiriens. En région des Savanes, l‘anacardier est généralement implanté sur un champ déjà cultivé, entre les buttes d‘igname qui prédominent dans l‘assolement de ces régions. Cette modalité d‘insertion comporte l‘avantage de modifier très peu le système de culture traditionnel composé d‘ignames, de cultures secondaires et de jachères (Dugué, 21 ; Dugué et al., 23).
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