Evolution du fardeau génétique et des traits liés à la
reproduction au cours d’une invasion biologique
Les invasions biologiques : quelques considérations écologiques, démographiques et évolutives
Considérations écologiques et démographiques
Une invasion biologique correspond à la pullulation et/ou à l’expansion spatiale d’une population d’une espèce exogène hors de son aire d’origine suite à une introduction (Richardson et al. 2000). Bien qu’elles puissent se produire naturellement, ces invasions sont le plus souvent causées ou facilitées par les activités humaines (Perrings et al. 2005, Wilson et al. 2009, Rey et al. 2012). Avec la mondialisation galopante des derniers siècles, de telles invasions sont de plus en plus fréquentes. Elles peuvent avoir une ampleur mondiale et un impact important, notamment sur les écosystèmes, au point qu’elles sont parfois considérées comme un changement global à part entière (Vitousek et al. 1997, Lövei 1997). À cause des impacts écologiques considérables qu’elles peuvent causer, la majorité des études sur les invasions biologiques avant les années 2000 a porté sur l’aspect écologique de celles-ci, catalysée par la vision de Charles S. Elton (1958, mais voir Richardson et Pyšek 2008, Simberloff 2010). D’un point de vue écologique et démographique, on peut décomposer une invasion en trois phases distinctes (voir figure 1.1 et e.g. Kolar et Lodge 2001). La première est la migration longue distance (i) durant laquelle des propagules — c’est à dire des individus colonisateurs — sont transportés dans l’aire d’introduction sous la forme d’une ou de plusieurs populations. Cette phase peut correspondre à plusieurs patrons, parmi lesquels, on compte la dispersion par corridor, la dispersion à très longue distance, la dispersion de masse et l’introduction volontaire (voir Wilson et al. 2009, et figure 1.2). Le nombre d’introductions et la taille des populations introduites, en particulier, sont positivement corrélés au succès de l’implantation (Forsyth et Duncan 2001, Berggren 2001, Drake et Lodge 2006). B A 1 2 3 C Figure 1.1 – Représentations schématique d’une invasion biologique Une population est échantillonnée dans son aire native (A). La phase de migration longue distance (1) lui permet de s’introduire dans une aire d’introduction (B). Commence alors la phase d’implantation (2) qui peut durer plusieurs générations. Une fois établie, la population peut proliférer au cours de la phase d’expansion (3). On différencie alors le foyer d’introduction (B) du front de l’invasion (C). – 1 – Chapitre 1. Introduction générale L’implantation (ii) est la phase au cours de laquelle les individus introduits vivent et se reproduisent localement dans l’aire d’introduction. La phase d’implantation peut s’étendre sur plusieurs années et plusieurs générations, constituant un temps de latence, avant de commencer à proliférer (invasion time lag en anglais) (Crooks 2010). L’expansion (iii) quant-à-elle correspond à la phase où l’aire d’invasion s’étend par le biais de la migration. Cette phase peut être divisée spatialement en foyer, qui est le lieu de départ de l’invasion, et front, qui est la limite de colonisation de la population envahissante. Cette distinction se justifie notamment par le fait que la densité démographique peut être très forte au foyer pendant la phase d’expansion, alors qu’elle est généralement faible sur le front. Figure 1.2 – Principaux types de migration longue distance A : Corridor. B : Migration en masse, avec mise en contact d’individus provenant de populations natives différentes. C : Migration à très longue distance. D : Cultures et introductions humaines volontaires. Modifiée d’après Wilson et al. (2009). ^¨ ^¨ ^¨ ^¨ A B C D
Considérations évolutives
Déjà, dans son œuvre fondatrice, Darwin (1859) crée le lien entre invasions et évolution, mais ce n’est que depuis la fin des années 1990 qu’un nombre croissant de publications a véritablement abordé le sujet sous l’angle de l’évolution (e.g. Blossey et Nötzold 1995, Parker et al. 2003, Kanarek 2010, Facon et al. 2006). En effet, même si les invasions sont visibles à l’échelle des temps écologiques – de quelques générations seulement – les processus évolutifs sont néanmoins à l’œuvre à court terme (Stockwell et al. 2003, Hairston et al. 2005, García-Ramos et Rodríguez 2002). Au cours d’une introduction, les individus peuvent être confrontés à un changement d’environnement parfois radical, qui décale les optima évolutifs, remodèle les pressions de sélection et engendre une évolution rapide (Stockwell et al. 2003). De plus, les introductions mettent parfois en contact des individus provenant de populations éloignées, très différents génétiquement. Des croisements jusqu’alors impossibles peuvent ainsi conduire à des réarrangements génotypiques importants (Kolbe et al. 2004, Gillis et al. 2009, et encadré 1.1). Ces réarrangements constituent un terreau propice à l’évolution sur lequel la sélection (naturelle et sexuelle) va pouvoir s’exercer. L’ approche évolutive apporte des éléments permettant d’expliquer le succès de certaines invasions (Lee 2002, Novak 2007). En effet, les populations introduites, étant généralement confrontées à un environnement différent de leur milieu d’origine, leur implantation – puis leur prolifération – peut nécessiter une phase d’adaptation. À l’inverse, les populations envahissantes sont parfois introduites dans des conditions plus favorables que celles dont elles sont issues (Enemy Release Hypothesis, Crawley 1987). Les individus peuvent alors ré-allouer des ressources dans des traits liés à la compétition ou la reproduction. Bien que cette ré-allocation puisse relever de la plasticité phénotypique (Lande 2009), elle peut aussi être adaptative (Blossey et Nötzold 1995).
Les invasions biologiques : quelques considérations écologiques, démographiques et évolutives Encadré
Evènements démo-génétiques
Il existe deux événements démo-génétiques majeurs susceptibles d’affecter le succès d’une invasion biologique : le goulot d’étranglement et l’admixture. Un goulot d’étranglement est la diminution transitoire de la taille efficace d’une population. D’une façon générale, les goulots d’étranglement induisent des changements rapides des fréquences alléliques dans une population. La diminution de taille efficace à l’origine du début du goulot correspond à un échantillonnage. Plus cet échantillonnage est réduit, plus les chances de ne pas échantillonner certains allèles sont importantes, provoquant une perte de diversité génétique (cf. figure 1.3 A-B). De plus, durant un goulot d’étranglement, les processus stochastiques, comme la dérive, ont plus d’importance, si bien que la diversité génétique de la population peut encore diminuer (Figure 1.3 B-D). A B C D temps Figure 1.3 – Perte de diversité au cours d’un goulot d’étranglement Des propagules sont échantillonnées dans une population d’origine, représentée par l’aire grisée (A), et sont introduites dans un nouveau milieu, représenté par l’aire bleue (B). L’échantillonnage entraîne la perte du génotype « carré ». La taille de la population introduite augmente au cours des générations suivantes avant que la taille efficace de la population ancestrale ne soit restaurée (C et D). Cependant, le génotype « vert » est perdu par dérive, et les fréquences alléliques dans la population ont fortement changé. L’admixture est la reproduction entre individus provenant de populations génétiquement différentes, suite à une mise en contact. Cette mise en contact augmente la diversité génétique par simple addition : celle-ci est plus importante que dans chacune des deux populations d’origines (voir figure 1.4 A-B). Dans un second temps, la reproduction permet la recombinaison des allèles et potentiellement l’apparition de nouveaux génotypes absents des populations d’origine (figure 1.4 C). reproduction mise en contact A B C Figure 1.4 – Gain de diversité au cours d’un événement d’admixture Deux populations génétiquement différentes (A) sont introduites dans un nouveau milieu (B). Les croisements au sein de la nouvelle population permettent l’apparition des génotypes « triangle vert » et « carré bleu » (C), absents des populations parentales. On note que les goulots d’étranglement et l’admixture peuvent se produire simultanément ou successivement, de sorte que la diversité perdue au cours de deux introductions parallèles (ayant subi un goulot d’étranglement) pourrait être restaurée par l’admixture des populationsfilles (Kolbe et al. 2004) et ainsi augmenter la probabilité de succès de l’invasion (Verhoeven et al. 2011). – 3 – Chapitre 1. Introduction générale Dans certains cas, l’évolution peut être la clef du succès de l’invasion, qui n’aurait autrement pas pu avoir lieu (Lee et Petersen 2002). L’évolution prend alors la forme d’une course « contre la montre » où la population confrontée à un changement de milieu s’éteindra en l’absence d’évolution suffisamment rapide (Bell et Gonzalez 2009, Orr et Unckless 2008). On parle alors de « sauvetage évolutif » (evolutionary rescue en anglais). Certaines définitions des invasions biologiques vont d’ailleurs jusqu’à inclure la notion d’évolution (Valéry et al. 2008). Les invasions biologiques constituent donc un contexte favorable à l’évolution rapide des populations, et représentent une occasion unique pour étudier l’évolution à une échelle temporelle réduite, compatible avec les réalités de laboratoire (Huey et al. 2005).
Les différentes approches évolutives en biologie des invasions
Étude de traits phénotypiques
Jusqu’à très récemment, les études sur la biologie évolutive des invasions biologiques se focalisaient sur des traits phénotypiques, comme la dispersion (Phillips et al. 2006), la résistance contre les ennemis (Müller-Schärer et al. 2004) ou les traits d’histoire de vie (Bufford et Daehler 2010). Outre ceux directement liés à l’adaptation locale, certains traits d’histoire de vie génériques, comme la fécondité et la durée du cycle de vie, ont un impact évident sur la valeur sélective, sans pour autant être spécifique à l’environnement d’introduction. Tous ces traits jouent un rôle potentiel sur la survie de la population introduite, et donc sur le succès de l’invasion. Quels que soient les traits étudiés, leur évolution au cours du processus d’invasion ne peut être convenablement étudiée qu’en comparant des populations envahissantes à celles provenant de l’aire native. Il a ainsi été démontré, en particulier chez les plantes, que les populations envahissantes ont souvent un cycle de vie plus rapide et une fécondité supérieure aux populations natives de l’espèce envahissante (Bossdorf et al. 2005, Rejmánek et Richardson 1996).
Étude de la valeur sélective
La biologie évolutive au sens large ne se cantonne pas à l’étude des traits phénotypiques. La discipline embrasse aussi classiquement une approche plus formaliste, basée non pas sur un trait particulier, mais sur la valeur sélective d’un individu, ou sur la fréquence d’un allèle dans une population (Thomas et al. 2010). Il existe une littérature théorique abondante, notamment sur la dépression de consanguinité (Wright 1937, Glémin 2003, Charlesworth et Willis 2009, et encadré 1.2), le fardeau génétique (Kimura et al. 1963, Barrett et Charlesworth 1991) ou encore la diversité génétique dans une population (Kimura et Crow 1964). Ces travaux théoriques permettent l’étude d’évènements démo-génétiques responsables de mécanismes génétiques et évolutifs affectant les probabilités de survie d’une population. En particulier, les goulots d’étranglements démographiques peuvent augmenter la dérive génétique et ainsi causer la fixation de certains allèles délétères dans la population, entrainant l’extinction de cette dernière (voir encadré 1.1). Ils peuvent aussi, au contraire, permettre la purge des allèles délétères en augmentant les croisements entre apparentés, de sorte que la valeur sélective moyenne de la population augmente (Bataillon et Kirkpatrick 2000, Glémin 2003). Ces études théoriques sont appuyées par de nombreuses études expérimentales, en particulier appliquées .Les différentes approches évolutives en biologie des invasions au domaine agronomique (Rollins et al. 1949, Luo et al. 2001, par exemple) et à la biologie de la conservation (Frankham et Ralls 1998). Dans le contexte des invasions biologiques, l’approche basée sur la valeur sélective reste cependant largement négligée. Seule une poignée d’études se sont réellement intéressées au rôle des traits génériques associés à la valeur sélective dans le succès des invasions (Roman et Darling 2007, Keller et Taylor 2008, Verhoeven et al. 2011, Facon et al. 2011b). Les populations introduites subissent pourtant des conditions propices à l’évolution du fardeau génétique et de la dépression de consanguinité qui reflètent la valeur sélective moyenne de la population. En particulier, les évènements d’introduction correspondent à des goulots d’étranglements démographiques qui sont susceptibles d’amplifier la dérive génétique. De plus, les petites populations introduites peuvent souffrir de la dépression de consanguinité (encadré 1.2). D’autre part, l’admixture entre populations d’origines différentes peut faire apparaître des génotypes nouveaux (voir encadré 1.1). Ces évènements démo-génétiques sont donc susceptibles de jouer un rôle majeur dans le succès d’une invasion (Roman et Darling 2007), comme l’attestent de plus en plus d’études théoriques (Facon et al. 2006, Wilson et al. 2009) et expérimentales (Lee et Petersen 2002, Lavergne et Molofsky 2007, Facon et al. 2011b). Il est important de souligner que même lorsque l’évolution n’est pas requise pour permettre le succès d’une invasion, elle peut tout de même avoir lieu une fois l’invasion en marche. Par exemple, l’invasion de l’escargot dulçaquicole 1 (Melanoides tuberculata) dans les cours d’eau de Martinique était déjà réussie lorsque des changements génétiques ont étés détectés. Ces changement ont toutefois accentué le succès de cette invasion (Facon et al. 2006, encadré 1).
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