Le clergé chiite et le Baath : « De la confrontation pacifique à la confrontation sanglante »

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Le clergé chiite irakien : entre quiétisme et prise de position

En 1920, les mujtahidin appellent au djihad contre la présence britannique, appel soutenu également par les nationalistes composés principalement de la bourgeoisie sunnite. Pour la première fois, chiites et sunnites se soulèvent contre la puissance mandataire. L’enjeu pour les chiites est capital car il s’agit en réalité de s’opposer à la formation d’un Etat irakien sous tutelle britannique qui consiste à les mettre à l’écart des rouages du pouvoir. Se fiant sans doute aux observations de Gertrude Bell34 qui stipulent que le « pouvoir doit revenir aux sunnites, malgré leur infériorité numérique […] car sinon, vous aurez un Etat théocratique, qui pourra être très dangereux » les Britanniques, prévoient effectivement de placer les sunnites à la tête du pays, taxant les chiites de fanatisme religieux. Ils réitèrent ainsi la politique ottomane de marginalisation des chiites de la scène politique.
Après l’échec de la révolte de 1922, les religieux chiites35 s’opposent une nouvelle fois aux Britanniques, en délivrant une fatwa interdisant aux musulmans de participer aux élections de l’Assemblée constituante. Les Britanniques ripostent en les contraignant à l’exil notamment en Iran. Cependant la plupart des mujtahidin exilés ont pu revenir en Irak en 1924 en signant des engagements assurant leur silence dans les affaires politiques36. Ce mutisme politique, accompagné d’infructueuses tentatives de revendications politiques, où des politiciens ambitieux exploitent le mécontentement des chiites et le soutien des mujtahidin37, a d’abord entrainé le repli du clergé dans les villes saintes de Najaf et Kerbela puis sa chute d’influence à partir des années 1930.
La montée du communisme dans les années 1940, comme nous l’avons vu, a porté un coup dur au clergé chiite. Si bien qu’en 1959, au lendemain de la révolution, le pèlerinage d’Arbain enregistre le plus faible taux de participation. Cette baisse d’influence profite aux cheikhs tribaux chiites du bas et moyen Euphrate qui assurent progressivement l’hégémonie de la communauté chiite. Cependant, ces derniers ne sont pas arrivés pour autant à constituer une force capable de s’opposer à la monarchie en raison de leurs divisions internes et de leur incapacité à outrepasser leur rapport de clientélisme avec la monarchie.
Un autre indicateur illustre le déclin du clergé chiite, il s’agit du nombre d’étudiants à la hawza al ‘ilmiyya de Najaf. Au début du XXème siècle, le nombre d’étudiants à l’université de Najaf s’élève entre 10 à 15 000 étudiants contre 1 200 étudiants dans l’enseignement laïc. En 1918, leur nombre baisse à 6000 étudiants et en 1957, il atteint 1954 étudiants dont environ 17% sont d’origine irakienne38.
Lorsque le communisme pénètre dans la ville sainte de Najaf, le clergé se sent défié dans sa propre ville d’autant que les communistes ont réussi à recruter des membres de familles de religieux, « les fils de seyyids »39.
Pourtant la hawza est divisée. Une partie composée des quiétistes refuse de s’impliquer dans la lutte contre le communisme, et encore moins dans l’activisme politique. Ces ulémas de la hawza considèrent qu’à la suite de la grande occultation de l’Imam, tout gouvernement sur terre est injuste. Ils se doivent donc d’attendre le retour de l’Imam dans un état de passivité et de prudence vis-à-vis des affaires politiques, s’interdisant toute prises de positions.
A contrario, une autre partie de la Hawza, veut s’ériger contre la propagande communiste et lutter contre le sentiment areligieux qui grandit dans le pays. Déjà dans les années 1950, le danger du communisme était un phénomène largement répandu dans le Moyen Orient surtout en Iran et en Irak. La révolution de 1958 a été un tournant pour le clergé car il s’agissait d’un renouveau tant politique que social bouleversant les anciennes classes sociales. Permettant aussi l’émergence d’une nouvelle génération d’ulémas désireuse de lutter contre le communisme et de rompre avec le mutisme de leurs prédécesseurs.
Cette dernière partie de la Hawza constitue la base de deux organisations qui vont marquer l’activisme religieux chiite des deux décennies à venir en lui forgeant une identité propre. Il s’agit d’abord de la Da’wa al Islamiyya et de Jama’at al Ulama. La première, jeune et enthousiaste se veut être de nature politique en établissant de profonds changements, la seconde forte de son poids religieux se limite à œuvrer dans le social dans le but de réformer. Toutes les deux ont pour vocation de lutter contre la montée du communisme en Irak.

Du religieux à l’activisme politique

Al Da’wa al Islamiyya : premier parti politique chiite irakien

Pour parler de la Da’wa, il convient d’abord d’évoquer ses origines en tant qu’idée et parti ainsi que ses fondateurs et initiateurs. Ce n’est pas une entreprise aisée, car il existe un certain nombre d’ambiguïtés. Je me propose ici de présenter ces ambigüités et d’en tirer des conclusions en m’appuyant sur les écrits de deux auteurs. Il s’agit pour le premier de Jabar Faleh auteur de The Shi’ite Movement, et pour le second de Tarik Aziz auteur de l’article « The role of Muhammad Bakr al Sadr in the shi’i political activism in Iraq ». Les deux auteurs évoquent la genèse de la Da’wa en utilisant des sources écrites mais aussi orales.
En ce qui concerne les sources écrites, Faleh Jabar utilise les dossiers de la Da’wa, Thaqafat al Da’wa, composés de six volumes et où la doctrine du parti y est explicitée. Il relève trois dates de fondation différentes dans ces volumes : 1957, 1958 et 1959. Outre les dossiers de la Da’wa, il utilise des sources orales composées d’interviews d’anciens membres comme Murtadha al Askari, Talib al Rifa’i et Sahib al Dakhil. Ces derniers ne font pas non plus état d’une même et seule date de fondation. En effet Murtadha el Askari ne sait plus si le parti a été fondé avant ou après la révolution de 1958. Talib al Rifa’i soutient que le parti a été fondé quelques mois après la révolution de 1958. Et Sahib al Dakhil quant à lui affirme que la première cellule du parti a été formée en 1957.
Cette ambigüité concernant la date de fondation signifie que l’idée de création d’un parti religieux était présente dans les années 1950 en Irak. En effet en 1952, un parti chiite (ja’farite) a été initié par Sahib Al Dakhil. D’autre part les Frères Musulmans et Hizb al Tahrir al Islami al Nabhani, qui est un parti islamique jordanien, avaient des branches actives en Irak et publiaient régulièrement à Najaf40.
On peut penser que la Da’wa s’est finalement formée entre 1957 et 1959, mais en réalité la période de formation s’étend au moins jusqu’en 196441. L’idée même de parti n’est au départ pas mentionné, en effet dans le volume de Thaqafat al Da’wa qui révèle que le parti Da’wa s’est formé en 1957 le mot « hizb » n’est pas spécifié, mais il est question de la Da’wa comme une idée ou un concept qui veut étudier la société iraquienne et y apporter des solutions42. L’idée de parti a pris le temps de mûrir notamment à travers la définition d’une doctrine politique, de structures, et de projets.
L’histoire de la genèse de la Da’wa présente une autre ambigüité qui est celle de ses fondateurs. Certains ouvrages, mémoires ou thèses43 attribuent la fondation du parti à Muhammad Bakr al Sadr. Or, même s’il a joué un rôle important, Bakr al Sadr n’est pas le fondateur initial du parti. D’après Faleh Jabar et Tarik Aziz les initiateurs de ce parti sont Talib el Rifai et Mahdi el Hakim. En quête de légitimité religieuse, Talib al Rifai fait ensuite appel à Muhammad Bakr al Sadr et lui demande de fournir une doctrine religieuse au parti et d’expliciter ses objectifs. Le choix de Talib al Rifai se porte sur Muhammad Bakr al Sadr pour deux raisons principales. Bien qu’il fut encore qu’un étudiant à cette période, Bakr al Sadr était très avancé dans ses études de théologie à la hawza. D’autre part il est issu d’une grande famille religieuse chiite très connue.
Muhammad Bakr al Sadr accepte et propose le terme de Da’wa comme nom du parti. Il explique le choix de ce nom dans un article qu’il écrit dans Sawt el Da’wa le journal du parti, en disant que la Da’wa signifie la mission du groupe d’appeler (inviter) les gens à l’islam et d’instruire le plus grand nombre possible de personnes selon les enseignements de l’islam44.
Sahib el Dakhil joue également un rôle important dans la formation du parti grâce à son expérience et à son réseau de connections avec le clergé chiite45. Les autres membres importants qui gravitent autour de ce noyau dur sont : Murtadha al Askari, Muhammad Baqir al Hakim, Muhammad Bahr al Ulum, Hadi Fadhili, Muhammad Sadiq Qamusi, Muhammad Salih al Adib et Muhammad Hadi Subaiti46.
Les initiateurs pour la plupart sont issus de la ville de Najaf qui s’est forgée une réputation de ville rebelle suite aux luttes répétées qu’elle a mené. Imprégnée de ce désir de lutte, la génération des fondateurs du parti, qui avait tous entre 17 et 30 ans47, a émergé au moment du « danger communiste » et la propagation rapide d’idéologies non islamiques : socialisme, nationalisme arabe, baathisme, libéralisme48. Il était donc nécessaire pour elle de corriger les déviations selon une interprétation traditionnaliste grâce à la pratique de l’ijtihad dans une période ou tout semblait confus. C’est dans ce contexte que Muhammad Bakr al Sadr écrit son premier ouvrage majeur Falsafatuna en 1959 qui est une critique du communisme et de la pensée matérialiste49.
Cette pensée s’inscrit dans un processus déjà enclenché par les Frères musulmans d’Egypte. En effet Muhammad Bakr al Sadr qui rédige un manifeste, Al Usus, énonçant les bases idéologiques du parti Da’wa en 196050, a été largement influencé par les écrits de Hassan el Banna et Sayyid Qotb. Ce dernier considère dans les années 1950 que les pays musulmans sont sortis de l’islam car ils n’appliquent plus ses préceptes et qu’ils sont retournés dans la période de la Jahiliya, période préislamique. Ce même terme sera repris par Muhammad Bakr al Sadr dans ses écrits51. Dans Al Usus la Da’wa est présentée par Bakr al Sadr comme un mouvement de changement radical, al haraka al taghyriya52, qui prône un islam universel et qui entend rétablir la société selon les limites et enseignements de l’islam. C’est dans cette optique de retour à un islam pur et juste, que Muhammad Bakr al Sadr choisit d’utiliser le terme inqilabiya pour qualifier la Da’wa et non islahiya qui suggère l’idée de réforme et encore moins le terme thawriya qui porte une connotation communiste53.
Le parti s’étend également à Kerbela et au quartier chiite de Bagdad à Kazimayn dont l’espace communautaire est dirigée par la famille al Khalisi54 , connu pour avoir combattu les Britanniques. Mais aussi à l’échelle internationale avec la création secrète de branches dans les pays du golfe comme le Koweït, mais aussi au Liban55.
Cependant la Da’wa rencontre différentes contestations. La première contestation vient des communistes qui taxent la Da’wa de réaction. La deuxième contestation vient des religieux de Najaf.
Ces derniers estiment que la Da’wa viole un précepte islamique chiite qui consiste à ne pas interférer dans les affaires politiques. Comme nous l’avons déjà vu, dans la doctrine chiite, après la grande occultation du dernier Imam, les mujtahidin se devaient d’observer une attitude de quiétisme et d’attente jusqu’au retour de l’Imam, qui instaurerait son pouvoir sur terre. Pendant cette période, les chiites ne doivent pas œuvrer à établir un quelconque gouvernement car il serait par définition illégitime, puisque le seul capable de gouverner est l’Imam. Ainsi dans sa volonté d’établir un état islamique, al Da’wa rompt avec ce précepte.
L’autre source de contestation réside dans la crainte de la hawza de voir émerger une nouvelle force de nature religieuse qui viendrait lui concurrencer l’autorité religieuse. En effet al Da’wa rompt la chaine d’autorité religieuse chiite selon laquelle le commandement religieux vient de Dieu, puis des prophètes, puis des imams et enfin des mujtahidin. Le parti stipule que ses membres sont les missionnaires de Dieu et que l’autorité ne vient pas de l’homme mais uniquement de Dieu. Ainsi d’une certaine manière, les membres de la Da’wa remettent en cause la prééminence religieuse des mujtahidin.
Par ailleurs la Da’wa tire sa légitimité religieuse de Muhammad Bakr al Sadr qui a pu poser les jalons idéologiques du parti et devenir faqih al hizb. Parallèlement à cela, Bakr al Sadr faisait partie d’une autre organisation, Jama’at al Ulama fi Najaf, l’union ou association des ulémas de Najaf qui regroupe les religieux de haut rang de la hawza qui s’opposent aux quiétistes dans leur volonté de contrer la propagation du communisme.

Jama’at al Ulama fi Najaf, l’organisation des religieux

Etymologiquement, le terme Jama’a vient de Ijtima’, se rassembler, Jama’a veut donc dire l’union ou le rassemblement. Cependant, ce terme a une forte connotation religieuse puisqu’il renvoie d’abord à Ahl al Jama’a ou gens du consensus et à Al Jama’a al Islamiya, l’organisation politique des Frères Musulmans. Mais aussi au parti pakistanais Jamaat islami. Il y a donc une double connotation à ce terme : islamique et politique. Or Jama’at al Ulama est une organisation qui se limite au sens religieux du terme et entend imposer son poids religieux pour contrer le succès du communisme auprès de la population chiite.
On peut d’abord s’interroger sur les facteurs qui ont poussé les religieux de la hawza à créer une organisation et comment ont-ils rompu avec la tradition quiétiste du clergé chiite ? Pour répondre à cette question il est primordial de présenter le paysage dans lequel cette organisation a émergé.
A la fin des années 1950, la politique du général Kassem consiste à utiliser les communistes pour se débarrasser de ses opposants politiques. Les religieux chiites réticents à la montée du communisme, estiment que le rapprochement entre le général et les communistes est dangereux. D’autre part, le général Kassem établit un code de statut personnel codifiant les relations matrimoniales tel que le divorce, la polygamie, la répudiation et étendant les droits des femmes. Ce code a été reçu avec beaucoup de méfiance et d’inquiétude par le clergé, car ce dernier considère que les questions religieuses sont seulement du ressort de la loi islamique et du clergé et non du pouvoir civil.
Par ailleurs le général Kassem instaure une loi agraire en 1958 afin de détruire ce qui à ses yeux était le féodalisme rural et le symbole de la monarchie hachémite. Il estime qu’en luttant contre les propriétaires fonciers, il lutte contre l’impérialisme anglo-américain. D’autre part, par cette réforme, il veut intéresser les paysans à sa politique et construire une nouvelle classe de petits paysans qui lui seraient favorables56.
Cette réforme agraire a été considéré par le clergé chiite comme une violation des lois islamiques qui garantissent la protection de la propriété privée. C’est dans cette atmosphère de quasi hostilité entre Kassem et le clergé qu’intervient la fatwa du marja’ Iranien Burujerdi qui rompt avec le quiétisme traditionnel.
En effet, en Iran le projet de loi d’une réforme agraire a suscité l’opposition du clergé. Le marja’ Burujerdi a émis une fatwa promulguant que la réforme agraire n’est pas compatible ni avec la loi Islamique ni avec la constitution iranienne. Ainsi pour la première fois le clergé chiite avait rompu avec sa logique de prudence et de quiétisme. Le 17 mai 1960 la loi est passée mais n’a pas été appliquée. En 1961 Burujerdi meurt, mais son opposition au pouvoir et son implication marquent un tournant dans la position politique du clergé. A sa mort, l’autorité cléricale ou marja’iya est revenue en Irak où Mohsen al Hakim devient le nouveau marja’ taqlid57.
Ce déplacement de la marja’iya d’Iran en Irak provoque un double effet. D’abord, la libération de la parole de l’opposition religieuse en Iran avec l’émergence de plusieurs personnalités dont Khomeiny. D’autre part il a renforcé le clergé chiite irakien à un moment où ce dernier était déterminé à résister contre les changements sociaux et culturels que connaissait le pays58.
En Irak, Mohsen al Hakim – qui était encore Ayatollah – ne s’est pas opposé à la réforme agraire du général Kassem bien qu’elle visait un nombre important de paysans chiites. Cette réforme a fait perdre au clergé chiite sa classe de riches propriétaires fonciers qui contribuaient à lui apporter une importante source financière à travers le khums59. Les propriétaires chiites ont donc opté pour une aide politique et se sont tournés vers le parti Baath60.
Il y avait un désir chez certains religieux de la hawza, dont Mohsen el Hakim, de réformer la société. Ce dernier, concrétise l’effort de réforme en construisant des bibliothèques, appelées les bibliothèques al Hakim, dans des hussayniya, qui sont de petites mosquées ou des salles de prières présentes dans chaque quartier chiite. Elles ont une double fonction, elles sont d’abord dédiées aux fidèles du quartier pour la prière et l’enseignement et servent également de connections entre le clergé et la communauté chiite. D’autre part, elles passent pour lieu de rencontres des fidèles notamment lors des fêtes religieuses61. Ces bibliothèques visent à éduquer la population chiite qui serait tentée par les idées communistes. Les religieux découvrent avec stupeur que beaucoup de chiites étaient incapables de faire la distinction entre shi’i et shuyu’i, et qui pensaient qu’en soutenant les communistes, ils soutenaient les chiites62 . Par ailleurs des militants communistes menaient une campagne intense contre les religieux chiites, en distribuant des tracts et des pamphlets.
Tous ces éléments ont poussé Mohsen el Hakim à délivrer une fatwa en février 1960, quelques mois après celle du marja’ Burujerdi, contre le parti communiste :
« Any connection with the communist party is unlawful. Such a connection is in the nature of disbelief and infidelity, or it is supportive of disbelief and infidelity63 »
Cette traduction de Faleh Jabar, tirée de son livre The Shi’ite Movement in Iraq, parait peu convaincante car les termes de « disbelief » et « infidelity » qui se traduisent par « incroyance » et
« infidélité » ne semblent pas fidèles au sens premier. En effet en lisant la fatwa directement en arabe on se rend compte qu’il est question de mécréance et d’athéisme :
« داحلإو رفك كلذ نإف يعويشلا بزحلا ىلإ ءامتنلاا زوجي لا »
« Il n’est pas permis d’adhérer au parti communiste car (c’est un acte) de mécréance et d’athéisme »
Cette fatwa a embarrassé le général Kassem64 et l’a forcé à abandonner le parti communiste. Kassem a fait plusieurs demandes pour rencontrer Mohsen al Hakim mais celui-ci refusa toute rencontre tant que le code de statut personnel n’aurait pas été abrogé.
C’est dans ce contexte que se forme Jama’at al Ulama, sous le patronage de Mohsen el Hakim65. La date exacte de sa formation n’est pas connue, mais elle s’est probablement formée à la moitié ou à la fin de l’année 195966. Elle a été officiellement proclamée en 1960 à l’anniversaire de l’imam Ali à Najaf 67 . Elle regroupe des religieux issus des grandes familles religieuses de Najaf comme Al Hakim, Bahr el Ulum et Al Sadr. Tous sont originaires de Najaf et ont entre 50 et 70 ans. A l’inverse de la Da’wa, Jama’at al Ulama est essentiellement l’expression du milieu clérical de Najaf. Ces religieux représentent une grande importance car trois d’entre eux sont des ayatollah et huit sont des hujjat al islam.
Contrairement à la Da’wa, cette organisation se base uniquement sur un travail purement théologique traditionnel, éducatif et caritatif pour contrer le communisme et ne prévoit aucun plan politique. Son action passait par la construction d’écoles et de centres médicaux.
L’organisation comprend également une catégorie de murahikin, c’est-à-dire des étudiants en théologie. Ces derniers sont responsables de la propagande et du travail éducatif ainsi que de la publication du journal de l’organisation. Dans ce journal mensuel intitulé al Adhwa, Les Lumières, plusieurs jeunes y contribuent en tant qu’éditorialistes comme Muhammad Bakr Al Sadr mais aussi Muhammad Hussein Fadlallah68, Muhammad Amin Zain al-Din, Abdul Hadi al Fadhili et la sœur de Bakr al Sadr, Bint el Houda, chargée de la rubrique féminine du journal.
Muhammad Bakr al Sadr, écrit dans une rubrique intitulée Risalatuna, Notre Message, où il publie cinq articles. C’est l’occasion pour lui de faire ses preuves en tant que futur mujtahid, en articulant sa propre pensée grâce à un style persuasif.
Malgré son statut de murahiq au sein de l’organisation, Bakr al Sadr y exerçait une certaine influence à travers son oncle maternel Murtadha Yasin – qui était un ayatollah – et son frère Ismail Al Sadr.

Muhammad Bakr al Sadr : de l’engagement au retrait

Muhammad Bakr al Sadr fait figure de lien entre ces deux organisations et ce malgré une certaine opposition entre Jama’at al Ulama et la Da’wa. En effet beaucoup de religieux opposants à la Da’wa sont membres de Jama’at al Ulama. Des pressions sont exercés de la part de ces religieux sur les fondateurs du parti Da’wa dans le but de dissoudre le mouvement. Mohsen el Hakim, par exemple, bien qu’il ne fasse pas parti de Jama’at al Ulama, affirme la primauté de la marja’iya comme centre de l’ijtihad sur tout mouvement ou parti, faisant allusion à la Da’wa69. Il reproche également à ses fils Mahdi et Muhammad Baqir el Hakim d’avoir « retardé la venue de l’Imam caché par leur indulgence infantile en créant un mouvement clandestin »70 et les oblige à quitter le parti. Muhammad Bakr al Sadr, devenu mujtahid, a vu le nombre de ses étudiants décliner à la hawza en raison de son appartenance à la Da’wa.
Les articles de Muhammad Bakr al Sadr dans al Adhwa essuient également des critiques de nombreux religieux de la hawza. Muhammad Bakr al Sadr est accusé de présenter sa propre vision plus radicale et non celle de Jama’at al Ulama. Les critiques affirment également que certains extraits de ses articles sont tirés de son ouvrage Falsafatuna et réclament plus de contrôle lors des publications.
En réalité, les attaques visaient Bakr al Sadr en personne à cause de ses idées jugées innovatrices par des religieux conservateurs, certains iront même jusqu’à accuser Bakr al Sadr d’hérésie pensant qu’il est devenu sunnite à cause de l’influence des frères musulmans sur ses idées71. Parmi ses détracteurs, le plus virulent était Hussein el Safi un avocat najafi membre du Baath et fervent opposant au communisme et au parti Da’wa.72
Affaibli par ces attaques, Bakr al Sadr se retire du poste d’éditorialiste dans al Adhwa et de Jama’at al Ulama. Muhammad Baqir el Hakim émit l’hypothèse que c’est le Baath, à travers Hussein el Sadi, qui est à l’origine de l’éviction de Bakr al Sadr de l’organisation73.
On peut penser néanmoins que l’éviction de Bakr al Sadr de Jama’at al Ulama exprime le refus des membres de l’organisation d’être sous l’influence d’un jeune religieux et plus largement sous l’influence du parti Da’wa.
Le retrait de Bakr al Sadr de Jama’at al Ulama lui a permis de gagner une liberté d’expression dans sa production de nouveaux traités islamiques. C’est dans cette optique qu’il rédige en 1961 son ouvrage Iqtisaduna dont l’objectif était de présenter le chiisme aux jeunes comme l’équivalent de la pensée occidentale. Il présente une vision chiite de la justice sociale en des termes et avec un langage familier aux lecteurs de Marx74.
Parallèlement à cela, des religieux de la hawza conseillent à Bakr al Sadr, devenu un mujtahid réputé pour ses connaissances en fiqh et usul al fiqh, de se retirer également de la Da’wa et de s’éloigner de la politique pour ne pas compromettre son statut de marja’ potentiel, la hawza refusant qu’un marja’ soit impliqué dans un parti politique75.
Finalement c’est en 1961 que Mohsen el Hakim, à travers son fils Mahdi el Hakim, arrive à persuader Bakr al Sadr d’abandonner son poste de faqih el hizb dans le parti Da’wa. Le retrait de Muhammad Bakr al Sadr ainsi que des deux fils de Mohsen el Hakim va permettre à des figures comme Murtadha el Askari ou Arif al Basri d’émerger comme leaders du parti.
Muhammad Bakr al Sadr ne retournera jamais au parti al Da’wa, mais maintiendra jusqu’à sa mort une relation ambigüe avec le parti que l’on verra tout au long de cette étude.

Table des matières

Introduction 
Première partie : Le clergé chiite et le Baath : « De la confrontation pacifique à la confrontation sanglante »
I – Un contexte tendu avant la révolte
A – Le clergé chiite face au recul du religieux dans la société
B – Du religieux à l’activisme politique
C – Confrontation avec le Baath
II – La révolte du 5-6 février : l’émergence d’une nouvelle force spontanée 33 A – Déroulement de la révolte
B – Interprétation et réponse du Baath
III – Le temps de l’apaisement
A – Utilisation des références religieuses
B – Contrôle et surveillance des chiites dans les appareils d’Etat
Conclusion
Deuxième partie : Les conséquences de la révolution islamique sur l’activisme chiite irakien.
I – Les conséquences de la révolution islamique iranienne en Irak
A – L’émergence de Muhammad Bakr al Sadr comme figure de l’opposition
B – L’activisme de la Da’wa
II – Juillet 1979, Saddam Hussein président : un tournant pour l’activisme chiite
A – Fin des troubles et isolement de Muhammad Bakr al Sadr
B – Nouvelle stratégie de la Da’wa : violences individuelles et actes terroristes
III – La mort de Muhammad Bakr al Sadr et ses conséquences
A – Le tournant d’Al Mustansiriya
B – Conséquences de la mort de Muhammad Bakr al Sadr à l’étranger
Conclusion 
Inventaire des sources
Bibliographie 
Annexes 
Tables des matières

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