LE RAPPORT CONFLICTUEL ENTRE L’ETHIQUE ET LE DROIT

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LES FINALITES DE L’ETHIQUE ET DU DROIT

L’homme qui agit dans la sphère morale ne doit pas agir en vue de fins matérielles susceptibles de lui procurer bonheur.
Il doit agir sans considération de ses mobiles sensibles. Il doit vouloir la loi pour elle-même car étant un commandement de la raison. Et l’objet de la raison, son objet le plus suprême reste le souverain bien. Il résulte de la jonction de la vertu et du bonheur.
Cependant l’homme qui agit dans la sphère juridique doit le faire en vue de conformer ses actions à la loi fixée par la volonté générale. Le respect de cette loi est une obligation de la part de tous les sujets car étant ce grâce à quoi ils se sentent en paix et en justice. Le droit cherche alors à cadrer la liberté des hommes qui est souvent au fondement de leur insécurité et de leur instabilité.

Le souverain bien

A la lumière de ce que nous venons de dire à propos des principes qui régissent la morale, il ressort que jusqu’à présent la morale de Kant se meut exclusivement dans le domaine de l’universel, que l’individu est le théâtre de la moralité. La moralité vise non pas des objets matériels mais immatériels que nous révèle la raison. Mais la volonté doit obéir d’abord à un commandement inflexible de la raison. La raison pure pratique a un besoin lié à la moralité. Qu’est-il?
« Un besoin de la raison pure pratique est fondé sur un devoir, celui de prendre quelque chose (le souverain bien) comme objet de ma volonté, pour travailler de toutes mes forces à le réaliser ; et il faut bien, alors, que je suppose la possibilité de cet objet, et par suite aussi, les conditions nécessaires à cette possibilité, à savoir Dieu, la liberté et l’immortalité, parce que je ne puis les prouver, mais pas non plus les réfuter, par ma raison spéculative »33. L’élément du souverain bien c’est-à-dire quant à la moralité, la loi morale nous adresse un commandement.
Il y a un commandement à réaliser le souverain bien. Pour penser l’harmonie exacte du royaume de la nature et du royaume des mœurs comme conditions de possibilité du souverain bien, il faut la croyance qui admet l’existence d’un Sage auteur du monde, puisque la nature humaine est destinée au souverain bien. La raison doit croire à ces postulats que sont Dieu, la liberté et l’immortalité afin que les actions de l’homme puissent avoir une finalité autre que celle terrestre mais métaphysique, car étant ce à partir de quoi elles sont définies et seront jugées. Si un besoin de la raison spéculative ne nous conduit qu’à des hypothèses, celui de la raison pure pratique nous conduit à des postulats. Même si nous ne pouvons ni les prouver ni les réfuter aussi le souverain bien comporte deux sens : celui de suprême et celui de parfait. Mais on peut se demander : qu’est-ce que le suprême ? Qu’est-ce que le parfait? ou encore qui est- ce qui est suprême ? Qui est-ce qui est parfait ? Encore que cette dernière interrogation est moins pertinente .
Au sens de suprême, seule la vertu peut constituer le souverain bien mais n’est pas le bien parfait. Alors qu’est- ce que la vertu?
Le degré moral où est placé l’homme est celui du devoir (du respect pour la loi morale), et l’état moral qui lui convient, c’est la vertu c’est-à-dire l’intention en lutte, et non la sainteté dans la possession présumée d’une parfaite pureté dans l’intention de la volonté. La vertu authentique repose sur des principes qui sont la conscience d’un sentiment qui vit dans tout cœur humain. La vertu consiste dans les intentions. Elle signifie l’intensité dans la maîtrise de soi et l’effort sur soi sous le rapport de l’intention morale. L’assurance ne devient jamais certitude apodictique. La vertu est la condition suprême de tout ce qui peut nous paraître désirable, par suite de toute notre quête du bonheur. La conscience de la vertu est accompagnée d’un contentement de soi-même. Il y a chez l’homme, une obligation à la vertu, car la vertu a besoin, en tant que force, de s’acquérir par l’attention et l’exercice. La raison est ici législatrice et exécutrice de la loi. C’est dans sa possession seule que l’homme est libre, saint, riche et roi conjointement au devoir d’apathie qui veut qu’on ne se laisse pas dominer par ses sentiments et ses inclinations. La vertu est, sous ce rapport, toujours en progrès et au commencement. Elle n’est jamais dans le repos et la tranquillité due à la nature sensible de l’homme.
Mais l’homme, du fait de cette dualité entre raison et sensibilité, n’est pas toujours à la hauteur de la vertu. La morale ne nous enseigne pas le bonheur (le bien être) mais le comment de son obtention. « La morale comme une science qui nous enseigne non pas la façon dont nous devenons devenir heureux, mais celle dont nous devons devenir dignes du bonheur »34. Si on fait de ce bonheur, le principe déterminant de « l’arbitre », c’est le principe de l’amour de soi. Car dans le désir du bonheur, ce n’est pas la forme de la conformité à la loi, mais la matière seulement qui importe. Or, cela ne peut constituer le souverain bien. La bonne volonté est la condition suprême de tout bien. Le souverain bien ne doit pas déterminer la volonté mais la loi morale. La vertu et le bonheur constituent la possession du souverain bien. Le souverain bien désigne le tout, le bien accompli dans lequel la vertu reste toujours comme condition. Kant se fait ici l’écho de l’usage que les épicuriens et les stoïciens se faisaient de cette notion ambiguë. Selon Kant, pour le Stoïcien « le sentiment du bonheur était déjà contenu dans la conscience de la vertu »35. Et pour l’épicurien « la vertu est tout le souverain bien, et que le bonheur n’est que la conscience de la possession de la vertu, comme appartenant à l’état du sujet »36.
Au regard de ces deux propositions, il ressort que pour le stoïcien, avoir conscience de sa maxime conduisant au bonheur, voilà la vertu ; et pour l’épicurien, avoir conscience de sa vertu, voilà le bonheur. La moralité et le bonheur sont deux éléments du souverain bien. Le souverain bien est à produire par la liberté de la volonté. Cette union (moralité et bonheur) doit être synthétique c’est-à-dire une relation de cause à effet. Il faut donc, pense Kant, que le désir du bonheur soit le motif de la maxime ou que la maxime de la vertu soit la cause efficiente du bonheur.
Le premier énoncé est absolument impossible ajoute Kant, mais le second cas est aussi impossible. Se pose t-il alors une antinomie de la raison pratique?
Apparemment oui. Mais il existe une solution critique. L’homme agit comme noumène (intelligence) doté d’une existence qui échappe aux déterminations du temps. Le souverain bien est assigné à tous les êtres raisonnables. Ils doivent agir par devoir et conformément au devoir pour avoir le contentement de soi qui est l’analogue du bonheur. L’homme doit se départir des inclinations qui sont aveugles et serviles, et agir par devoir. « L’entière conformité des intentions à la loi morale est la condition suprême du souverain bien »37. Or, c’est un devoir et un droit de travailler à la réalisation du souverain bien car il est le dernier but dans la création du monde et non le bonheur des êtres raisonnables pris individuellement. L’humanité doit nous être sacrée à nous-mêmes et à la personne d’autrui. Ainsi notre conduite nous conduira à la sagesse.
Et la sagesse au point de vue théorique signifie la connaissance du souverain bien et au point de vue pratique, la conformité de la volonté au souverain bien.
Voilà la finalité de l’éthique.

L’équilibre des libertés

Le droit est, avons-nous dit précédemment, en substance, la limitation de la liberté de chacun (droit au sens de la loi et non pas « les droits »), de telle manière qu’elle puisse être accordée à la liberté d’autrui. Ce n’est pas la liberté comme fantaisie ou désir individuel. Le droit public est l’ensemble des lois extérieures (portant sur l’usage de la liberté dans une action). Alors la raison doit vouloir la loi (juridique). Si la raison veut la loi pour la liberté, c’est que la liberté consiste à être capable de loi. Le respect moral se traduit en dignité qui, dans un corps juridique ou politique, se traduit en droit. Ce respect est une nécessité pour la raison. Ce qui importe ici pour la raison, c’est qu’aucun sujet ne doit porter, dans ses actions, préjudice à la liberté d’autrui tenue pour sacrée comme la mienne. La liberté n’est pas négociable en vue du bonheur. La liberté n’est pas celle que l’on attribue à l’état de nature (libre arbitre, capacité d’aller au bout de sa propre puissance). Kant s’occupe de la liberté coïncidant avec le pouvoir de la volonté d’inconditionner sa maxime. Sa maxime doit répondre aux exigences de l’universel. C’est cela même qui fait le propre de la faculté de juger une action particulière bien qu’étant comme telle, elle doit être universalisable. « La faculté de juger en général est la faculté qui consiste à penser le particulier comme compris sous l’universel »38. Tout acte que je pose doit pouvoir être posé par n’importe qui. Le rapport juridique est un rapport des arbitres des hommes. Le droit de l’un s’articule au devoir de l’autre.
Le droit est donc la limitation réciproque des libertés sous une loi pratique rationnelle et universelle, limitation qui rend possible l’être en commun des êtres raisonnables. Et pour se faire prévaloir, le droit impose une contrainte légale à tout obstacle qui ferait obstacle à la liberté d’autrui. C’est là, avions nous dit, un des principes du droit. La résistance opposée à l’obstacle à un effet est un auxiliaire de cet effet et s’accorde avec lui.
Appliqué à la liberté, ce principe montre que la résistance à l’obstacle à la réalisation de la liberté s’accorde à la liberté. Dès lors ce qui résiste à cet obstacle, ce qui fait obstacle à cet obstacle, la contrainte s’accorde à la liberté s’exerçant selon une loi. Ce que cherche à éviter le droit, c’est l’injustice. La contrainte qui va à l’encontre de cet obstacle (injuste) en tant qu’obstacle à l’obstacle à la liberté s’accorde avec la liberté d’après des lois universelles c’est-à-dire qu’elle est juste.
Telle est donc la déduction du droit de contrainte. Au fond l’injustice est la négation du droit, la contrainte qui nie une telle négation, qui est la négation de la négation du droit, est par là son affirmation, affirmation de la liberté. C’est pourquoi la contrainte apparaît comme force juste qui restaure le droit et fait être la liberté.
Le concept de liberté, bref ne peut être construit sans ce lien à la contrainte. La liberté a plusieurs statuts. Kant comme Descartes reconnaît plusieurs degrés de liberté. La passion porte préjudice à la liberté mais il y a une passion innée de la liberté. Et Lequan a raison de dire « qu’on ne peut désolidariser l’homme de la passion naturelle de la liberté et du sentiment d’indépendance à travers lequel elle se révèle d’abord à lui »39.
Ce sentiment se manifeste dès l’état de nature qui est un état perpétuel de guerre où chacun se soumet à la liberté comme passion correspondant à l’insociabilité des hommes. La passion de la liberté est une humeur capricieuse et imprévisible. Il faut alors gérer les libertés des tiers afin que la vie en communauté puisse revêtir des marques humaines de civilisation. Cela est une condition nécessaire en vue de la coexistence pacifique des hommes. Cette coexistence pacifique impossible à l’état de nature est à forger et à restaurer à l’état civil dont le garant reste l’Etat. C’est le médiateur et le gardien des lois. Dans l’état de nature le droit privé (puisque c’est dans cet état que l’homme jouit de droits non encore effectifs, reconnus par tous) se nie, se renverse en non droit, engendrant un état infra -juridique (la violence). C’est vouloir le droit sous la forme de sa négation c’est-à-dire sous l’aspect d’un désaccord des libertés. Les gens agissent selon les réquisits d’un état d’injustice, de violence.
Sous ce rapport, l’Etat devient une exigence de la raison pratique pour sauver le péril des libertés. L’Etat doit être compris, non pas comme ce qui exerce une contrainte légale répondant à une nécessité de fait et s’appliquant ainsi à la liberté de façon complètement extérieurement, mais comme manifestation de la raison dans l’espace de la relation intersubjective c’est-à-dire comme l’exercice d’une contrainte légale qui affirme la liberté. Ma liberté doit coexister avec la liberté d’autrui puisque la mienne s’arrête là où commence celle des autres. C’est pourquoi, avions-nous dit, que le principe du droit s’énonce comme suit : « Agis extérieurement de telle manière que le libre usage de ton arbitre puisse coexister avec la liberté de tout homme selon une loi universelle »40.
Ce n’est pas la matière, mais la forme des actions qui constitue l’objet du droit. L’homme, en agissant, doit s’efforcer de telle sorte que sa liberté s’accorde à celle des autres suivant les lois en vigueur. « Le droit est la limitation de la liberté de tous, en tant que celle-ci est possible selon une loi universelle, et le droit public est l’ensemble des lois extérieures qui rendent possible un tel accord universel »41. Ce qui permet donc cet accord universel des libertés des uns et des autres, c’est le dépassement de celles-ci dans l’état civil, qui est désormais un Etat de droit, auquel tous ont donné leur consentement. C’est un état plus bénéfique et civilisé que le précédent état. Ce nouvel état est le fruit d’un contrat social pour faire usage de la terminologie de Rousseau. Et Rousseau même nous dit plus sur les avantages de cet état civil : « Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède »42.
Le droit travaille donc à faire exister la liberté à tout prix. Il ne s’agit pas de la liberté empirico-psychologique c’est-à-dire une indépendance des actes volontaires à l’égard des facteurs extérieurs. Cette liberté est identique à la détermination interne, d’ordre psycho-logico-causal. Il s’agit d’une liberté morale c’est-à-dire une indépendance à l’égard des pulsions, des désirs. Sous cet aspect, une forme positive de la liberté transcendantale, qui de façon purement négative, signifie le fait d’être libre à l’égard de toute subordination sous une loi causale. L’homme doit se soustraire aux conditions de la causalité temporelle. Et selon Rudolf Eisler : «Etre libre au sens positif, cela veut dire placer sa volonté sous la législation de l’intelligible, du suprasensible en nous, se laisser conduire par ses exigences, lesquelles, pour être au- dessus du cours des phénomènes déterminés par la causalité temporelle, ne s’en actualisent pas moins dans cette volonté elle-même »43.
Le devoir être renvoie ici au pouvoir être. L’homme doit être capable de cette liberté. Le respect des libertés est la condition de la paix qui est par conséquent la fin suprême du droit. Mais pour cela chacun doit obéir à ce principe, dit Kant : « Agis de manière que tu puisses vouloir que la maxime d’après laquelle tu te détermines, devienne une loi générale quelque soit le but que tu te proposes »44. La matière n’intéresse point encore le droit mais la forme permettant la liberté.

Table des matières

Introduction
PREMIERE PARTIE : LES FONDEMENTS DE L’ ETHIQUE ET DU DROIT
Section I : l’étude des principes
1-Les principes de la moralité
2-Les principes du droit
Section II : Les finalités de l’Ethique et du Droit
1-Le souverain bien
2-L’équilibre des libertés
DEUXIEME PARTIE : LE RAPPORT CONFLICTUEL ENTRE L’ETHIQUE ET LE DROIT
Section I : La distinction entre l’Ethique et le Droit
1-La moralité
2-La légalité juridique
Section II : L’hétérogénéité entre les principes de l’Ethique et du Droit
1-Les principes intérieurs de la moralité
2-Le caractère formel de la légalité
TROISIEME PARTIE : LE RAPPORT DIALECTIQUE ENTRE ETHIQUE ET DROIT
Section I : L’identité des principes
1- Le caractère universel de leur législation
2- L’unité des fins
Section II : La question de l’homme
1-L’exigence d’une société du genre humain
2-La philanthropie
Conclusion
Bibliographie

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