L’ECRITURE AUTOFICTIONNELLE DANS LA PLACE (1983) ET UNE FEMME D’ANNIE ERNAUX
L’autobiographie
Peut-on parler d’autobiographie avant le dix-huitième siècle, ou bien est-ce un phénomène typiquement romantique ou préromantique? Il faut préciser que le mot «autobiographie» fait son apparition à la fin du XVIIIe siècle. Ce genre a longtemps été perçu comme une variante de la biographie, dont la naissance remonte à l’Antiquité grecque. Ce fut un exercice souvent associé à de vicieuses tendances narcissiques, perçu négativement car on concevait mal qu’un livre, dont la finalité était de transmettre des connaissances, puisse avoir comme sujet la vie personnelle de l’auteur. L’entreprise paraissait encore plus suspecte si l’auteur n’était pas quelque éminent personnage de la vie publique. Néanmoins, quelques auteurs ont suivi l’injonction de Socrate et ont cherché dans la connaissance de soi, un point de départ à la connaissance du monde. Pourtant, ce faisant, ils ont été confrontés aux problèmes que pose la saisie de soi dans l’écriture. Et si le geste autobiographique est aujourd’hui reconnu comme une entreprise distincte et délibérée, il a toutefois été pendant une longue période l’objet de malentendus et de préjugés : c’est seulement à une date récente, dans l’histoire littéraire, qu’on a estimé qu’il relevait de la littérature. Les caractéristiques textuelles d’un genre, ainsi que sa valeur esthétique, sont soumises à une évolution: ce qui nous apparaît aujourd’hui comme une autobiographie, ne constituait-il pas à l’origine le sous-produit d’un autre acte? En effet, avant qu’il ne devienne un choix délibéré, ce type d’écriture se rattachait à une préoccupation plus élevée et plus noble, se situant principalement dans l’apologétique, l’exemplaire: le récit de la vie d’un individu était conçu dans le but de transmettre un enseignement, aussi implicite qu’il fût. On a coutume de dire que le genre prend ses racines dans la tradition chrétienne et qu’il fut au début lié de très près à l’examen de conscience: les Confessions de Saint Augustin constitueraient à cet égard le premier spécimen du genre. Dans ses Confessions, Saint- Augustin offre une des premières manifestations de la subjectivité moderne et Derrida insiste sur son rôle déterminant en disant qu’on ne peut parler de l’autobiographie sans faire allusion à Saint-Augustin :« Il y aurait de la naïveté à croire qu’on sait ce qu’est l’essence, la provenance ou l’histoire de l’autobiographie hors évènements comme les Confessions de Saint-Augustin. » Le théologien tente d’entrer en soi et de se connaitre sans le concours du monde extérieur qu’il juge corrupteur et aliénant puisqu’il empêche d’avoir une véritable connaissance de soi et de Dieu. Les Confessions peuvent être perçues comme un exercice présentant : « Un je humain qui dialogue avec le tu divin d’une façon neuve, un je qui est constitué par ce dialogue » 24 Quant au Moyen Age, il a laissé peu de grandes figures de subjectivités réfléchissant sur elles-mêmes. Au XIIe siècle, dans une tentative de conciliation du réalisme et du nominalisme, Abélard élabore le conceptualisme, une pensée fondée sur la conscience personnelle annonçant en quelque sorte les principes plus individuels du protestantisme. A la fin du XVIe siècle, en pleine guerre civile entre protestants et catholiques, Montaigne qui est d’une époque de crise et qui se défie des certitudes, déclare dans ses Essais : «Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre » 25 En deux siècles, Rousseau est le premier, après Montaigne à se prendre lui-même comme sujet de son livre. Rousseau écrit ses Confessions pour se montrer à la postérité exactement comme il est, mais de toute évidence, l’autobiographie ne suffit pas à une connaissance totale de soi parce qu’après avoir écrit les deux livres des Confessions et offert selon ses dires : « Le seul portrait d’homme, peint exactement d’après nature et dans toute sa vérité, qui existe et qui probablement existera jamais. » 26 L’attention au moi, à l’espace du dedans est commandée, chez Rousseau, par la conscience qui y réside une identité, bien établie, spécifique et singulière, à la fois originelle et naturelle. Le fondement de l’identité personnelle n’est pas la relation à Dieu, comme c’était le cas pour saint Augustin. Les écrits de Rousseau ne disent pas le néant de la vie humaine hors la grâce divine, mais affirment avec éclat la réalisation possible d’un bonheur tout terrestre. La confrontation des Confessions avec les écrits d’inspiration religieuse révèle donc bien les emprunts à la tradition, mais aussi les transformations qu’elle subit. En laïcisant l’autobiographie, en la rendant autonome dans ses fondements et ses fins, Rousseau a contribué à donner au genre un des traits caractéristiques de la culture des sociétés modernes. Les Confessions doivent, en effet, constituer le dossier que le philosophe établit pour ses contemporains mais surtout pour la postérité. L’originalité de Rousseau dans Les confessions réside, contrairement aux œuvres des mémoires qui s’écrivent à l’époque, dans sa capacité non pas de partir des faits mais de la chaine des sentiments qui ont marqué l’histoire de son être. Comme on peut le voir dans le passage qui suit, un tel point de départ dénote une confiance absolue dans la fiabilité, l’accessibilité et l’autonomie de l’intériorité : « Je n’ai qu’un guide fidèle sur lequel je puisse compter, c’est la chaine des sentiments qui ont marqué la succession de mon être, et par eux celle des évènements qui en ont été la cause ou l’effet. (…) L’objet propre de mes confessions est de faire connaitre exactement mon intérieur dans toutes les situations de ma vie. C’est l’histoire de mon âme que j’ai promise, et pour l’écrire fidèlement je n’ai pas besoin d’autres mémoires : il me suffit, comme j’ai fait jusqu’ici, de rentrer au-dedans de moi. » L’autobiographie a acquis une nouvelle dimension : la publicité intégrale, par la narration détaillée de toute une vie, de l’intimité la plus secrète et la moins glorieuse. De ce fait, l’autobiographie peut être considérée comme un genre littéraire, mais un genre problématique. L’autobiographie serait la synthèse de cette triple dimension conceptuelle à savoir : – l’autos : l’identité, le moi conscient de lui-même et principe d’une existence autonome. – Le bios affirme la continuité vitale de cette identité, c’est son déploiement historique des variations sur le thème fondamental. – Le graphein introduit le moyen technique propre aux écritures du moi ; l’écriture est le fruit d’un apprentissage tardif puisque le maniement complet de cette technique et la maitrise de la rédaction sont longs à acquérir. Les termes désignant l’autobiographie ne deviennent courants en Europe qu’à partir du milieu du XIXe siècle. En effet, avec Chateaubriand qui, dans les Mémoires d’outretombe (1848), entrelace délibérément les événements personnels de sa vie d’homme, d’écrivain, d’homme politique et de voyageur.
L’autofiction : un néologisme
L’autofiction est une pratique qui se veut ambigüe. Elle est à cheval entre vérité et fiction. Dans la définition même de l’autofiction apparaissent des tensions entre différents registres qui relèvent autant de l’institution littéraire que du statut de la référence. L’autofiction est avant tout un néologisme introduit avec force dans une quatrième de couverture, Fils de Serge Doubrovsky. Dans ce livre, le narrateur raconte une journée de sa vie, s’attardant au centre du roman à une séance de psychanalyse. Aux différents épisodes de la trame journalière s’intercalent des récits de rêves et de fantasmes, des divagations poétiques. L’écriture de ce premier roman prolonge la psychanalyse entreprise par l’auteur. C’est le schéma structural à double entrée, figurant dans Le Pacte autobiographique de Philippe Lejeune qui a convaincu le rédacteur de Fils de choisir et de lancer la rubrique « autofiction ». L’autofiction est alors définie dans son rapport d’opposition à l’autobiographie. Doubrovsky cherche à ébranler la confiance du lecteur d’autobiographies et à relativiser la notion même de vérité dans ce genre de récit. Pour lui, l’écriture permet de poursuivre voire dépasser l’expérience analytique. Dans l’écriture, le sujet jouit d’une double position: il est à la fois l’analysant et l’analyste. La psychanalyse est intégrée à la forme même du texte. Le projet d’écriture de Doubrovsky est celui d’une autobiographie postanalytique, c’est-à-dire d’une autobiographie qui tient compte de la révolution freudienne. Présente dans ses essais autant que dans ses romans, la réflexion théorique de Doubrovsky sur l’autobiographie constitue davantage un témoignage sur sa propre pratique d’écriture qu’une analyse historique des caractéristiques du genre. En effet, en faisant jouer les caractéristiques de l’écriture de soi pour en dresser le tableau, Lejeune avait remarqué une case vide, celle d’un roman déclaré où l’auteur, le narrateur et le protagoniste partageraient le même nom. Doubrovsky affirme: «Tout se passe comme si Fils avait été écrit pour remplir cette case aveugle».36 Selon Vincent Colonna, l’illusion de Doubrovsky de créer un genre novateur qui remplirait un vide générique est non seulement naïve, mais surprenante lorsqu’on considère que le projet initial de l’auteur était d’écrire une autobiographique postanalytique. Colonna remarque que le terme « autofiction », qui avait un contenu déterminé chez Doubrovsky, a vu son sens glisser et est alors employé pour désigner une foule de textes qui s’éloignent souvent de l’autobiographie. Selon lui, ceci serait dû au fait qu’il manquait depuis longtemps un terme pour rendre compte d’une pratique d’écriture de fictionnalisation de soi. Quant à Lecarme, deux caractéristiques distinguent l’autofiction: l’allégation de fiction, généralement marquée par le sous-titre « roman », mais qui peut aussi apparaitre dans une autre section du péritexte (dédicace, prière d’insérer, quatrième de couverture, etc.); et l’unicité du nom propre pour l’auteur, le narrateur et le protagoniste. La première caractéristique relève davantage d’un choix de l’éditeur que de l’auteur. Pour ce qui est de la seconde, Lecarme souligne plusieurs cas où les notions de contrat, de signature et de nom propre sont ébranlées (pseudonyme, réduction du nom à l’initiale, alternance dans un même texte de l’homodiégétique et de l’hétéro diégétique). Il nourrit la définition de l’autofiction, et montre l’étendue et la diversité des textes qui peuvent y être inclus. Barthes et Robbe-Grillet, eux, en affichant d’emblée un pacte romanesque, font donc de leurs entreprises autobiographiques ce que nous appelons depuis quelques années autofiction, un terme aussi séduisant que controversé. Jacques Lecarme a tenté d’éclairer cette notion à travers le contrat de lecture qui la caractérise : « le pacte autofictionnel, dit-il, se doit d’être contradictoire » 37 . Cette stratégie répond au désir de débordement, de fusion de deux pactes antinomiques, exprimé déjà par Sartre dans Situations X : « c’est ça que j’aurais voulu écrire : une fiction qui n’en soit pas une.» 38A l’intérieur de cette notion, Lecarme distingue deux grands volets : l’autofiction au sens strict du terme, « un récit de faits strictement réels » où la fiction porte, non pas sur le contenu des souvenirs évoqués, mais sur le processus d’énonciation et de mise en récit. Roland Barthes par Roland Barthes, La place et Une femme relèvent de cette première catégorie. Le deuxième volet, c’est l’autofiction au sens large qui associe le vécu à l’imaginaire. Ici la fiction affecte le contenu des souvenirs. La tentative de Robbe-Grillet se rattache à ce dernier cas de figure. L’autofiction serait donc née des acquis de la psychanalyse imposant une conception de la littérature comme inévitable fiction. Avec Freud, l’autobiographe a pris conscience que dès qu’il y a récit, c’est-à-dire mise en texte, il y a fiction. Selon Barthes et Robbe-Grillet, cette prise de conscience est lourde de conséquences : la vérité n’est plus le dernier mot du texte, mais le mot qui manque au texte. L’autofiction est donc avant tout, la forme moderne de l’autobiographie à l’ère du soupçonEn ce sens, le projet de Doubrovsky ne sort pas fondamentalement du cadre de l’autobiographie, sinon qu’il le module de façon inédite. Il reprend ce projet à nouveau, à partir de la révolution opérée par Freud dans la tradition occidentale de la connaissance de soi.
Autofiction contre autobiographie
Se déclarer tout à la fois, auteur, narrateur et personnage revient à mêler intimement les registres du réel et de l’imaginaire. L’autofiction problématise ainsi, dialectise et développe les potentialités de l’autobiographie. Doubrovsky détruit sans ambages l’autobiographie sur le premier principe qui est « la copie conforme » évoquée par Lejeune dans Le Pacte autobiographique. C’est à dire la conformité entre le personnage et l’auteur, soit le pacte référentiel. Par la lecture des Mots de Sartre qui coïncide avec la publication de son œuvre, Le livre brisé (1989) ; il met face à face la personne physique de Sartre et le personnage du texte, ce qui lui permet de voir la non-conformité entre le réfléchissant et le réfléchi, entre le je narrant et le je narré, entre l’existence de l’auteur en tant que personne physique et le personnage de papier qui relève de la fiction. Ce texte qu’il juge digne d’un roman réaliste : «La mort de Jean Baptiste fut la grande affaire de ma vie : elle rendit ma mère à ses chaines et me donna la liberté. Voilà, le tour, le retour sur soi est joué. L’homme est à lui-même transparent, son destin devient diaphane. Le sens d’une vie est l’évidence même. La véritable autobiographie est comme l’idée cartésienne : claire et distincte. Pourvu, bien sûr, qu’on possède le bon instrument critique, qu’on applique la bonne règle. » 39 Pour Doubrovsky, l’autobiographie est une histoire montée suivant une certaine vision du monde. En effet, même si le récit est vrai, il reste que les souvenirs sont soigneusement choisis, en un mot, il y a préférence sur ce que l’autobiographe met sur le papier. Dans ce travail, les souvenirs d’enfance sont plus adéquats, néanmoins, le récit d’enfance est une aberration, l’adulte qui raconte son enfance, parle d’un individu mort.40 De même, Philippe Gasparani soutien dans son article : « Toute définition de l’autofiction passe par une critique de l’autobiographie. D’emblée, Serge Doubrovsky justifia son néologisme par la nécessité de dépasser le modèle rousseauiste dont Philippe Lejeune venait de cerner la spécificité pragmatique. Désuète, ronflante et illusionniste, l’autobiographie «classique» était disqualifiée par la découverte de l’inconscient. Il était temps que le sujet prenne acte de sa fictionalité (…). Alain Robbe-Grillet, Raymond Federman, Philippe Forest poursuivront ce procès afin de distinguer leur écriture mémorielle du simple témoignage. Et Vincent Colonna prétendra couper l’autofiction de son affiliation avec l’autobiographie… En sens inverse, elle relance le débat sur la fonction de la littérature, en l’ouvrant aux lecteurs, aux journalistes, aux juges, aux historiens, aux sociologues. L’enjeu n’est pas seulement la légitimité de l’écriture autofictionnelle, mais aussi sa capacité à tenir un discours sur la société contemporaine. » Tous ces auteurs cités voient autrement l’autobiographie, sur le plan de la vérité et Doubrovsky, dit sans ambages : « Dieu sait, si l’on a dénombré les erreurs et les mensonges de Rousseau ou de Chateaubriand. »Donc contrairement à l’autobiographie, l’autofiction ne se soucie pas de la vérité mais d’un simple roman qui augmente le champ d’action du récit de soi. Dès lors, Doubrosky se démarque très rapidement des écritures de soi classiques par cette affirmation, dans « la prière d’insérer » de son œuvre : « Autobiographie? Non, c’est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style. Fiction, d’événements et de faits strictement réels; si l’on veut autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau. » 43 Quel que soit son orientation l’autofiction serait un type d’autobiographie éclaté et tenant compte de l’apport de la psychanalyse, de l’éclatement du sujet, de l’écriture comme indice de fictivité, tout en respectant les données du réfèrent. Ce nouveau type d’autobiographie, cette autofiction sera fragmentaire, sans visée unificatrice. Prise dans l’imaginaire, elle connaît ses limites et en joue dans tous les sens du terme. Alain Robbe-Grillet posait le problème de la façon suivante: « Peut-on nommer cela, comme on parle de Nouveau Roman, une Nouvelle Autobiographie, terme qui a déjà rencontré quel que faveur? Ou bien, de façon plus précise—selon la proposition dûment étayée d’un étudiant—une «autobiographie consciente», c’est-à-dire consciente de sa propre impossibilité constitutive, des fictions qui nécessairement la traversent, des manques et apories qui la minent, des passages réflexifs qui en cassent le mouvement anecdotique, et, peut-être en un mot: consciente de son inconscience. » 44 Quoi qu’il en soit l’autobiographie est restée comme on le sait, dépendante des distinctions entre la fiction et la non-fiction. Refusant de s’en tenir prudemment au schéma traditionnel imposé par la chronologie, le problème de la connaissance de soi que pose le genre déborde bien sûr le cadre strictement littéraire. Il fait ainsi l’objet de nombreuses réflexions, tant dans le domaine de la phénoménologie que de la psychologie: avant toute chose, un doute concernant la réalité et même l’existence du moi persiste. Ses détracteurs sont nombreux. Les structuralistes ainsi que les déconstructionnistes n’ont cessé d’exprimer leurs réticences face aux hypothèses que le discours autobiographique prend pour acquises et qui selon eux demeurent hautement problématiques.
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