ANALYSE PHILOSOPHIQUE DES CAUSES DE LA MALADIE MENTALE

ANALYSE PHILOSOPHIQUE DES CAUSES
DE LA MALADIE MENTALE

LES REPRESENTATIONS TRADITIONNELLES DE LA MALADIE MENTALE

Le normal et le pathologique 

Dans l’acception africaine du terme, on définit souvent le normal suivant deux exigences. La première renvoie à la capacité de l’individu à se définir en tant qu’individu avec toutes ses facultés mentales, psychologiques qui atteignent les plus forts pourcentages de présence en général, c’est-à-dire qui est commune à tout le groupe social. Cette première approche se situe au niveau de la dimension humaine dans la mesure où il s’identifie au groupe à travers les comportements, les attitudes les plus communs, les plus usuels qui renvoient spécifiquement au mode d’être de son groupe d’origine. La notion de ressemblance tant au niveau du mode d’être humain qu’au niveau physique y est fondamentalement importante. Canguilhem2 en citant Goldstein le dit en ces termes : « être sain c’est être capable de se comporter de façon ordonnée et cela peut exister malgré l’impossibilité de certaines réalisations précédemment possible.» En effet, l’individu normal est celui qui est conscient de chaque situation et qui sait répondre à cette dernière et le fait par le biais de son statut, son langage. C’est aussi celui qui est conforme aux normes et respecte celles qui régissent le milieu où il évolue, qui reste adapté à son milieu et qui arrive à s’arranger avec ses problèmes quel que soit leur profondeur, tout en s’adaptant à lui-même et aux autres sans se paralyser par ses conflits ni se faire rejeter par la société, malgré les inévitables problèmes dans les relations. La deuxième exigence plus fondamentale renvoie à la fois à l’identité et à l’appartenance au groupe mais également à la conformité aux règles et normes établies par le groupe, par la société. C’est cette dimension à la fois humaine -car renvoyant à l’identité de l’individu à travers son groupe d’origine- et sociale -en ce sens qu’elle renvoie à l’identité de l’individu à travers l’intégration de ces normes- qui constitue la caractéristique essentielle d’un individu normal en milieu africain traditionnel. Ainsi, nous sommes tentés de nous poser la question de savoir si l’anticonformisme serait en ce sens un facteur pour qualifier un individu d’anormal, de pathologique ? 2 CANGUILHEM (G) – le normal et le pathologique P.U.F., Paris, 1966, p 128. 11 D’autant que la société traditionnelle, en définissant le normal comme ce qui est conforme aux normes sociales établies, considère de pathologique tout comportement allant dans le sens de transgresser ces normes. En fait, l’individu n’a de sens et de valeur, que lorsqu’il adhère et se conforme aux règles sociales d’ailleurs «3 il est demandé à l’homme normal de respecter les lois de la société dans laquelle il vit, lois héritées des ancêtres (esprit).Toute transgression de ces lois et principes de vie entraîne pour lui une maladie ou un malheur, c’est-à-dire une perturbation de ses relations avec les esprits et la société. » En d’autres termes, l’action d’agir en marge de ces règles sociales est située en milieu traditionnel sur le registre de la pathologie d’autant que l’individu est moulut à la pâte communautaire. D’ailleurs, et nous le verrons plus tard, c’est dans la mesure où l’individu agit à l’instar de ce qui n’a pas lieu d’être qu’il est considérer d’anormal. Sur ce, seront considérés comme normaux ceux qui agissent en référence à la collectivité, aux représentations traditionnelles. Une telle conception du normal est d’une certaine mesure soutenable sachant que chaque société possède ses propres règles, institutions et normes mais également des sanctions à l’encontre de ceux qui transgressent ces mêmes règles. Mais ce qui est pathologique dans une société particulière ne peut-il pas être considéré comme normal dans une autre ? A en croire Ruth Benedict en partant d’un exemple de nature existentielle : 4 « ce que nous considérons, en occident, comme un ensemble de faits pathologiques, est considéré au contraire comme tout à fait normal dans les sociétés autres que la nôtre. » cela signifie que et en rapport avec la société traditionnelle, ce qui y est considéré comme normal peut être vu comme une pathologie en occident. Pour illustrer cela, considérons le comportement surexcité de l’individu qui prétend détenir des connaissances et qui incarne le statut d’être particulier en mode de vie sain par opposition aux autres. En effet, cette attitude peut être considérée comme normale dans des sociétés traditionnelles à l’instar de celle africaine alors qu’elle peut être vue comme pathologique dans des sociétés occidentales par exemple. Cela veut dire que la notion de normal comme il a été dit est attribuée aux réalités sociales d’un groupe par rapport à l’idéal visé. De ce point de vue, cette notion se caractérise par une dimension à la fois relative c’est-à-dire d’une société à 3MAKANG MA MBOG M. Essai de compréhension de la dynamique des psychothérapies africaines traditionnelles. Psychopathologieafricaine1969 ; V, 3 : p 309. 4 BENEDICT R. Patterns of culture, Broston, New York, Houghton Mifflin Company, 1934. 12 une autre et propre à elle en rapport à ses propres valeurs ; et sociale c’est-à-dire qui ne relève pas d’une convention humaine en général par opposition aux règles d’une société particulière. Sinon cela reviendrait à considérer que les sociétés partagent les mêmes croyances, les mêmes valeurs, les mêmes conceptions. Or, ce qui distingue entre autres une société d’une autre c’est sa spécificité par rapport à ses propres systèmes de représentations qui sont d’ailleurs différents d’une société à une autre. Quand l’état normal subit des modifications causées par des facteurs externes tels que l’attaque par les esprits, la sorcellerie ou par la magie interpersonnelle, le normal par un mouvement d’intensité, allant du régulier à l’irrégulier prend la forme d’une négation de son Moi. Il s’agit là des principales interprétations issues des représentations sociales. En effet, « 5 les représentations collectives fournissent des modèles d’interprétations persécutrices correspondant à tous les syndromes pathologiques et à toutes les situations ». On reconnait ainsi le malade mental à partir du moment où il fait autrement ou d’une manière inquiétante ce qui a lieu d’être ou encore à partir du moment où il ne cesse de faire ce qui n’a pas lieu d’être. A partir donc de ce moment, il exhibe devant tout le monde ses sentiments confus, ses pensées embrouillées ou éparpillées, ses discours incohérents mais surtout son corps, preuve qu’il a perdu la notion de pudeur. Il devient une personne qui n’a aucune idée des formules indirectes et complexes de politesse. Dans la mesure où il frappe quiconque sans distinction, lorsqu’il insulte quiconque qui lui tombe sous le regard, lorsqu’il déforme les paroles de celui à qui il parle. Lorsqu’il manque aussi de tenue vestimentaire, se balade dans les saletés, se mêle aux enfants et aux femmes dans le cas où le malade est un homme, ses jeux dérisoires, ses gestes désordonnés, son débit incohérent et rapide. « 6 Le malade ne respecte plus les normes sociales et ne répond plus à l’attente des rôles sociaux des membres des groupes dont il fait partie ». Son nouvel état devient alors véritablement apparent surtout de par son indifférence à l’égard des autres et par son repli pathologique sur lui-même dans une société caractérisée par l’harmonie, l’échange au niveau du groupe ; sans oublier lorsqu’il marche murmurant des paroles incompréhensibles ou parfois s’écriant à haute voix « le voilà » ! 5 ORTIGUES M-C, MARTINO P. Psychologie clinique et psychiatrie en milieu africain. Psychopathologie africaine 1965 ; I, 1 : P 248. 6 ATIWIYA G. Le « ZEBOLA » (Thérapie traditionnelle des maladies mentales dans un cadre urbain). Psychopathologie africaine 1971 ; VII, 3 : p 401. 13 Ces perturbations d’ordre pathologique sont perçues comme étant le résultat d’un conflit avec les normes sociales en référence aux types de sociétés communautaristes pour qui l’accord avec le groupe reste une condition sine quoi none. En d’autres termes, le pathologique dans l’univers africain résulte d’une relation conflictuelle à deux niveaux : d’abord conflit avec les esprits ensuite conflit au niveau interindividuel c’est-à-dire dans les relations divergentes entre membres d’un groupe social. Dans la première relation, le conflit émanent de la relation aux esprits est la conséquence et le signe manifeste de la maladie. Dans la deuxième, le conflit issu de cette relation interindividuelle est le fondement du maraboutage. L’on pourrait définir le pathologique comme l’état de l’individu victime d’une agression psychologique et qui passe par un mouvement négatif c’est-à-dire d’un état normal à un état pathologique qui se traduit par un acte de déchéance, sur le plan mental et dont la manifestation devient apparente à travers le comportement dérisoire et le discours incohérent causés par la maladie. 

 La conception traditionnelle de la maladie mentale 

Selon Serge Moscovici7 (1961) : « la représentation sociale est un corpus organisé de connaissances et une des activités psychiques grâce auxquelles les hommes rendent la réalité physique et sociale intelligible, s’insèrent dans un groupe ou un rapport quotidien d’échanges, libèrent les pouvoirs de leurs imaginations ». Cette dimension essentiellement sociale des représentations constitue également une dimension collective. Dans la mesure où elles participent activement à la communion entre les membres d’un groupe dans le but d’établir une relation à la fois sociale, humaine et symbolique et vont produire des comportements, définir des rapports entre le groupe et son environnement social et avec l’univers des esprits. Ainsi, les représentations traditionnelles qui traduisent en langage symbolique l’étiologie ou le déterminisme des maladies mentales mobilisent en effet les rapports interpersonnels et la relation à l’ordre ou à la loi en faisant intervenir essentiellement la dimension sociale du trouble mental. En d’autres termes il existe un certain consensus familial, environnemental dans l’interprétation de la maladie ou des troubles qui, avec le 7 In thèse de Doctorat: FALL (A) p. 16. 14 diagnostic du guérisseur accorde une place déterminante au malade mental au sein de ce consensus. En effet, les sociétés africaines sont communautaristes, ce qui se manifeste aussi dans leur conception de la maladie mentale. Dans cet aspect il faut souligner l’idée de solidarité, d’entre-aide, d’implication du malade, de son environnement, du thérapeute dans un commun accord afin d’entamer la thérapie. Cette communion d’accords apparente est fondamentale et nécessaire à toute thérapie. Par ailleurs la nomination de l’état que nous appelons « folie » ou « maladie mentale » se fait hors de toute interprétation. Pour cette fois-ci que l’individu soit attaqué par les esprits ou marabouté par la magie, il sera dit « fou ». Ce dernier se dit « dof » en wolof. Alors qu’en occident suivant le tableau clinique, on distingue des termes spécifiques à chaque maladie selon les symptômes et la manifestation de la maladie. Ce terme généralisé pour qualifier l’individu de fou comprend relativement plusieurs synonymes8 par exemple en langue wolof pour tout de même qualifier un seul et même état du désordre mental. Le terme « kannasu » est ainsi synonyme de « dof », il désigne le fou calme ou agité. « Rangatiku » désigne celui qui se trouve dans un état de perpétuelle surexcitation. Le « rakaaju » est l’agité qui parle sans cesse. Ces deux derniers termes désignent tout de même l’état de folie. Celui de « walbatiku » – « celui-là, son esprit est retourné » ou « sa tête est retourné » diras-t-on. On peut également remarquer le manque de sommeil chez l’individu et le cas de S. L en témoigne véritablement. Il s’agit d’un patient psychotique qui dénie sa maladie au point de dénier son propre prénom. Il refuse d’être malade et donc nous nous sommes entretenus avec son accompagnant, son père. Cet entretien tout comme la plupart des autres entretiens est traduit du wolof. « Son nom est S.L père d’une fille. Il a fait des études franco Arabe dès le bas âge à Bamako. Au cours de son enfance, il n’a jamais développé des troubles mentaux, ni d’obstacles majeurs pouvant être liés à sa maladie. Mais on observait du sang dans ses restes d’urines. Malade depuis l’an 2000 à Welel, on a compris qu’il n’était plus normal à partir du moment où il commençait à injurier les gens de son entourage y compris les membres de sa famille, il 8ZEMPLENI (A),L’interprétation et la thérapie traditionnelle du désordre mental chez les wolofs et les lébou (Sénégal) Thèse de Doctorat de 3e cycle en psychologie Attaché de recherches CNRS 1968. p. 79. 15 allait et revenait à tout moment en murmurant et manquait de sommeil. Les signes étaient entre autre insomnie totale, délires, hallucination etc. pendant ce temps, il était émigré au Congo et c’est de là qu’il est tombé malade. Ensuite on l’a ramené au village car nous avons aussitôt compris que c’était les affaires des esprits. Nous l’avons ensuite amené chez plusieurs marabouts et nous avons été environ chez 12 marabouts. Ils disaient tous qu’il était sous l’emprise des esprits. Ils nous ont donné des talismans, des médicaments liquides dans des bouteilles à boire et d’autres avec lesquels se laver. L’un d’eux nous a retenus pendant 13 mois chez lui sous prétexte qu’il allait le guérir. Au bout d’efforts, de longues attentes sans amélioration sur sa santé mentale nous sommes rentrés car en réalité les médicaments qu’il lui donnait et qu’il prenait régulièrement ne produisait pas le moindre effet. Son état restait le même sinon s’empirait. Une fois rentrés des personnes de bonnes volontés de notre entourage ayant vu la situation dans laquelle était S.L depuis de longues années sont venus nous recommander cet hôpital pour tout de même essayer la prise en charge médicale. Nous espérons retrouver ici la guérison. Seulement en psychiatrie il faut être patient et respecter les prises de médicaments. La société africaine reste toujours imprégnée des pratiques traditionnelles. D’ailleurs, au moindre soupçon de troubles mentaux, les marabouts ou thérapeutes traditionnelles sont considérés comme seuls aptes à les guérir. En effet «9 seuls certains membres de cette société ethnique (guérisseurs), capables de manipuler l’héritage ancestral et d’entrer en communication avec les esprits, peuvent restaurer le système en faisant en sorte que le malade et sa famille réparent le tort causé aux autres éléments avec lesquels ils sont liés par la naissance et par la vie ». De même, ces derniers imputent toujours volontiers, compte tenu des représentations traditionnelles, les causes de la maladie mentale aux esprits quelque soit la maladie. Or, dans la société occidentale, il peut arriver que l’individu malade, -hormis la possibilité d’être interné par sa famille- parte d’un constat de son propre Moi. Et dans ce cas il intègre des réalités issues de son propre réservoir psychologique dans l’explication de sa maladie contrairement à l’africain. Ainsi, il peut également être amené à s’interroger sur sa capacité à s’adapter convenablement à certaines situations, à douter sur ses capacités mentales jusqu’à en arriver à la consultation. Selon Goffman10 «la phase pré-hospitalière est marquée 9 MAKANG MA MBOG M. ibidem. 10GOFFMAN (E) : Asiles : étude sur la condition sociale des malades mentaux, coll. « le sens commun ». Les éditions de minuit.2013, p 185. 16 d’une part par une décision volontaire vers l’internement. » C’est-à-dire qu’il peut arriver que l’individu pense et se voit présenter des symptômes pour lesquels l’internement deviendra bénéfique à son égard. En effet, les malades mentaux révèlent des comportements scandaleux dans leur environnement social, soit dans leur foyer, soit dans leur lieu de travail, dans les services semi-public comme les magasins, ou sur la voie publique et c’est qu’il convient de voir le point de départ social de la carrière11 du malade. Ainsi, les types de fautes qui conduisent à l’hospitalisation sont par nature différents de ceux que peuvent commettre selon Goffman des « gens normaux » et qui sont tolérables c’est-à-dire compris dans la normalité. La pensée psychiatrique accorde beaucoup d’importance à la démarche descriptive et classificatrice. Car l’examen clinique du psychiatre consiste avant tout dans une analyse minutieuse des symptômes, des antécédents, du milieu… qui lui permet de reconstituer en signes, les faits et les séquences structurés, l’actuel et le passé, le verbal et le non-verbal… en vue de les organiser en syndromes, eux-mêmes s’insérant dans une catégorie nosographique. Il y aurait beaucoup à dire sur le nominalisme inhérent à cette démarche, sur ses emprunts à la pathologie médicale et sur le concept de « maladie mentale » qui lui est sousjacent. Retenons deux caractéristiques majeures : l’accent mis sur l’acte d’observation et de description pendant l’examen et, corrélativement, le privilège accordé aux catégories cliniques descriptives dans la classification des faits pathologiques. Cependant, ces deux traits sont absents chez les thérapeutes traditionnels. D’une part, la phase diagnostique de la cure traditionnelle, n’est souvent pas fondée sur l’observation et l’interrogatoire minutieux du malade à l’exception du 12Ndoep. D’autre part, les troubles mentaux ne sont pas classifiés en vertu de leurs manifestations cliniques. Certes, ces thérapeutes n’ignorent pas la notion de syndrome et sont parfaitement conscients de la récurrence de certains tableaux cliniques bien plus complexes ou discrets. Mais, ils ne nomment pas, sauf exception, ces tableaux cliniques et ne les ordonnent pas suivant des critères descriptifs.

Table des matières

Introduction
PREMIERE PARTIE
Chapitre premier : les représentations traditionnelles de la maladie mentale
I- Le normal et le pathologique
II- La conception traditionnelle de la maladie mentale
DEUXIEME PARTIE
Chapitre premier : les interprétations traditionnelles de la maladie mentale
I- L’interprétation par les génies ancestraux
II- L’interprétation par l’attaque de la sorcellerie
III- l’interprétation par la magie interpersonnelle
IV- Autres causes associées aux maladies mentales
Chapitre II : analyse philosophique
Conclusion
Bibliographie
Guide d’entretien

 

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