Autochtonie, ethno-régionalisme et mobilisations identitaires au Katanga
En République démocratique du Congo, la problématique de l’autochtonie prend la forme d’une opposition entre « originaires » et « non originaires ». L’expression « non originaires » fait référence à une identité régionale, et plus précisément ethno-régionale : est considérée comme « non originaire » toute personne qui est née ou dont les ascendants sont nés dans une autre province que celle dans laquelle elle vit. En raison de l’importance démographique des Kasaïens au Katanga, l’expression « non originaires » équivaut de fait à Kasaïens. Les « originaires » se définissent, eux, par rapport à leur identité ethnique (Baluba, Lunda,Tshokwe, Basanga…). Ils sont – ou se revendiquent comme tels – les membres des ethnies installées sur le territoire du Katanga antérieurement aux « non originaires », qui sont arrivés pendant la période coloniale ou plus récemment.
La plupart des études sur le conflit entre Katangais et Kasaïens se sont focalisées sur les pratiques et discours xénophobes du début des années 1990. Ces études analysent le conflit entre les Katangais originaires et les Kasaïens non originaires à partir du cadre d’analyse de l’autochtonie, soit explicitement, soit implicitement. Quand ils n’utilisent pas explicitement la notion d’autochtonie, les auteurs décrivent les pratiques et discours contre les Kasaïens comme des «violences ethniques» ou un «conflit ethnique» , ou une manifestation du «nationalisme katangais» ou du «régionalisme katangais» ou d’un «sentiment régionaliste» , ou encore comme une «dérive tribaliste du processus de démocratisation».
L’autochtonie – telle qu’elle est définie par Bayart, Geschiere et Nyamnjoh– constitue un cadre d’analyse pertinent pour comprendre et expliquer les violences contre les Kasaïens. D’une part, la fabrication des consciences ethno-régionales katangaise et kasaïenne est en effet le produit de la formation et de la division territoriale de l’Etat pendant la période coloniale, et plus précisément de la mise en valeur coloniale des mines du Haut-Katanga. Les identités collectives katangaise et kasaïenne ont été appropriées par les populations concernées et construites en tant qu’identités antagonistes dans le contexte urbain et industriel des centres miniers et industriels du Haut-Katanga . D’autre part, les violences du début des années 1990 se produisirent dans le contexte «de la démocratisation des régimes autoritaires et des stratégies de restauration autoritaire» en Afrique sub-saharienne.
Une fabrique normative et volontariste de la réconciliation « par le bas »
Les théoriciens et les praticiens de la pacification « par le bas » s’intéressent à la question des relations sociales entre les « gens ordinaires » dans les contextes de post-conflit, mais en ayant souvent un projet normatif. Leur ambition est d’instaurer une paix « durable » ou « positive », ce qui implique, selon eux, de recréer de manière volontariste des relations interpersonnelles entre les membres des groupes en conflit, comme l’a montré Sandrine Lefranc : « Les pratiques de pacification par le bas ont pour point commun de vouloir ressusciter des liens inter-groupes (ethniques, religieux, régionaux) « ordinaires » tels qu’ils se déploient dans les interactions de voisinage, de lieux de travail, dans l’interaction avec les services publics lorsqu’ils existent, dans les loisirs, mais aussi toutes les relations professionnelles et spécialisées, politiques incluses, appréhendées comme des relations interpersonnelles. Ces liens sont supposés avoir été endommagés par le conflit violent et ses causes, et pouvoir être revivifiés par l’établissement volontariste d’un espace de dialogue préservé des hostilités, au sein duquel se manifesterait une aptitude rationnelle de chacun à désingulariser sa situation, à faire preuve d’empathie, à prendre conscience des causes de la violence et de l’existence d’une solution bénéfique pour toutes les parties. »
Les pratiques de pacification « par le bas » constituent « une forme très poussée d’ingénierie sociale », dans le sens où elles entendent transformer les relations interpersonnelles entre « gens ordinaires » et parvenir ainsi à « une « refondation » politique et sociale ».
Comme le montrent les travaux de Lefranc, cette « conception individualiste et relationniste » ou «intersubjective» de la paix « durable » est l’héritière d’une part, de la réforme de la justice initiée dans les années 1970 dans les pays anglo-saxons, via le développement des techniques parajudiciaires de «résolution alternative des litiges» (alternative dispute resolution), et, d’autre part, de mobilisations pacifistes contre la politique étrangère des Etats-Unis pendant la Guerre froide, telles la composante à finalité éducative du mouvement pacifiste américain des années 1980 et des groupes religieux, à savoir la dénomination Mennonite et le mouvement quaker.
Situations de crise et déplacement de l’évitement
Le premier terrain, mené du 10 février au 11 mars 2009, a permis de confirmer l’hypothèse de départ de la thèse. Les données recueillies au cours de ce terrain montraient en effet que depuis les violences du début des années 1990, les Katangais et les Kasaïens mettent en œuvre, dans leurs interactions quotidiennes, des pratiques de coexistence fondées sur l’évitement, le silence et les non-dits. C’était particulièrement évident à Likasi, où s’était déroulé l’essentiel du terrain160 et où le conflit entre Katangais et Kasaïens était alors endormi.
Le deuxième terrain, réalisé du 16 novembre 2011 au 14 janvier 2012, dans le contexte des élections présidentielle et législatives de novembre 2011, m’a obligée à questionner cette hypothèse, qui me semblait pourtant bien établie. Dans ce contexte électoral, les références explicites aux violences passées étaient en effet très fréquentes dans les situations d’interaction. Si ce type de références n’étaient pas absentes lors du premier terrain, elles étaient beaucoup moins fréquentes et toujours interprétées par ceux qui me les rapportaient comme le fait de personnes dont le comportement était présenté comme anormal, car supposément « ivres » ou « droguées », et/ou expliqué par leur statut social (les gens des «milieux reculés»).
Autre différence entre les deux terrains : durant les trois premières semaines du deuxième terrain – soit avant l’annonce des résultats provisoires de l’élection présidentielle, le 9 décembre 2011 – j’ai eu l’impression que le terrain et les enquêtés me résistaient. Il me fallut ainsi attendre huit jours pour obtenir un premier entretien. Durant cette période, à trois reprises, un Kasaïen, que j’avais interviewé lors du premier terrain, soit ne vint pas au rendez-vous, soit l’annula au dernier moment. Un autre Kasaïen, que j’avais également interviewé au cours du premier terrain et qui, le 3 décembre 2011, avait accepté de me rencontrer à nouveau, repoussa à plusieurs reprises la fixation d’une date, jusqu’à ce que j’aille le chercher sur son lieu de travail, le 9 janvier 2012. Les résistances des enquêtés se poursuivirent en effet au-delà des jours qui suivirent la proclamation des résultats de la présidentielle, mais dans une moindre mesure. Surtout, j’avais alors compris que ces résistances faisaient partie du terrain, dans le sens où elles reflétaient les tensions entre Katangais et Kasaïens qui existaient alors, et la peur qui caractérisait leurs interactions. Dans mes relations avec les enquêtés, les tensions et la peur se manifestaient, par exemple, de la manière suivante : un membre de la Commission Justice et Paix à Kolwezi m’appela un matin à 6 h 30 pour annuler un entretien qui avait été fixé par téléphone trois jours plus tôt ; il expliqua son revirement en disant qu’il avait « parlé avec d’autres personnes » de ma prochaine visite et que « sur leur conseil », il préférait annuler le rendez-vous, car c’était un sujet « très délicat ». Un Katangais utilisa le même adjectif (« C’est délicat ») pour refuser l’enregistrement de l’entretien. C’est le seul cas au cours des deux terrains où un enquêté s’opposa à l’enregistrement. Ce fut d’autant plus surprenant que j’avais interviewé ce Katangais au cours du premier terrain et qu’il avait accepté que j’enregistre l’entretien, sans la moindre discussion, et alors même que nous nous étions rencontrés seulement une vingtaine de minutes auparavant.
Des pratiques de coexistence fondées sur l’évitement, le silence et les non-dits
L’hypothèse de départ de la thèse était la suivante : parce qu’ils sont contraints de vivre côte à côte sur un même territoire, les Katangais et les Kasaïens mettent en œuvre, dans le cadre de leurs interactions quotidiennes, des pratiques de coexistence fondées sur l’évitement, le silence et les non-dits. Cette hypothèse était inspirée à la fois par les travaux de Goffman, et en particulier son hypothèse d’étudier toute société comme un « système d’accords de non-empiètement », et par ceux de Deepak Mehta et Roma Chatterji et de Karine Vanthuyne.
Dans leur étude sur la vie quotidienne à Dharavi, un bidonville de l’ancienne Bombay, après les émeutes de décembre 1992 et janvier 1993150, Deepak Mehta et Roma Chatterji analysent la manière dont les relations interpersonnelles entre hindous et musulmans sont négociées dans un quotidien qui a été transformé par les effets du danga, nom par lequel les habitants de Dharavi désignent les émeutes. Dans les années qui ont suivi les émeutes – période au cours de laquelle Mehta et Chatterji ont mené leur enquête de terrain – les hindous et les musulmans avaient une perception stéréotypée des membres de l’autre communauté confessionnelle ; et ils les considéraient comme dangereux. Du fait des émeutes, la violence était devenue le principal marqueur identitaire : être un musulman, c’était être en conflit avec les hindous (et inversement). L’étude de Mehta et Chatterji montre que dans ce quotidien transformé par les émeutes, hindous et musulmans mettent en œuvre des stratégies de survie et de coexistence (« strategies of survival and coexistence »). L’une des principales stratégies mises en œuvre par les habitants de Dharavi consiste en une mise à distance des violences passées et de leurs souvenirs, dans les situations d’interaction avec les membres de l’autre communauté : « Le quotidien est non seulement marqué par un nouveau savoir, et une nouvelle mémoire, de la perte. Il est aussi marqué par une sagesse pragmatique sur la manière de gérer cette perte. Cette sagesse stipule que la réparation ne peut prendre la forme de la justice et que la co-existence n’est possible que si le passé est délibérément mis de côté. »
Les conclusions de Mehta et Chatterji sont proches de celles faites par Karine Vanthuyne, dans ses travaux sur, d’une part, la réappropriation du registre de la victimisation, porté par des ONG spécialisées dans la justice de transition, par des paysans d’origine maya ayant survécu aux massacres commis par l’armée guatémaltèque, et, d’autre part, leurs relations avec les habitants des villages où ils se sont réfugiés et où ils cohabitent avec les personnes qui les avaient dénoncés à l’armée. Vanthuyne constate que les survivants des massacres sont contraints à adopter « une sorte de « parole clivée » et de double présentation d’eux-mêmes.
Table des matières
Introduction
1. Autochtonie, ethno-régionalisme et mobilisations identitaires au Katanga : le cadre d’analyse
2. Une fabrique normative et volontariste de la réconciliation « par le bas »
3. Ecrire sur la pacification « par le bas »
Une littérature praticienne centrée sur l’efficacité des programmes
Des programmes qui ne font pas ce qu’ils prétendent faire
4. Les interactions quotidiennes après des violences de masse : problématique de la recherche et approche théorique
Contre la normativité des pratiques de pacification « par le bas »
Les travaux de Donatien Dibwe dia Mwembu sur la « réharmonisation » des relations entre Katangais et Kasaïens
Un cadre d’analyse goffmanien : interactions en face-à-face et « système d’accords de non-empiètement »
Des pratiques de coexistence fondées sur l’évitement, le silence et les non-dits
5. Situations de crise et déplacement de l’évitement
6. Méthodologie et rapport au terrain
Une approche qualitative, émique et inductive
Le rapport aux enquêtés et ses malaises
Plan de la thèse
Chapitre 1 – La formation des consciences ethno-régionales katangaise et kasaïenne dans le Katanga colonial
1. Mise en valeur coloniale et hiérarchisation des groupes ethno-régionaux
Du travail migrant à la politique de stabilisation de la main-d’œuvre
Politique de stabilisation et constitution d’une position socio-économique dominante pour les Kasaïens
2. Les associations socio-culturelles et la cristallisation des identités katangaise et kasaïenne comme identités antagonistes
Les associations socio-culturelles et la montée des consciences ethno-régionales
L’exclusion des Kasaïens dans le contexte de la sécession katangaise et la cristallisation des
identités katangaise et kasaïenne
Conclusion
Chapitre 2 – Dire et écrire les violences contre les Kasaïens
1. De la difficulté à établir un bilan des violences
La surévaluation des victimes kasaïennes
Résistance des Kasaïens et victimes katangaises
Ambiguïté du rôle de l’armée pendant les violences
2. De la surinterprétation et de la sous-interprétation des « provocations » des Kasaïens
3. Brutalisation du champ politique katangais et exclusion des Kasaïens
Un contexte de crise politique et économique
Les discours d’exclusion des Kasaïens non originaires
Conflit d’hégémonie et marginalisation socio-économique des Katangais originaires
Maintien des relations interpersonnelles et solidarité pendant les violences
Conclusion
Chapitre 3 – Coexister après les violences : pratiques de l’évitement et du non-dit
1. Un quotidien transformé par les violences contre les Kasaïens
Distance spatiale et mixité sociale
Transformation des représentations collectives du « vivre ensemble »
2. La peur de se dire kasaïen
Transformation de noms typiquement kasaïens
Non-usage du tshiluba dans les lieux publics
Combiner des tactiques de dissimulation d’une origine kasaïenne
3. Les non-dits comme norme interactionnelle de coexistence pacifique
Autocensure et sujets politiques
Le silence sur les violences passées
Se taire pour ne pas réveiller le conflit
4. Dire autrement les violences
Les références explicites aux violences : des « provocations » ou des « menaces »
Une conception de la modernité comme dépassement de l’antagonisme entre Katangais et Kasaïens
Des manières de dire indirectement les violences
Conclusion
Chapitre 4 – L’Association des Faiseurs de Paix et la diffusion d’une « culture de la paix » à Likasi
1. L’Association des Faiseurs de paix et la pacification « par le bas »
La création de l’Association des Faiseurs de paix et sa dépendance envers le SADRI
Une conception du conflit et de sa résolution inspirée par les théories de la pacification «par le bas»
2. Les autorités politico-administratives et l’efficacité des actions de pacification de l’Association des Faiseurs de paix
Soupçons de politisation et relations de coopération avec les autorités politico-administratives
La collaboration avec les autorités municipales comme condition de l’efficacité des actions de pacification
Conclusion
Chapitre 5 – Situations de crise et polarisation des identités katangaise et kasaïenne
1. Retours massifs des Kasaïens et situations de crise
Sentiment des Katangais d’ « être envahis à nouveau »
Revendications des Kasaïens sur leurs maisons abandonnées et frustrations des Katangais
Compétition pour les emplois dans le secteur minier
Projet de décentralisation, conflit Nord-Sud et endormissement du conflit Katangais –Kasaïens ?
2. Compétition électorale entre Joseph Kabila et Etienne Tshisekedi et situation de
crise
La mémoire des violences et ses manifestations dans le contexte des élections de novembre 2011
Une situation de crise liée à la peur de violences
3. Simplification et polarisation des identités collectives en situation de crise
Evitement des amis et changement de perception des mariages mixtes
Changement de perception des associations socio-culturelles
Conclusion
Conclusion générale
1. La réconciliation : un processus « par le haut »
2. Les relations interpersonnelles dans les contextes post-violences de masse : évitement, silence et non-dits
3. Représentations collectives et logiques de distinction
4. Le Katanga au cœur du contexte électoral de 2016
Bibliographie
Annexes
Annexe 1 – Antony-Samuel Mulongo Mwepu Kazembe (Ntambo wa Kubikala) et Symphorien Kasongo wa Twite (Bakuta Bakutula), Après mille et une nuits d’hospitalité, les Katangais parlent…, Likasi, mars 1992
Annexe 2 – Emissions de radio « Faisons la paix » des 10 et 17 décembre 2011
Annexe 3 – Note de présentation de l’Association des Faiseurs de Paix
Annexe 4 – Discours de Kyungu wa Kumwanza du 21 octobre 2007 à Kolwezi
Annexe 5 – Arrêtés urbains n° 017 et 016 adoptés par le maire de Lubumbashi le 21 mai 2008
Annexe 6 – Lettre du Grand Chef des Basanga et député provincial, Jean Pande Kyala, Lubumbashi, 24 janvier 2009
Annexe 7 – Célestin Kiluba Mwika Mulanda, Mon ennemi chéri, Editions Echo des écrivains congolais, 2009
Annexe 8 – Cartes de la République démocratique du Congo et de la province du Katanga
(avant sa division en quatre nouvelles provinces)