Arpenter le Champ Pénal
Nous sommes ici, avec Christian Nils Robert, deux contributeurs suisses à cette Table ronde « Enseignement et recherche en criminologie à l’étranger ». N’en déduisez cependant pas que la Suisse constitue un modèle d’organisation de l’enseignement et de la recherche en criminologie ! Nous sommes tous les deux rattachés à des Facultés de droit, dans lesquelles la criminologie est enseignée, non seulement à des juristes, mais dans un cours qui est ouvert à des étudiant-e-s d’autres disciplines, des sciences sociales, de la psychologie ou de la médecine. En ce qui me concerne, j’ai une double formation : d’abord de juriste, puis également de sociologue. Ma thèse de doctorat est une thèse de sociologie, qui portait sur la réaction institutionnelle à la délinquance des jeunes (parue en 1986), sur un thème toujours de grande actualité. Mes premiers enseignements ont eu lieu d’abord dans un Institut de sociologie et de science politique (Université de Neuchâtel), puis dans un Département de travail social et de politiques sociales (Université de Fribourg). C’est en 1994, que j’ai été engagé comme professeur dans une Faculté de droit (Université de Fribourg), pour y enseigner le droit pénal et la criminologie, ce qui démontre au passage l’ouverture d’esprit de la faculté de droit qui m’a engagé (alors que j’avais surtout une étiquette de sociologue-criminologue), cette ouverture d’esprit n’étant certainement pas aussi large dans toutes les facultés de droit, ni dans tous les pays européens.
J’ai alors travaillé à une thèse d’habilitation, en droit pénal et en criminologie, sur le thème de la réaction sociale à la criminalité économique et financière (soutenue en 2002), sur un thème qui est également toujours de grande actualité. Un premier constat que j’aimerais ainsi faire est que, si la criminologie est enseignée en Suisse (comme en Allemagne ou en Autriche) essentiellement dans des facultés de droit (1), – cet enseignement ne s’inscrit pas dans un cadre étroitement normatif, – mais laisse une grande place au dialogue et aux recherches ouverts à d’autres disciplines, – que ce soit à Fribourg (où mon collègue germanophone, Marcel Niggli, est également juriste et sociologue), – que ce soit à Genève (lorsque Christian Nils Robert y enseignait), – ou que ce soit à Lausanne, où la faculté de droit a d’ailleurs été récemment rebaptisée faculté de droit et des sciences criminelles, où l’Ecole de sciences criminelles regroupe des pénalistes, des criminologues et des enseignants et chercheurs des sciences forensiques (Institut de police scientifique de grande réputation). Il faut rappeler d’ailleurs que la criminologie n’a que très rarement développé son propre instrumentarium théorique et méthodologique et qu’elle a surtout puisé et appliqué à son champ d’études des théories appartenant à d’autres disciplines des sciences humaines et sociales : pensons, dès les années 1920, à l’approche de la socio-criminogenèse (avec l’Ecole de Chicago aux Etats-Unis) et à l’approche de la psycho-criminogenèse (avec l’Ecole de Louvain en Europe) ; puis, dès les années 1960, à tout le courant de l’interactionnisme symbolique, développé d’abord en psychologie sociale (dès 1938 avec G. H. Mead) ; ou encore, dès les années 1990, à l’importance prise par la criminologie développementale, issue de la psychologie du développement de la personnalité. Au sujet des critiques actuelles de la criminologie, j’aimerais citer brièvement les auteurs suivants, dont les avis me semblent bien résumer une partie du débat qui fait rage, en France, autour du projet de création de filières universitaires de criminologie. Pour CANDIDO DA AGRA, de l’Université de Porto (2004), la criminologie est aujourd’hui coincée entre une «victimo-criminologie» et une «criminologie de la sécurité» : victime et sécurité sont en effet devenues depuis 20 ans les concepts-clés qui ont envahi, voire monopolisé les discours, les rationalités et les pratiques de la criminologie. KARL LUDWIG KUNZ, de l’Université de Berne, est d’un avis semblable (2003) : pour lui, la criminologie est désormais poussée à la limite de ses capacités (théoriques et pratiques) par la nouvelle orientation de la politique de sécurité dans nos sociétés du risque. Pour Céline BELLOT et Carlo MORSELLI, deux auteurs de Montréal : «L’élargissement de la notion de criminalité à celle de risque social tout comme le passage» du concept de «comportements de délinquance» à celui de «situations de désordres», «s’inscrit dans une logique d’analyse où l’accent est mis sur les risques et non plus sur les faits … (et) a contribué à la mise en place d’une rhétorique où s’affrontent un Nous, société menacée et un Eux, menaçant…» (2003, pp. 8-9). Ainsi, selon ces auteurs, sur le plan scientifique, théorique et épistémologique, la criminologie n’a pas (encore ?) fait sa révolution, puisqu’elle demeure essentiellement dominée par un «réalisme naïf» (DA AGRA, 2004) et acritique – avec l’exemple type de l’utilisation de la pseudo théorie de la fenêtre cassée – et par la perspective technologique (criminologie actuarielle et criminologie situationnelle en particulier), qui sont vouées prioritairement à la gestion des risques.