Comment nommer la création chorégraphique « classique contemporaine »

Comment nommer la création chorégraphique « classique contemporaine »

Si la notion de danse néo-classique prend aujourd’hui en France un sens imprécis et très englobant, désignant vaguement une « danse classique d’aujourd’hui » ou une « danse classique contemporaine », elle n’en conserve pas moins un caractère opérant, aussi bien pour les danseurs que pour le public et la critique, en ce qu’elle permet de nommer le style de certains chorégraphes, lors des reprises de leurs œuvres ou de créations actuelles. Bien loin de garder son sens de « retour à », le préfixe « néo » dénote alors uniquement l’idée d’une « nouvelle danse classique », regroupant une constellation de chorégraphes aux contours incertains et mouvants. Tandis que Jiří Kylián, Christopher Wheeldon ou Alexeï Ratmansky sont de manière assez unanime catégorisés comme néo-classiques, d’autres, comme Mats Ek, William Forsythe ou Crystal Pite, semblent défier davantage les catégories, au point que la notion de néo-classique, qui pourrait désigner une hybridation entre « classique » et « contemporain », ne leur semble même plus adéquate. Qu’est-ce qui justifie dès lors d’employer cette catégorie ? Désigne-t-elle une large famille esthétique partageant certaines valeurs artistiques, ou une filiation « classique » ? Existe-t-il des points de convergence, ou des invariants (qu’ils soient d’ordre esthétique, poïétique ou institutionnel) que l’on pourrait identifier comme « néo-classiques » ? Enfin, la notion de néo-classique vient nommer à la fois une continuité et un écart avec la « danse classique » : mais en quoi le néo-classique participerait-il de la danse classique (est-ce comme une espèce de son genre, ou selon une logique généalogique ?), en quoi serait-il autre chose, et que se glisse-t-il dans la zone d’ombre indiquée par un préfixe quasi désémantisé, en tout cas vidé, dans les usages communs, de sa consistance conceptuelle ?

Les usages de la notion étant aujourd’hui bien trop vagues, nous ne chercherons pasencore dans ce chapitre à la clarifier conceptuellement pour en faire un outil opérant (ce qui, nous l’avons vu, engage une contextualisation historique précise et une remotivation du sens artistique et philosophique de cette catégorie), mais plutôt à identifier les enjeux de son utilisation actuelle. Les catégories de la danse diffèrent d’un pays à l’autre, et nous nous attacherons certes au contexte français, où la notion de néo-classique est pour des raisons historiques particulièrement employée. Néanmoins, elle trouverait son pendant dans d’autres langues, par exemple avec l’anglais modern / contemporary ballet, et les enjeux ouverts par la Tout au long de cette partie, nous entendrons donc « néo-classique » dans son usage actuel courant de « nouveau classique » ou de « classique contemporain », et nous chercherons à comprendre ce qui permet (ou non) de singulariser un champ chorégraphique « néo-classique », par rapport à un champ « classique » et à un champ « contemporain ».catégories avec lesquelles la danse est dite, en particulier lorsqu’elles incluent une dimension temporelle, sont grevées d’ambiguïtés. Les catégories « danse baroque », « classique », « néo- classique », « moderne », « post-moderne » ou « contemporaine » peuvent aller jusqu’au « paradoxe historico-esthétique1 » :

Peu pensées par la philosophie de l’art, ces catégories ont une histoire et une périodisation qui ne coïncident pas toujours avec celles des autres arts. Leur articulation diffère aussi selon les pays : ainsi, la triade classical ballet/modern dance/postmodern dance a-t-elle fait l’objet de débats historiographiques et esthétiques aux États-Unis dans les années 19803, tandis qu’en France la partition s’est plutôt faite à cette période entre la « danse classique » et « néo-classique » d’une part, la « danse contemporaine » d’autre part. Au sein du jeu catégoriel qui permet de dire et de penser les différentes danses, ces catégories occupent une place particulière, non seulement parce qu’elles ont à la fois un sens historique et un sens esthétique, tous deux fortement polysémiques, mais aussi parce qu’elles se sont L’opposition classique/moderne occulte […] la revendication et l’ambition, qu’elles soient justifiées ou non, de chorégraphes et de danseurs « classiques » d’être « modernes ». Elle néglige encore la complexité d’œuvres chorégraphiques dites « classiques », mais dont l’héritage est en partie revendiqué par les modernes. Au delà, il est peut-être possible de renverser les perspectives et de réévaluer la danse dite « classique » du point de vue même de la modernité. Loin d’être toujours fondée académiquement, la danse classique peut se nourrir elle aussi d’un questionnement « moderne » sur l’analyse du mouvement, et s’attacher parfois à transmettre des formes hors des principes de l’École. Inversement, ce dualisme occulte le choix, légitime ou discutable, de nombreux danseurs « contemporains » qui suivent régulièrement des cours techniques « classiques », ou le travail de chorégraphes contemporains avec des compagnies de formation classique. Il oublie ainsi tout ce qui peut persister des formes et de la pensée de l’esthétique classique dans la danse contemporaine4.

 

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