Apparition d’un nouveau concept : dentisterie minimalement invasive
Depuis les débuts de la dentisterie et jusqu’aux toutes dernières décennies, les caries ont été traitées exclusivement selon un modèle chirurgical caractérisé par l’expression anglaise très synthétique « drill and fill ». Les praticiens s’intéressaient uniquement aux caries ou aux dents perdues suite aux caries, et effectuaient des soins restaurateurs et prothétiques, sans vraiment tenter d’agir sur les causes provoquant ces lésions.
La carie était vue comme un fait inévitable – ou au moins difficilement évitable -, et surtout irréversible : dès que la carie survenait, la seule chose à faire était de l’aborder à travers un protocole chirurgical, pour espérer arrêter son développement, et réduire son impact sur la santé future de la dent affectée.
Le constat de l’échec de cette stratégie est évident. Ne pas agir sur les causes laisse le terrain libre pour des nouvelles lésions qui ne vont pas tarder à apparaître, et oblige ainsi au renouvellement des soins de nature chirurgicale. Le risque est de voir les patients abandonner un traitement jugé trop lourd, autant du fait de son caractère invasif (soins dentaires répétés, difficilement supportés par certains patients) que par son prix, avec des conséquences souvent dramatiques sur leur santé bucco-dentaire voire sur leur santé générale.
Les avancées scientifiques sur la compréhension de la formation des caries dentaires ont mené au développement récent de ce que l’on appelle dans la littérature scientifique en langue anglaise la «minimally invasive dentistry», et qui peut se traduire en français par la dentisterie minimalement invasive. Cette nouvelle approche vise avant tout à préserver au maximum les tissus dentaires, en partant des trois conclusions principales de ces études.
Une première conclusion des avancées scientifiques récentes est qu’une partie très importante des lésions des tissus dentaires peut être prévenue par des mesures relativement simples à mettre en œuvre dans la population générale. Le rôle des dentistes est dans cette phase celui de conseil auprès des patients, et d’incitation à adopter et maintenir sur la durée les bons gestes.
Un autre résultat des derniers développements scientifiques est la compréhension du fait qu’une partie des processus carieux – surtout en leur phase initiale – peut s’inverser par une reminéralisation des tissus dentaires. Le geste chirurgical doit donc laisser la place aux approches plus globales visant le déplacement de l’équilibre carieux vers la reminéralisation.
Finalement, les études montrent que, dans les cas où la carie est allée au-delà du point où la reminéralisation peut agir, les thérapies minimalement chirurgicales (petites cavités, dentisterie adhésive, préservation pulpaire…) donnent des meilleurs résultats que l’approche classique, visant à enlever le plus de tissu dentaire autour de la cavité, dans l’espoir de réduire de la sorte le risque d’une reprise de la carie. On voit donc que dans ce nouveau paradigme, le geste chirurgical ne vient qu’après les mesures prophylactiques et les traitements de reminéralisation, et que son efficacité est renforcée par l’utilisation des techniques minimalement invasives.
Développement des modèles de RCI
C’est justement le concept d’équilibre carieux, esquissé dans le paragraphe précédent, qui est à la base de l’évaluation du risque carieux individuel. Le principe qui sous-entend le RCI est de déterminer de combien un patient donné s’est éloigné de l’état idéal d’équilibre carieux. La difficulté étant de donner des valeurs précises à la notion, pas toujours très claire, d’éloignement du point d’équilibre.
Il est évident que, du moment que l’équilibre carieux d’un patient est compromis, il est impératif d’identifier avec précision tous les facteurs de risque qui lui sont propres, pour pouvoir ensuite les corriger et appliquer des mesures de prévention individualisées, dans l’espoir d’agir positivement sur l’évolution des lésions.
La nécessité de disposer d’un tel indice s’est faite jour très tôt dans l’histoire de la dentisterie moderne. Plusieurs protocoles visant à déterminer un RCI ont été proposés dès les années 1900 mais leur fiabilité très limitée a empêché leur utilisation à large échèle. En 1977, un symposion international organisé par la haute autorité de santé des USA, le National Institute of Health, s’est penché sur les essais de définir un tel indice. La conclusion de cette réunion a été qu’aucune des méthodes proposées jusqu’alors pour le calcul du RCI n’était assez fiable pour permettre de formuler une recommandation pour un patient donné, ou une politique de santé publique à l’échèle d’une population. Du point de vue de leur méthode employée pour le calcul du RCI, les premiers modèles publiés étaient plutôt univariés, c’est-à-dire qu’ils se basaient sur l’analyse d’un seul facteur de risque, considéré par leurs auteurs comme étant décisif pour la santé bucco-dentaire.
Ainsi, des propositions ont été faites en faveur des RCI basés sur les résultats des analyses microbiologiques, des analyses du pH salivaire, voire du niveau socio-économique, ou tout simplement en s’appuyant sur les antécédents de soins dentaires du patient.
Si les modèles univariés ont été abandonnés et remplacés, après 1980, par des modèles intégrant plusieurs facteurs de risque, c’est surtout suite au peu de résultats produits par cette première génération de modèles.
Présentation générale des modèles de RCI
On peut schématiquement diviser les techniques de calcul de RCI actuellement présentées dans la littérature scientifique en deux catégories :
des questionnaires, remplis par le praticien, à l’aide de l’anamnèse du patient et de plusieurs examens cliniques et radiologiques. En effet, la compréhension du fait que de nombreux facteurs interviennent dans le processus carieux a mené au développement de modèles multivariés, c’est à-dire tentant d’intégrer l’ensemble des facteurs impliqués.
des tests plus spécifiques, basés sur l’analyse de la salive (vu son rôle majeur dans la physiopathologie des caries). Les résultats de ces tests peuvent d’ailleurs être intégrés dans certains questionnaires. La plupart des méthodes de calcul du RCI proposent de transformer la masse d’informations recueillies par le questionnaire en un classement du patient selon le niveau de risque estimé. Le plus souvent, il s’agit d’une classification binaire, où il n’existe que deux résultats possibles : risque faible ou élevé. Certains protocoles proposent toutefois calcul d’un score (chaque facteur individuel se voyant attribué un certain poids), surtout quand le modèle du RCI demande de prendre en compte un nombre assez élevé de facteurs de risque. Ce score sera traduit ensuite en un des niveaux de risque du modèle, forcement intermédiaire entre faible et élevé.
A ce point de la présentation des modèles de RCI, il convient de faire la différence entre identification et évaluation du risque. Certains questionnaires, plutôt que de prédire la probabilité qu’un patient développe des caries, permettent juste d’identifier les facteurs de risque présents, sans rien dire de leur intensité ou des interactions possibles.
Précisons aussi que ces questionnaires peuvent revêtir l’aspect papier ou numérique (comme par exemple le Cariogram ou l’application MI Dentistry (“MIDentistry.app | Minimal Invasive Dentistry App,”) )
Rôle de la salive dans le processus carieux
Depuis les premières études chiffres des années 1940, le rôle très important de la salive dans le maintien de la santé orale a été mis en évidence avec de plus en plus de détails : elle contient de nombreuses protéines et composants du système immunitaire ayant une action antimicrobienne, elle est supersaturée en minéraux (calcium, phosphate) ce qui permet, en dehors des épisodes de pH bas, la reminéralisation en continu des tissus dentaires, elle module le pH oral même pendant les attaques acides grâce à plusieurs tampons chimiques (notamment des bicarbonates et phosphates), elle lubrifie les tissus mous en empêchant l’apparition des lésions de fonctionnement, elle participe à la digestion (notamment des sucres grâce aux amylases).
Devant cette importance déterminante de la salive dans la santé bucco-dentaire, et afin d’obtenir plus facilement un score RCI, certains modèles ont décidé de n’analyser que des paramètres salivaires pour le calcul de leur RCI.
De toute évidence, toute altération (quantitative ou qualitative) de la quantité et des flux de la salive dans la cavité orale peut donc augmenter le risque carieux.
Les études prouvent que la production de salive peut être perturbée par de nombreux facteurs : on parle alors d’hyposalivation. En général, le flux salivaire est altéré de manière quantitative ; c’est sa sécrétion qui risque de diminuer, tandis que sa composition ne varie pas beaucoup.
On peut citer comme principales causes :
la prise de médicaments (plus de 400 médicaments présentent dans leurs effets secondaires possibles une diminution du flux salivaire), en général par déshydratation ou effet anticholinergique, la radiothérapie cervico-faciale, qui détruit directement les glandes salivaires. La gravité des caries post-radiques (il s’agit d’une situation extrême avec une disparition quasi-totale de la sécrétion salivaire) montre bien le rôle majeur de la salive dans la protection carieuse, de nombreuses pathologies qui agissent par différents mécanismes :
maladies attaquant directement les glandes salivaires (notamment le syndrome de Sjögren ou l’hépatite C) ; maladies entraînant une déshydratation : diabète, insuffisance rénale chronique. Pour identifier les éventuelles altérations de la quantité de salive et des flux salivaires, plusieurs types d’analyses sont possibles. La plupart des kits disponibles sur le marché analysent soit des caractéristiques physico-chimiques de la salive (flux salivaire, viscosité, pH), soit des caractéristiques microbiologiques.
Corrélation entre les RCI et la prévalence des caries
L’élaboration des modèles d’évaluation du risque carieux repose dans une première phase sur l’identification de facteurs (de risque ou protecteurs). On peut d’ailleurs noter qu’un facteur de risque apparaissant dans un modèle de calcul de RCI n’est pas nécessairement un facteur causal. Ainsi, dans la plupart des études, le fait d’avoir déjà eu une carie est pris en calcul comme un prédicteur de bonne qualité d’un risque futur de caries , sans qu’il ne soit pas, à proprement parler, un facteur impliqué dans la physiopathologie des nouvelles lésions carieuses qui pourraient apparaître.
Si aujourd’hui ces facteurs sont assez bien connus, mesurer leur interaction dans le cas d’un patient donné, et surtout traduire dans un unique score les milliers de combinaisons possibles entre ces facteurs agissant chacun à des degrés divers, est beaucoup moins évident.
Pour mettre en place un RCI, il faut donc intégrer ces facteurs dans le modèle, en leur attribuant un score, qui peut être positif ou négatif, et peut varier avec l’intensité avec laquelle ces facteurs appariassent. Or, il existe de centaines de manières différentes de noter les facteurs de risque (est-il plus risqué d’avoir une baisse de 25% de la quantité de salive, ou une augmentation de 30% de la présence de certaines bactéries agressives dans la plaque dentaire ?). Ces centaines de hypothèses sur comment quantifier l’action des facteurs de risque dans une formule unique doivent être comparées avec l’apparition (observée) des caries dans une cohorte donnée qu’on observe pendant un certain temps.
Cette comparaison, visant à choisir la formule de quantification des facteurs de risque la plus en accord avec la réalité, nécessite l’usage de méthodes statistiques avancées (généralement la régression linéaire multiple) et des moyens de calcul considérables, sans mentionner la difficulté de collecter les données sur le terrain.
La validation des protocoles d’évaluation du RCI devrait ensuite, idéalement, reposer sur leur test dans des études longitudinales pour vérifier s’ils arrivent correctement, ou pas, à prédire les caries qui seront effectivement apparues. Les performances des modèles devraient en général être exprimées en termes de sensibilité (donc la capacité à identifier correctement les patients à haut risque) et spécificité (la capacité à identifier correctement les patients à bas risque). Les valeurs prédictives positives et négatives devraient être ensuite calculées.
Les modèles les plus étudiés dans la littérature sont CAMBRA et le Cariogram, mais une revue systématique de 2018 conclut que même les preuves de validité de ces protocoles sont faibles, notamment parce qu’ils n’ont pas été validés de manière externe (c’est-à-dire sur des populations autres que celles sur lesquelles ils ont été élaborés) ou que les études sont de mauvaise qualité. La plupart des études se concentraient sur les populations pédiatriques, pas sur les adultes. Elles retrouvent une spécificité et une sensibilité moyenne pour les prédictions d’apparition des caries. Les performances de ces modèles ne sont donc pas aussi bonnes qu’on pourrait le penser. La seule conclusion qui se détache de cet ensemble d’essais de validation des protocoles RCI est que, en général, les modèles multivariés obtiennent des performances meilleures que ceux univariés, ce qui est logique pour une maladie très multifactorielle. A part les cas extrêmes (diminution quasi-totale du flux salivaire, hygiène inexistante…), il n’y a pas un seul facteur, qui mais bien une conjonction de plusieurs facteurs qui font pencher la balance du côté de la déminéralisation. Si l’on veut avoir une évaluation correcte du risque, il faut d’emblée intégrer l’ensemble des facteurs contribuant au processus, pas seulement certains facteurs.
Table des matières
I) Introduction
II) Changement de paradigme dans la prise en charge de la carie
1) Apparition d’un nouveau concept : dentisterie minimalement invasive
2) Avancées dans la compréhension de l’étiologie des caries
A) Les causes du processus cariogène
B) La formation des caries – un processus dynamique
3) Développement des modèles de RCI
III) L’évaluation du risque carieux individuel aujourd’hui
1) Présentation générale des modèles de RCI
2) Utilité
3) Protocoles en usage actuellement
A) Protocoles utilisant l’analyse salivaire
B) Protocoles utilisant un questionnaire
C) Un exemple de protocole : MI HandBook
4) Corrélation entre les RCI et la prévalence des caries
5) Efficacité en « vie réelle »
6) Perspectives
A) Amélioration des performances prédictives et de l’ergonomie
B) Démocratisation de l’utilisation des protocoles de RCI
IV) Conclusion