Migrer du vécu à la scène : anthropologie des
performances théâtrales en situation d’exil
De l’anecdote aux questionnements personnels
Je souhaite ouvrir ce mémoire par un souvenir d’enfance. Je me rappelle d’un jour où je passais devant le théâtre de ma ville avec mon père, régisseur lumière de la structure. Les portes du théâtre étaient recouvertes d’affiches d’une des pièces du moment : Ahmed philosophe. A ce moment, j’ai été à la fois remplie de fierté et amusée. Déjà de voir le prénom de mon père écrit partout comme si le théâtre était le sien, et parce qu’on indiquait qu’il faisait de la philosophie. Mais au fond de moi résidait une gêne : pourquoi trouvai-je risible que mon père fasse de la philosophie ? Dans cette anecdote personnelle se trouvent les premiers intérêts que je porte à mon sujet d’étude. D’une part, l’attrait pour le théâtre, milieu que j’ai pu côtoyer et observer grâce au métier de mon père et que j’ai développé en grandissant par la pratique. D’autre part, le rapport à l’Autre – l’étranger, l’immigré – dont les questionnements viennent se loger dans les sphères les plus intimes de ma vie, dus à mon origine franco-algérienne. Durant le lycée, j’ai suivi une formation optionnelle de théâtre. J’ai découvert une grande diversité de pièces, autant par leurs genres que par leurs mises en scène. Ainsi je me suis familiarisée avec le vocabulaire scénique, les techniques théâtrales, la pratique du jeu et l’analyse d’un corpus classique. J’ai également perçu le théâtre comme un facteur de lien social, car le petit groupe d’optionnaires que nous étions se consolidait au fil du temps. Je me suis faite des amis, j’ai évité certaines personnes, j’ai aimé jouer certains personnages, d’autres pas du tout. Je vivais ma vie quotidienne, tout simplement. Nous nous sommes confrontés aux regards des autres, aux rapports à notre corps qui entre en contact avec d’autres corps. Cela m’a permis de voir que le théâtre n’est pas une pratique anodine et naturelle, mais qu’elle demande une certaine rigueur et une technique. Nous avons pu remarquer l’évolution de chacun sur différents niveaux : tenue corporelle, confiance en soi, ego exacerbé. En outre, on pouvait voir que chacun 2 ne venait pas faire du théâtre que pour le théâtre. Il y avait derrière cette pratique, des motivations personnelles et sociales. Je me suis attachée durant cette époque à trouver ce qu’il y avait de politique dans le théâtre, de l’absurde de Brecht à la comédie de Molière, en passant par les tragédies de Shakespeare. J’avais d’ailleurs fait de ce sujet mon dossier de fin de formation. J’associais alors la notion de politique à ce qui dénonçait l’ordre institutionnel établi, le transgressait ou le tournait en dérision. Et c’était pour moi l’un des moteurs de ma réflexion et de ma pratique. Mes premiers intérêts pour mon sujet d’études étaient quelque peu utopistes, mais j’avais déjà de la curiosité pour un théâtre qui a l’ambition de changer le social.
De la curiosité scientifique à la construction de mon sujet d’étude
Ces premières motivations personnelles ont pris forme dans mon sujet d’étude actuel, celui de travailler sur la performance de la migration, ou en tout cas la pratique du théâtre avec et par des migrants. D’un point de vue anthropologique, l’étude de la pratique du théâtre par des migrants est peu étudiée. En fait, si des ethnographies de troupes existent , elles ne se focalisent pas sur le processus de création. Ou bien, il s’agit de retour de praticiens sur les actions théâtrales [Schininá, 2004] qu’ils ont pu mener, sans la spécificité d’un travail avec des personnes en exil. On trouve également des analyses plus littéraires sur le terme de l’exil tel que le mouvement du théâtre dit « maghrébin » en France, ou des recherches attachées à des zones géographiques, comme en Amérique du Sud . On peut dire qu’il n’existe pas de productions anthropologiques qui étudient la pratique du théâtre par des migrants en elle-même et pour elle-même en France aujourd’hui. J’ai décidé de traiter du cas français car le système d’intégration1 qu’il prône entre en contradiction avec la réalité des parcours migratoires contemporains, qui ne résultent pas uniquement d’une migration choisie et de travail . Choisir l’immigration sous-entend un durcissement des conditions des voies légales pour entrer et rester sur le territoire national. La France a par exemple mis en place le Contrat d’Accueil et d’Intégration (CAI), remplacé depuis 2016 par le Contrat d’Intégration Républicaine (CIR). Ce contrat concerne les individus étrangers non européens qui sont arrivés de manière régulière sur le territoire. L’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration (Ofii), s’occupe de faire passer des entretiens pour savoir si la situation de l’arrivant correspond aux critères du programme. Si c’est le cas, le migrant signe le contrat et devient primo-arrivant. Il doit suivre un programme d’un an qui dispense des formations linguistiques et civiques. D’autre part, l’individu peut faire une demande d’asile initiale auprès de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), qui sera consulté s’il réussit à monter un dossier . Je porte un intérêt particulier à ce système d’intégration car il pousse les migrants à produire des discours précis afin de correspondre aux critères attendus. De plus, les personnes qui tentent l’accès à ces mesures font partie de celles qui m’intéressent particulièrement quand je parle de « migrants » qui ont une pratique théâtrale. On voit bien dans ce tour d’horizon loin d’être exhaustif, que mon sujet d’étude pose un premier problème qui demeure un intérêt scientifique majeur de ma recherche. Il s’agit de la difficulté à définir les personnes en migration par leur statut. Il existe en France une accumulation juridique de statuts, qui dépersonnalise totalement les personnes en exil. C’est pourquoi je souhaite voir les catégories endogènes utilisées par les associatifs, les artistes, mais surtout recueillir les impressions et les effets de ses catégories sur les personnes concernées. Je dois également réfléchir à la notion de légalité, « car la sphère juridique est dynamique et non statique ; elle doit « admet[tre] son caractère culturel, c’est-à-dire relatif et comparable à d’autres dimensions de la culture humaine », et « s’affranch[ir] de son carcan positiviste » » .
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