LES RISQUES AUJOURD’HUI
Dans la nuit du 12 au 13 février 2003, vers 1 heure, un grondement sourd se produit dans le treizième arrondissement parisien. La déflagration est tellement importante qu’elle réveille et inquiète l’ensemble des habitants du quartier. Certains se précipitent à leur fenêtre et ne peuvent rien observer dans l’obscurité. Au matin, ils peuvent voir un trou béant d’une quinzaine de mètres de côté dont ils ne peuvent apercevoir le fond. L’éboulement qu’ils viennent d’observer est l’effondrement du chantier du hall de maintenance en prolongement de la ligne 14 (Meteor) du métro parisien dont la construction s’effectuait juste en dessous du plus grand groupe scolaire parisien. L’incompréhension est totale. Comment la réalisation d’un tel chantier en zone urbaine dense peut-elle avoir produit l’un des premiers évènements potentiels pris en compte lors de chantier de travaux public en souterrain : l’effondrement ? Si les risques naturels ont toujours fait partie des menaces portant sur les activités humaines et leurs environnements, la nécessité de les gérer vient de leur imbrication avec la conduite des activités menées par l’homme. Des tremblements de terre aux grandes épidémies, ces risques ont longtemps été considérés par les populations comme relevant de la fatalité et donc inéluctables. Ils échappent, de ce fait, à toute forme de gestion. On note cependant que très tôt, la formalisation des échanges et de l’organisation des activités humaines a nécessité la mise en place de systèmes de gestion permettant aux acteurs d’agir. Ceux-ci, parfois très sophistiqués, permettent aux hommes dans un contexte social particulier d’éviter ou d’atténuer l’occurrence d’évènements non souhaités. Les acteurs mettent alors en place des dispositifs de contrôle, de coordination et de coopération permettant de les maîtriser. Le « système du jet » (cf. Encadré 2 p 68) en vigueur dès l’antiquité dans le transport maritime est un exemple de cette volonté de mise en place de systèmes gestionnaires pour lutter contre les risques : c’est l’apparition d’un système d’assurance (Hatchuel, 2003; Imbert, 1994). Il est le reflet à la fois d’une organisation sociale (celle des marchands et des affréteurs), d’un accord sur les représentations des évènements – ici la tempête – pouvant mettre en péril les bateaux, leurs équipages et leurs cargaisons, et de dispositifs gestionnaires permettant d’atténuer les effets de conséquences douloureuses pour la collectivité. La notion de risque qui permet de qualifier ces évènements potentiels, semble, de ce fait, présenter une importance majeure pour la conduite des affaires humaines. Comment évaluer ces risques ?
Les risques sont des objets difficiles à saisir, car leur nature potentielle pose problème pour les acteurs. Ceux-ci doivent, en effet, interpréter des évènements qui n’ont pas eu lieu. Ils ne peuvent, donc, produire des représentations parfaitement fidèles de ces évènements que quand ceux-ci sont intervenus. Les évènements nouveaux qui interviennent face aux acteurs ne sont pas seulement des nouveaux risques mais appellent aussi de nouvelles approches de la gestion des risques. Pour éviter que ces évènements potentiels redoutés ne surviennent, nous sommes donc contraints à regarder des objets qui n’étaient pas problématiques auparavant. Ces objets qui posent aujourd’hui problème sont les représentations. Les ingénieurs ont tenté, en premier, d’en produire en leur conférant deux dimensions distinctes : d’une part, une dimension permettant de prévoir leur variabilité et d’autre part, d’en évaluer les conséquences. Cette approche de la représentation des risques qui prévaut jusqu’à aujourd’hui, joue comme un mythe où l’action n’est qu’un réflexe à un signe donné de l’environnement. La nature des outils, et les mesures qu’ils produisent des évènements, fonctionnent comme s’il n’y avait pas besoin de représentations pour agir : du moment qu’on peut définir ou mesurer une fréquence d’occurrence et des conséquences pour un évènement, on sera en mesure de le maîtriser.
Or, ces dernières années marquent l’entrée de nos sociétés technologiquement avancées dans une ère qui tend à devenir de plus en plus turbulente et incertaine. On assiste, tout d’abord, à un double mouvement accentuant la gravité des risques considérés et leur caractère diffus qui les rend moins sensibles aux acteurs. Les accidents récents tels que l’explosion de l’usine AZF, ou dans un autre registre les risques de terrorisme de masse comme au World Trade Center de New-York, placent les acteurs face à la démesure des conséquences des actions humaines. Ce qui paraissait relever d’une gestion presque automatique des risques, s’en trouve remis en cause par l’amplitude des conséquences engendrées. Mais les représentations des risques sont aussi mises à mal par la nature même de ces menaces. Leurs effets ne sont pas forcément immédiats, ils sont plus diffus et cela sur un territoire qui n’a plus de limite. L’utilisation de l’amiante dans les constructions n’a été reconnue par la société civile que très tardivement pour être à l’origine du développement de certains cancers et cela malgré la connaissance scientifique de la dangerosité de ce composant (Chateauraynaud & Torny, 1999). Comme pour le cas de l’amiante, la nature invisible de certaines menaces rend malaisées les actions de prévention. D’autres risques, tels que ceux générés par les nouvelles pandémies comme celle de la « vache folle », tendent à montrer que non seulement la chaîne des causalités demeure terriblement obscure – on ne sait pas bien expliquer l’apparition de la maladie et sa transmission à l’Homme – mais que sa diffusion dans un univers décloisonné est maintenant possible. L’incertitude est donc grande à la fois sur la nature des risques mais aussi sur leur évaluation.