Télécharger le fichier original (Mémoire de fin d’études)
Construction de niche et couplage d’interactions positives et antagonistes.
La construction de niche peut impliquer une modifcation des interactions entre l’organisme qui la pratique et d’autres organismes (de la même espèce ou non). Les interactions entre organismes sont généralement classifées selon l’efet d’un organisme sur son partenaire : positif, nul ou négatif. On distingue ainsi les interactions antagonistes, de type prédation, parasitisme, herbivorie, compétition, des interactions positives, de type mutualisme ou facilitation. La construction de niche peut induire une modifcation des interactions inter-ou intra-spécifques classiques qui structurent les communautés, que ce soient des interactions directes ou indirectes (pour ces dernières, voir section 1.3). La force d’interaction peut être modifée, ainsi que le type d’interaction. Par exemple, si le processus de construction de niche bénéfcie également aux compétiteurs du constructeur de niche, la compétition peut être transformée en facilitation, notamment entre plantes (Callaway et Walker 1997; Bruno, Stachowicz, et Bertness 2003; Kéf et al. 2012; Kofel et al. 2018) Le même raisonnement peut être appliqué pour une interaction de prédation : si la construction de niche bénéfcie à la proie d’un prédateur, le bilan global de l’interaction peut être modifé (Terry, Morris, et Bonsall 2017; Arditi, Michalski, et Hirzel 2005; Goudard et Loreau 2008). En particulier, on s’intéresse dans les trois premières études de cette thèse à une situation où un consommateur a un efet additionnel positif sur une de ses ressources, que ce soit par le recyclage de nutriments (de Mazancourt, Loreau, et Abbadie 1998), ou par l’agriculture, via la défense contre les prédateurs comme dans les relation fourmis-pucerons (Stadler et Dixon 2005).
Prendre en compte de façon explicite la construction de niche participe donc de l’intégration de plusieurs types d’interactions au sein des communautés : on considère des communautés composées d’interactions trophiques, mutualistes et/ou de construction de niche (de type « ingénierie écologique »). Les interactions positives et négatives ont été traditionnellement étudiées de façon séparée, mais des études récentes soulignent l’importance d’intégrer conjointement ces deux types d’interaction dans les communautés, et de prendre en compte les synergies qui peuvent en découler, ce qui peut avoir des conséquences éco-évolutives importantes : ainsi, des interactions antagonistes peuvent ainsi stabiliser une perturbation qui se propagerait dans un réseau mutualiste (Fontaine et al. 2011; Kéf et al. 2012; Sanders et al. 2014). Ce couplage entre interactions positives et négatives peut apparaître sous diférents aspects : la même interaction entre deux espèces peut être antagoniste ou mutualiste selon les conditions environnementales (Thompson et Cunningham 2002) des espèces peuvent être simultanément impliquées dans diférents types d’interaction (Strauss et Irwin 2004) ou bien, au travers d’un changement d’interaction au cours du cycle de vie (Altermatt et Pearse 2011). En particulier, on s’intéresse dans cette thèse à comment la construction de niche peut intervenir dans ces couplages.
Cet aspect est central dans notre thèse puisque dans tous les chapitres suivants, nous nous intéressons à des modèles dans lesquels des interactions positives cohabitent avec des interactions négatives, de façon inter- ou intra-spécifques. Comme évoqué précédemment, nous développons dans les trois premiers chapitres l’analyse d’un module composé d’un consommateur qui peut avoir un efet positif sur une de ses ressources (chapitres II, III et IV), par exemple en recyclant des nutriments ou en pratiquant l’agriculture ou l’élevage. Par exemple, certaines fourmis élèvent des pucerons pour leur miellat, mais le bénéfce net de l’interaction pour le puceron n’est pas toujours avéré (coût pour la dispersion, prédation occasionnelle par les fourmis (Stadler et Dixon 2005; Yoo et Holway 2011)). Dans le chapitre V nous montrons comment la production de sidérophores chez les bactéries peut être considérée comme un trait compétitif ou coopératif : la construction de niche peut bénéfcier aux congénères si cette modifcation touche également la niche d’autres organismes. Dans le chapitre VI on s’intéresse au cas des Lépidoptères qui peuvent avoir un efet antagoniste sur leur partenaire d’interaction au stade juvénile (chenille herbivore) et un efet positif au stade adulte (papillon pollinisateur) : on a alors une modifcation de la niche abiotique entre les deux stades. La construction de niche, dans ce cadre, correspond à une modifcation de la niche réalisée, à la fois sur le plan ontogénique (modifcation du type d’interaction) et une modifcation de l’intensité des interactions voire du partenaire d’interaction (modifcation de la niche biotique) en modulant la spécialisation sur les plantes et donc leurs abondances.
On ne s’intéresse généralement pas nécessairement à qualifer l’interaction « nette » résultante des diférents types d’interaction entre partenaires. Nous tentons d’intégrer à la fois des éléments positifs et négatifs qui proviennent de comportements de construction de niche, et d’analyser l’efet de cette prise en compte pour la dynamique éco-évolutive de nos communautés. Le bilan global de l’interaction émerge donc des dynamiques écologiques et évolutives. Ceci est valable à la fois pour les modèles de construction de niche (agriculture) où la construction de niche peut transformer une interaction trophique en une interaction mutualiste, mais aussi pour le modèle chenille-papillon, où l’interaction nette entre la plante et l’insecte n’est pas quantifée, et enfn dans le cas des sidérophores, où l’interaction est contexte-dépendante selon le degré de privatisation des sidérophores et selon le contexte écologique (voir Box 4). Cette notion de dépendance au contexte se retrouve empiriquement : en fonction de la limitation du milieu, les interactions de facilitation sont ou moins fréquentes, par exemple il a été montré que les interactions positives comme la facilitation augmentaient avec le stress environnemental (Callaway 2002). Les interactions positives semblent donc particulièrement contexte-dépendantes et la frontière entre mutualisme et exploitation est parfois foue (Bronstein 2001; Chamberlain, Bronstein, et Rudgers 2014). Cette idée que les environnements pauvres favorisent les interactions mutualistes a également été étudiée d’un point de vue théorique (Thrall et al. 2007) et permettent de conceptualiser un continuum entre interactions mutualistes, antagonistes, et compétitives, selon la disponibilité en ressource (de Mazancourt et Schwartz 2010).
Construction de niche et insectes sociaux
Les insectes sociaux présentent de nombreux traits de construction de niche : certains espèces espèces construisent des structures physiques de type « nids » (Hölldobler et Wilson 1990) ou « termitières » qui modifient l’environnement local des populations (homéostasie), mais qui peuvent également avoir des conséquences au niveau du paysage.
Le rôle des termites a par exemple été invoqué pour expliquer les motifs spatiaux des cercles de Namibie (Bonachela et al. 2014; Pringle et al. 2010). Les termites et les fourmis peuvent être qualifiées d’espèces ingénieurs des écosystèmes (Jouquet et al. 2006), comme les fourmis champignonnistes (Meyer sol, en facilitant la croissance de certaines plantes. La construction de niche peut également se traduire sous forme de mutualisme avec une plante,comme dans les jardins de fourmis (Leroy et al. 2013) ou les jardins du Diable (Frederickson, Greene, et Gordon 2005). Dans cette thèse, nous nous sommes particulièrement intéressés à l’agriculture chez les insectes sociaux, en particulier chez les fourmis (bien que des termites la pratiquent collare (fourmi et al. 2013; Corrêa et al. 2010), et permettent la circulation de nutriments, modifient les propriétés du aussi (Mueller et al. 2005)), comme inspiration pour les premiers chapitres. La relation entre les fourmis agricultrices et leur ressource varie sur un continuum entre mutualisme Module de construction de et exploitation, et généralisme Une fourmi (Lasius niger) avec niche : un consommateur C (relation facultative) ou des pucerons (Aphis fabae), © (fourmi) en interaction avec deux Erik Jorgensen ressources R1 et R2, dont l’une, spécialisation (relation R1 (puceron) bénéficie de la,construction de niche (x) obligatoire). Certaines fourmis cultivent un champignonn (Chapela et al. 1994; Mueller et al. 2005), dans une forme de spécialisation poussée, qui peut être qualifiée de symbiose (puisque le champignon ne peut plus se reproduire sans l’aide des fourmis et que celles-ci dépendent du champignon pour l’apport en nourriture). D’autres fourmis élèvent des pucerons (Stadler et Dixon 2005) : elles consomment le miellat produit par les pucerons, les défendent contre des prédateurs, et peuvent également les consommer comme source de protéines (Offenberg 2001). La relation entre fourmis et pucerons varie selon les espèces et le contexte : elle peut être obligatoire ou facultative (Stadler et Dixon 1999; Ivens et al. 2012). Le modèle des trois premiers chapitres est inspiré par cette relation (voir schéma). Nous avons également tenté de mettre en place un système expérimental afin de quantifier la préférence des fourmis (Myrmica rubra, M. ruginodis et Lasius niger) pour les pucerons par rapport à une ressource alternative ainsi que l’effet des pucerons sur les fourmis, mais nous avons rencontré des difficultés notamment pour le maintien des plantes-hôtes, et nous n’avons pas pu obtenir de résultats (voir chapitre VII).
Construction de niche et effets indirects dans les communautés : impacts sur la coexistence.
Une des questions transversales aux diférents chapitres de cette thèse concerne la coexistence entre espèces. Cette coexistence est principalement étudiée par le prisme des interactions indirectes, notamment densité-dépendantes, transmises par un troisième organisme (Strauss 1991; Wootton 1994). Les interactions indirectes peuvent émerger de tous types d’interactions, et créer des efets positifs ou négatifs entre espèces (voir fgure 2 pour une illustration). Par exemple, deux consommateurs partageant la même ressource ont un efet négatif l’un sur l’autre (i.e. compétition par exploitation (Begon, Harper, et Townsend 2006)). Le principe de compétition apparente intervient quand deux proies partagent le même prédateur et ont donc un efet négatif l’une sur l’autre au travers de la densité du prédateur (Holt 1977; Reader 1992; Jefries et Lawton 1984). La prise en compte de la construction de niche module potentiellement ces efets indirects inter-spécifques. Par exemple, si le type d’interaction est modifé de trophique à mutualiste, comme cela peut être le cas dans les cas d’agriculture ou de symbioses entre consommateur et ressource, ou bien lorsque l’interaction est modifée entre les diférents stades (comme chez les Lépidoptères), les efets indirects peuvent être altérés de compétition apparente, en antagonisme ou mutualisme apparent, par exemple. La prise en compte de la construction de niche peut également faire émerger de la facilitation (par exemple, dans le cas de la succession entre plantes (Kofel et al. 2018)).
Figure 2 : Différents exemples d’effets indirects (adapté de Wootton 1994)). Les flèches noires en trait plein indiquent la direction du flux d’énergie pour les interactions directes : la flèche part de la ressource et pointe vers le consommateur pour une interaction trophique directe, et une double flèche signale la compétition par interférence. Les flèches grises en pointillé indiquent les interactions indirectes. a) compétition interspécifique ou par exploitation : deux consommateurs A et C partagent la même ressource et ont un effet indirect négatif l’un sue l’autre B. b) cascade trophique : A peut avoir un effet indirect positif sur C transmis en cascade par B (« top-down ») et C a un effet indirect positif sur A (« bottom-up »). c) compétition apparente : deux ressources partagent le même consommateur et ont un effet indirect négatif l’une sur l’autre. d) mutualisme apparent : A et D ont un effet indirect positif l’un sur l’autre c) mutualisme apparent : A et E ont un effet indirect positif l’un sur l’autre Ceci peut avoir des conséquences pour la coexistence entre espèces. Des prédictions basées sur la propagation de ces efets indirects sont classiquement obtenues dans les modules trophiques. Par exemple, l’étude de la compétition pour les ressources prédit que l’espèce qui nécessite le minimum de ressource pour subsister est celle qui se maintient dans une communauté : c’est la théorie du R*, ou « resource-ratio theory » de Tilman (1980). Si on s’intéresse à la compétition apparente, c’est dans ce cas l’espèce capable de se maintenir pour la plus grande densité de prédateur qui subsiste et exclut les autres (théorie du P*, (Holt, Grover, et Tilman 1994)). Le cumul de ces deux prédictions donne un mécanisme amenant au maintien de la diversité dans les communautés : l’espèce la plus compétitive doit également être l’espèce la plus vulnérable (Paine 1966; Holt, Grover, et Tilman 1994).
Ces efets indirects se retrouvent également dans les réseaux comportant des interactions mutualistes : des études montrent théoriquement (Lever et al. 2014; Bastolla et al. 2009) et empiriquement (Albrecht et al. 2014; Pocock, Evans, et Memmott 2012) l’importance des efets indirects mutualistes. Si deux types d’interactions mutualistes sont considérés (pollinisateurs et disperseurs de graines), on observe une corrélation dans la perte de diversité de chaque réseau, suite à la propagation d’une perturbation telle que la fragmentation d’habitats (Albrecht et al. 2014). Cette perturbation entraîne alors la perte parallèle de plusieurs services écosystémiques.
On s’intéresse en particulier à comment la construction de niche modife à la fois les interactions directes (par exemple entre consommateur et ressource cultivée dans le cadre de l’agriculture) et les efets indirects (par exemple, la compétition apparente ou la compétition par exploitation entre organismes qui ne sont pas directement afectés par la construction de niche). Ceci nous permet de comprendre comment la prise en compte de la construction de niche d’un partenaire d’interaction peut modifer les conditions de coexistence écologique et le fonctionnement du système dans le cas de réseaux d’interaction simple (avec peu d’espèces, ou « modules »), ce qui peut donner des hypothèses sur les mécanismes en jeu dans des réseaux plus complexes et des communautés plus réalistes (Bascompte et Melián 2005).
Construction de niche et exploitation de l’espace : construction de niche dans les méta communautés.
Les premières parties de cette introduction donnent un aperçu de l’enjeu de l’inclusion de la construction de niche dans les communautés. Jusqu’ici, nous n’avons pas considéré de structure spatiale pour ces communautés. Les rétro-actions locales générées par la construction de niche ont des efets importants sur le paysage : on peut penser aux jardins du diable (Frederickson, Greene, et Gordon 2005) dans lesquels certaines fourmis protègent leur plante-hôte en tuant tous les compétiteurs ce qui génère des quasi-monocultures (à l’échelle locale) (voir Box 2). On peut également penser à la structuration spatiale potentiellement générée par les termites (voir Box 3, Pringle et al. 2010; Bonachela et al. 2014; Tarnita et al. 2017), ou bien aux motifs de végétation dans les milieux arides (Kéf et al. 2007) . Les paysages agricoles sont un autre exemple de modifcation drastique du paysage lié à la construction de niche. On peut donc envisager que l’efet de la construction de niche soit à la fois contraint par la structure spatiale de l’environnement, mais aussi qu’elle impacte cette structuration spatiale. Ceci a diférentes implications selon que l’on peut considérer diférentes échelles spatiale. L’impact de la construction de niche peut être diférent selon qu’on confronte l’échelle de la construction de niche à l’échelle spatiale caractéristique du constructeur de niche et à celle des autres espèces impactées. Par exemple, la construction d’un barrage peut être spatialement limitée pour les castors (le barrage est une structure physique délimitée) mais son efet peut se traduire à une grande échelle spatiale (modifcation des cours d’eau, du paysage). La structuration spatiale du paysage conditionne également l’impact de la construction de niche : si l’on prend l’exemple d’un métabolite difusible par les bactéries, selon le degré de viscosité de l’environnement, la production de ce métabolite peut être localisé (dans le voisinage du producteur), mais le métabolite peut également difuser et afecter d’autres espèces (voir Box 4 pour un exemple sur les sidérophores). La construction de niche fait donc intervenir des phénomènes de rétro-actions localisées (mais dont les conséquences peuvent être globales), ce qui peut induire une certaine hétérogénéité spatiale en termes de distribution d’espèces, en fonction des capacités de dispersion des individus (Loeuille et Leibold 2014). Ceci justife que l’on s’intéresse à la construction de niche dans un contexte spatial.
Une façon de prendre en compte la structure spatiale est de se placer dans la perspective des méta-communautés (Leibold et al. 2004) et des méta-écosystèmes (Loreau, Mouquet, et Holt 2003; Loreau et al. 2013). Les méta-communautés sont un ensemble de communautés reliées entre elles par de la dispersion, par analogie aux méta-populations, et diférent mécanismes régissent les conditions de coexistence des espèces aux échelles globales et locales, en particulier la coexistence d’espèces en compétition (Amarasekare 2003; Amarasekare et al. 2004). L’étude de cette coexistence se fait souvent en prenant en compte les dynamiques éco-évolutives des communautés (Urban et al. 2008; Loeuille et Leibold 2014, 2008). Au cours de cette thèse, nous développons deux modèles éco-évolutifs de construction de niche qui comprennent une dimension spatiale, modélisée de façon explicite dans le chapitre IV, et implicite dans le chapitre V.
Table des matières
I Introduction générale
1 La construction de niche : conceptualisation et efets écologiques
1.1 Le concept de construction de niche
1.2 Construction de niche et couplage d’interactions positives et antagonistes
1.3 Construction de niche et efets indirects dans les communautés : impacts sur la coexistence
1.4 Construction de niche et exploitation de l’espace : construction de niche dans les méta-communautés
2 Évolution de la construction de niche dans les communautés et les méta-communautés
2.1 Construction de niche et compromis allocatifs : lien avec l’évolution de la spécialisation
2.2 La construction de niche comme bien commun
2.3 Modéliser l’évolution de la construction de niche
3 Thématiques et questions développées au cours de cette thèse
II De la compétition apparente à la facilitation, implications de la construction de niche d’un consommateur sur la coexistence et la stabilité des communautés consommateur-ressource
III Implications de la coévolution entre la construction de niche et la spécialisation sur les ressources pour le maintien de la diversité et la structure des communautés
IV Dynamique éco-évolutive de la construction de niche dans une méta-communauté
V Évolution de la production de sidérophores : entre compétition et coopération
VI Modifcation de la niche au cours du cycle de vie
VII Discussion
1 Conséquences éco-évolutives de la dynamique de la construction de niche
1.1 Conséquences écologiques : comment la construction de niche afecte-t-elle la coexistence via la modulation des efets indirects ?
1.2 Évolution de la construction de niche : le rôle des compromis allocatifs
1.3 Rétro-actions entre écologie et évolution : importance des boucles éco-évolutives
2 Perspectives
2.1 Quels modèles pour quelles questions ?
2.2 Applications : vers une gestion éco-évolutive de la construction de niche humaine ?
VIII Bibliographie