Les enjeux de la gouvernance d’une entreprise à mission le cas Nutriset
Nous avons rapidement présenté l’entreprise Nutriset au chapitre 3, lorsque la modélisation de la mission exigeait d’avoir au moins un cas d’entreprise à mission créant le contraste avec les FPC. Au-delà de l’étude de l’évolution de la mission au cours de l’histoire de l’entreprise, les travaux que nous avons pu mener avec Nutriset sont d’une grande richesse pour appréhender les enjeux d’une gouvernance et de l’organisation d’une entreprise à mission. En effet, Nutriset dispose, depuis sa création, d’un « mandat » exprimé comme étant celui « nourrir les enfants ». Or du fait de l’ambition de l’entreprise de développer de solutions innovantes pour y parvenir, et pour cela d’interagir de façon forte et durable avec un écosystème de la lutte contre la malnutrition en forte mutation, l’entreprise a dû faire face aux enjeux que constituent la définition d’une mission générique, c’est-à-dire doublement expansive. L’entreprise a en effet développé des compétences et des savoirs nouveaux, en rupture avec les potentiels dont les fondateurs disposaient, ainsi que des relations avec un écosystème toujours plus large et complexe, et aux mutations parfois imprévues, malgré la définition d’une « promesse » claire envers les populations touchées. Dans ce chapitre, nous étudions plus particulièrement le cas d’un partenariat stratégique entre l’entreprise Nutriset et plusieurs organisations non lucratives, qui a été à l’origine du développement de nombreuses stratégies expansives. Le choix d’un tel cas peut sembler étrange vis-à-vis de l’objectif d’étudier les enjeux d’une gestion de la mission : il n’y a a priori pas de fonction managériale à laquelle les partenaires ont explicitement confié leurs potentiels. Mais il s’agit au contraire d’étudier à travers ce cas les conditions nécessaires à la création et à la préservation d’un engagement des différentes parties dans un projet de nature expansive. Le blocage qui surviendra au cours de ce partenariat démontrera ainsi les spécificités, non saisies par la littérature sur les alliances stratégiques, propres à la coopération dans l’inconnu, et nous permettra de construire une grille d’analyse des dispositifs de gestion nécessaires au management d’une entreprise à mission pour les chapitres suivants.
Dans un premier temps, nous reprenons plus en détail les raisons du choix de ce cas et la méthode que nous avons employée pour son étude (1.1.). Nous montrons ensuite comment les premières explorations de Nutriset ont contribué à assurer au mandat initial de l’entreprise un caractère indubitablement générique (1.2.). A partir de ces éléments, nous montrons comment la stabilisation progressive des partenariats stratégiques, quoique suivant les canons de la littérature sur les alliances stratégiques, conduit un blocage paradoxal et à première vue inexplicable (1.3.). Nous montrons dans une seconde partie comment notre modélisation de la mission permet de rendre compte du caractère expansif des stratégies poursuivies. L’enjeu qui se pose n’est alors pas celui de forcer le caractère innovant de ces stratégies, mais au contraire celui de la gestion d’une trop grande variété de stratégies concevables au sein de la même mission (du même « concept de stratégies »), variété qui semble causer le blocage (2.1.). Nous montrons que dans le cas d’une mission expansive, il faut gérer les deux dimensions du couple (expansion, solidarité) simultanément, afin d’éviter de tomber dans deux écueils classiques : l’appauvrissement progressif des ambitions collectives innovantes dû à une trop grande importance accordée au partage de la valeur, ou l’explosion du partenariat dû à l’incompatibilité stratégique suscitée par l’expansion des potentiels mis en commun (2.2). Ces préconisations nous permettent de construire un cahier des charge pour les dispositifs de gestion adaptés aux entreprises à mission, que nous examinerons au chapitre 6 (2.3.).
Choix du cas et méthode
La recherche intervention menée avec Nutriset résulte d’une rencontre préalable entre le laboratoire et l’entreprise pour traiter d’une question d’organisation des processus de conception sur une nouvelle gamme de produits qui rencontre en 2011 un succès mitigé, aussi bien commercial qu’humanitaire. Dans le cadre de cette thèse, le laboratoire propose d’explorer avec l’entreprise les formes d’organisation de l’action collective adaptées à l’exploration de champs d’innovation tout en rassemblant des partenaires aux profils très contrastés. Entre autres partenaires fréquents, Nutriset, entreprise du secteur privé, travaille notamment avec des organisations non gouvernementales (ONG) à but non lucratif, et des universitaires, notamment chercheurs en nutrition. Nous expliquons ici les raisons qui justifient le choix de Nutriset pour explorer la question de gouvernance de l’entreprise à mission qui nous occupe. Lors des premiers contacts avec le laboratoire, Nutriset apparaît comme une entreprise extrêmement atypique : entreprise de taille moyenne fondée dans la région de Rouen, elle est brutalement passée leader mondial dans son secteur (celui de l’aliment thérapeutique pour la lutte contre la malnutrition), apparaît rentable comparativement aux autres entreprises de l’agroalimentaire, et pourtant poursuit un mandat sociétal non lucratif. Ce mandat lui permet de travailler avec des acteurs du monde humanitaire alors que ceux-ci sont généralement suspicieux face aux entreprises privées profitables, et d’être reconnue comme un acteur à l’origine d’un bouleversement majeur de la lutte contre la malnutrition au niveau mondial.