Modélisation de la transition vers la turbulence d’une couche limite décollée
Rappels sur la mécanique des fluides
Dans ce chapitre, les fondements de base de la mécanique des fluides seront présentés. L’objectif n’est pas d’effectuer une introduction exhaustive à cette vaste branche de la physique, mais plutôt d’esquisser les éléments fondamentaux qui permettront de mieux appréhender la suite de ce manuscrit. Puisque l’intérêt de cette thèse se centre sur l’étude du mouvement de l’air autour des corps, –l’Aérodynamique–, l’accent sera mis sur les caractéristiques et comportements de ce fluide qui nous est tant familier. Dans un premier temps, les équations qui régissent le mouvement des fluides seront brièvement présentées en faisant appel à des lois bien connues en physique. Le lecteur constatera rapidement que derrière la simplicité conceptuelle de ces équations se cache une dynamique formidablement riche du fait de son caractère non-linéaire. Cela conduira naturellement à évoquer, dans un second temps, les origines de la turbulence. Cet état de mouvement, en apparence désordonné et aléatoire, est d’une importance capitale dans l’immense majorité d’écoulements aérodynamiques. Cela est d’autant plus vrai que l’air est intrinsèquement propice à suivre des mouvements turbulents, du fait de sa faible viscosité cinématique et de sa forte inertie lorsqu’il est en mouvement. Un concept d’une grande importance, et qui constitue l’axe central de cette thèse, est celui de la couche limite. Cette fine couche de fluide à vitesses fortement ralenties autour des corps solides est à l’origine d’un large spectre de phénomènes à grand intérêt scientifique et industriel. En effet, la topologie de la couche limite détermine directement les efforts de frottement subis par un corps en mouvement au sein d’un fluide. En outre, la topologie de la couche limite influence indirectement la distribution des lignes de courant autour du corps, ce qui se traduit aussi en une influence sur les efforts de pression sur le corps. Par exemple, la consommation de carburant des aéronefs, leurs vitesses minimales et maximales de vol, ou encore les efforts subis par la structure de l’appareil sont d’autant de phénomènes où la dynamique de la couche limite joue un rôle déterminant. La dernière partie de ce chapitre sera donc consacrée à rappeler quelques éléments fondamentaux des couches limites.
Les équations du mouvement
Dans cette section nous présentons les équations du mouvement de la façon proposée par Darrozès et Monavon [55, §A et B].
Lois de conservation
La dynamique des fluides est régie par des lois de conservation, comme par exemple la conservation de la masse, de la quantité de mouvement et de l’énergie. En outre, les lois de conservation s’appliquent également au transport de polluants passifs dans l’écoulement, ou encore à des quantités statistiques décrivant des propriétés de la turbulence. En conséquence, une grande partie des équations présentées dans ce manuscrit adoptent une forme de transport. Afin d’introduire au lecteur à ce type d’équations, dans cette section nous présentons la forme mathématique générique d’une équation de transport. Ensuite, dans les sections qui suivent, le principe général de transport sera appliqué aux cas spécifiques de transport de la masse, de la quantité de mouvement, et de l’énergie. Cet ensemble d’équations de transport constitue un système dont la résolution permet de prévoir le mouvement des fluides.FIGURE 1.1 – Schéma d’un volume fluide avec des frontières perméables et mobiles soumis à un écoulement. Par simplicité, considérons un volume géométrique () entouré par des frontières (). Ces frontières se déplacent à une vitesse , elles sont parfaitement perméables et elles possèdent des normales unitaires extérieures , comme schématisé sur la figure 1.1. Ce volume est placé au sein d’un écoulement dont la vitesse est le champ vectoriel . Considérons en plus que cet écoulement transporte une quantité physique arbitraire par unité de volume . Dans le volume () il peut y avoir des sources de , notées . Ces sources peuvent être positives > 0, ce qui donne lieu à une production de notée , ou bien elles peuvent être négatives < 0, ce qui constitue une destruction de notée . Les sources sont donc composées de production et de destruction, = − . Finalement, il reste à considérer le flux entrant et sortant de la quantité au travers de la frontière mobile (). Il peut y avoir deux types de flux : (1) le flux convectif, noté , pro- 1.1 – Les équations du mouvement 3 voqué par l’entraînement de la vitesse de l’écoulement et (2) le flux diffusif, noté , provoqué par le comportement caractéristique de la quantité . Le principe de conservation de la quantité arbitraire établit que la variation par rapport au temps de la quantité dans le volume () doit être égal à la variation de provoquée par ses sources dans () plus les flux entrants/sortants d’origine convectif et diffusif au travers des frontières . (1.1) Dans l’équation (1.1) les termes de flux sont précédés par un signe moins. Ceci est lié au fait que par convention mathématique, un flux sortant est considéré négatif, et inversement un flux entrant est considéré positif, alors que le vecteur unitaire normal de la frontière pointe vers l’extérieur. Le flux convectif de la quantité prend en compte la vitesse de déplacement de la frontière () : = ( − ) (1.2) Afin d’expliciter la dérivée temporelle du membre de gauche de l’équation (1.1), nous faisons appel à la règle de Leibniz : d d ˚ () d = ˚ () d + ¨ () ( ⋅ ) d (1.3) En utilisant la règle (1.3) dans l’équation (1.1), et en transformant les intégrales de surface en intégrales de volume via le théorème de la divergence, nous écrivons la forme globale du théorème de transport de Reynolds : ˚ () [ () d + ⋅ () ] d = ˚ () [ − ⋅ ] d (1.4) Puisque l’équation (1.4) doit être vérifiée pour n’importe quel volume (), elle est vérifiée aussi pour le cas où () → 0, si l’on se restreint au cadre de validité des hypothèses des milieux continus 1 . Par conséquent, la formulation intégrale peut être directement transformée en une formulation locale grâce à l’équation (1.5), qui sera la forme privilégiée dans le reste de ce manuscrit. () + ⋅ () = − − ⋅ (1.5) 1. On considère que le volume de fluide le plus petit auquel on applique les équations de conservation est très grand à l’échelle moléculaire, de sorte que le nombre de Knudsen = ∗∕ 1∕3 ≪ 1 où ∗ est le libre parcours moyen des particules constituant le fluide. 4 1 – Rappels sur la mécanique des fluides Dans l’équation (1.5) nous avons décomposé le terme source en un terme de production plus un terme de destruction. En remplaçant convenablement la variable par des grandeurs physiques, l’équation (1.5) permet de déduire les équations qui régissent la mécanique des fluides. Ceci inclue notamment les variables de transport de la turbulence qui sont au cœur des modèles de turbulence sur lesquels porte cette thèse. Par conséquent, dans les paragraphes qui suivent, l’équation (1.5) sera déclinée sous les formes de conservation de la masse, de la quantité de mouvement et de l’énergie, dans le cadre des milieux homogènes, monophasiques et en absence des réactions chimiques.
Conservation de la masse
L’équation la plus fondamentale de la mécanique des fluides établit le principe de conservation de la masse. Elle se déduit facilement en considérant = 1 dans l’équation (1.5), et en notant que la masse ne peut se produire ni se détruire ( = = 0) et qu’aucune interaction de nature diffusive ne se produit à la frontière ( = ퟎ). En conséquent, la conservation de la masse s’exprime simplement comme ceci : + ⋅ ( ) = 0 (1.6) L’équation (1.6) est exprimée dans un repère Eulerien sous forme conservative, ce qui sera la forme privilégiée dans le reste de ce manuscrit. D’autres façons de l’écrire sont également possibles. En effet, si l’on développe le second terme de l’équation (1.6), on obtient : ⋅ ( ) = ⋅ + ( ⋅ ) (1.7) On considère également l’opérateur dérivée particulaire d’une quantité arbitraire : ∶= + ⋅ (1.8) La dérivée particulaire de représente la variation de par rapport au temps lorsque l’on suit la particule au cours de son mouvement. Il ne s’agit que d’un changement de repère. Par conséquent, en exploitant (1.8) et (1.7) dans l’équation (1.6), cette dernière peut être alternativement reformulée dans un repère dit Lagrangien comme ceci : + ( ⋅ ) = 0 (1.9) Signalons un aspect intéressant de la formulation selon l’équation (1.9). Supposons que l’on suit une particule d’eau au cours de son mouvement. L’eau est un fluide incompressible, donc sa masse 1.1 – Les équations du mouvement 5 volumique au cours du mouvement doit rester constante : ∕ = 0. Par conséquent, grâce à l’équation (1.9) on en déduit une caractéristique très importante des fluides incompressibles : ⋅ = 0 (1.10) L’équation (1.10) traduit le principe de conservation de la masse lorsque l’on étudie un fluide incompressible. Notons que les liquides ne sont guère les seuls fluides incompressibles. L’air, lorsqu’il se meut à une vitesse inférieure à 30% de la vitesse du son, il peut être assimilé à un fluide incompressible.
Conservation de la quantité de mouvement
La deuxième équation qui régit la mécanique des fluides est celle de la conservation de la quantité de mouvement. Elle traduit la seconde loi de Newton, ∑ 푭 = 푚 풂, lorsqu’elle est appliquée à un fluide. Par ailleurs, une manière équivalente d’écrire la seconde loi de Newton consiste à introduire la force par unité de volume 풇 = 푭∕, la masse volumique = 푚∕ et la variation de vitesse 푑∕푑 = 풂. Ainsi, la seconde loi de Newton se réécrit : ∑풇 = 푑() 푑 (1.11) Par conséquent, l’équation (1.11) montre que, par unité de volume, la somme des toutes les forces appliquées à un élément mécanique doit être égale à la variation de sa quantité de mouvement . Ceci est particulièrement vérifié lorsque l’on étudie un élément de fluide comme celui représenté sur la figure 1.1. Par conséquent, afin d’introduire l’équation de conservation de la quantité de mouvement, considérons = dans l’équation de transport de Reynolds (1.5). Pour cela, on note que le terme de production de quantité de mouvement est défini via le champ d’accélération volumique comme = , et que le tenseur de diffusion de quantité de mouvement est défini à l’aide du tenseur de contraintes de Cauchy comme = −. On note également l’inexistence du terme de destruction de la quantité de mouvement ( = ퟎ). En résumé, l’équation de conservation de la quantité de mouvement s’écrit alors : + ⋅ ( ⊗ ) = − ⋅ (−) (1.12) La divergence du tenseur de contraintes généralisé de Cauchy regroupe toutes les contributions des forces surfaciques : la pression et le cisaillement provoqué par la viscosité exercé au fluide. Ce 6 1 – Rappels sur la mécanique des fluides tenseur s’exprime dans un repère cartésien comme ceci (1.13) Dans (1.13) on note différemment les termes d’efforts normaux qui se trouvent dans la diagonale du tenseur, et les termes d’efforts de cisaillement qui se trouvent en dehors de la diagonale. Concrètement, le tenseur de contraintes de Cauchy s’exprime en fonction de la pression, de la vitesse, et de la viscosité comme ceci (1.14) Où 휹 est le tenseur unitaire de Kronecker, ou matrice identité; est la viscosité de compressibilité 2 qui est reliée à la viscosité dynamique via l’hypothèse de Stokes : est le tenseur de déformation : 푺 = 1 2 ( + 푇 ) (1.15) Afin de simplifier l’écriture des équations du système fluide, il est convenable de décomposer le tenseur de contraintes de Cauchy en une contribution isotrope liée à la pression, et une contribution visqueuse, notée (1.16) En explicitant les équations (1.15) et (1.14) dans l’équation (1.12), et en considérant que la seule force volumique agissant sur le fluide est la gravité ( = 품), l’équation de conservation de la quantité de mouvement s’écrit.
Conservation de l’énergie
La dernière équation de transport qui décrit la dynamique des fluides est celle de la conservation de l’énergie. Cette équation traduit la première loi de la Thermodynamique lorsqu’elle est appliquée 2. Bulk viscosity en anglais. 1.1 – Les équations du mouvement 7 aux fluides. En suivant la même stratégie que l’on a appliquée pour déduire les équations de conservation de la masse et de la quantité de mouvement, partons à nouveau du principe de transport de Reynolds exprimé selon l’équation (1.5). La grandeur physique à transporter dans le cadre de la conservation de l’énergie est l’énergie totale , qui s’exprime comme est toute l’énergie interne de la particule fluide stockée au niveau microscopique. Dans le cadre de cette thèse, le milieu étudié est l’air, considéré comme un gaz parfait. En conséquence, l’énergie interne est liée à la température (tout comme l’enthalpie , et la température est liée à la pression et à la masse volumique, à l’aide des relations , sont des constantes qui représentent la capacité thermique massique isochore et isobare, respectivement. Ces constantes sont reliées à la constante des gaz parfaits et à l’indice adiabatique 훾 grâce à la relation de Mayer et de la loi de Laplace, respectivement : (1.22) Ainsi, prenons et appliquons l’équation (1.5) avec quelques considérations physiques. La production d’énergie totale , est composée de la contribution du travail mécanique exercé par la gravité ( ), plus des éventuelles sources de chaleur notées ( ), qui peuvent avoir pour origine par exemple des réactions chimiques dans l’écoulement. Dans le cadre de cette thèse, ces sources d’énergie totale seront considérées nulles ( = 0). Puisque l’énergie totale ne peut pas se détruire, le terme de destruction est nul : = 0. Il reste à déterminer le terme de flux diffusif de l’énergie totale . Pour cela, nous considérons d’une part le travail mécanique exercé par les contraintes de pression et de cisaillement exprimées par le tenseur de contraintes de Cauchy ( ⋅ ); et d’autre part le flux de chaleur provoqué par la différence de température ( ). En regroupant ces termes, l’équation de conservation de l’énergie s’écrit comme ceci Le flux de chaleur s’exprime concrètement en fonction de la conductivité thermique du fluide 푇 par la Loi de Fourier : (1.24) Pour un gaz parfait, la conductivité thermique est liée à la viscosité dynamique en fonction de et du nombre de Prandtl, comme ceci (1.25) Le nombre de Prandtl est sans dimension et il exprime le rapport, considéré approximativement constant pour l’air, entre la diffusivité moléculaire cinématique et la diffusivité thermique
Table des figures |