Les consommations attentes différenciées et marquage genré des aliments
Plusieurs travaux ont montré que les consommations alimentaires sont genrées, c’est-à-dire qu’hommes et femmes ne consomment pas tout à fait les mêmes aliments et types de plats (Jensen et Holm, 1999 ; Saint Pol, 2008, Fournier et al., 2015). Derrière ces écarts se dissimulent des rapports au corps différents. Les femmes sont beaucoup plus enjointes à garder un corps mince (Régnier, 2017) et pour cela à pratiquer l’auto-contrôle alimentaire (Carof, 2015), qui les pousse notamment à davantage recourir à des régimes amaigrissants (Poulain, 2009). À cela s’articulent des pratiques alimentaires plus généralement associées aux « féminités » et « masculinités », qui influencent aussi bien l’appréciation des aliments, ceux-ci se voyant catégoriser plus ou moins explicitement comme « masculins » ou « féminins » (Sobal, 2005), que le respect des un·es et des autres vis-à-vis des prescriptions publiques (Beardsworth et al., 2002, p. 418) : les hommes les respectent moins parce qu’elles correspondent à l’exigence de contrôle du poids et de prévention en matière de santé, que les aliments qui leur sont associés sont plutôt considérés comme « féminins » et parce que la performance de la « masculinité » passe par la mise en acte de son indépendance, donc de sa capacité au non-respect des autorités (Sobal, 2005). Dans quelle mesure, et concernant quels aspects de l’alimentation, le repas conjugal signifie-t-il devoir composer avec des attentes divergentes genrées chez les jeunes générations ? Qu’est-ce que le couple change, ou non, aux alimentations genrées ? Le menu conjugal fait-il converger ou diverger les alimentations ? Nous abordons ici les principales différences alimentaires genrées influençant et influencées par le repas conjugal, à savoir le rapport au poids basé sur des injonctions et représentations corporelles différenciées (1), les préoccupations de santé (2), enfin le fait que certains aliments (légumes, viandes, etc.) sont historiquement associés à la « féminité » ou au contraire à la « masculinité », quelle que soit leur composition nutritionnelle réelle (3). Nous en regardons enfin les conséquences sur le repas conjugal, et sur l’évolution des consommations genrées au sein du couple hétérosexuel cohabitant (4). Tout au long de ces parties, nous observerons à la fois la production de différences genrées et des cas de proximité forte entre l’homme et la femme chez certains couples, voire des renversements en matière de préoccupations et de préférences alimentaires.
Avant cette analyse, rappelons que le repas conjugal n’est qu’un contexte alimentaire parmi d’autres (voir chapitre 1, partie III.1), donc que le genre des pratiques conjugales est à saisir en tenant compte de ces contextes qui « situent » les « masculinités » et « féminités » (Sobal, 2005)297. S’il nous est difficile de développer ici une approche en termes de modèles et scripts pluriels de « masculinités »298, nous portons donc attention aux contextes alimentaires extra- conjugaux dans l’appréciation du caractère genré des consommations conjugales, attention dont le terrain confirme la pertinence : lorsque les pratiques conjugales obligent les partenaires à des torsions vis-à-vis de leurs habitudes genrées, les pratiques en dehors du domicile permettent de les contrebalancer. Ce faisant, les consommations communes représentent parfois une centralité par rapport aux extrêmes genrés des pratiques de chacun·e dans d’autres contextes299. 298 Selon Jeffery Sobal, cette approche est plus à même de tenir compte des effets des autres rapports sociaux que les rapports de genre et de décrire plus justement les comportements genrés réels en fonction des contextes qui les encadrent, différents scripts pouvant être mobilisés différemment par les hommes (et femmes) en fonction de leur position dans les autres rapports sociaux et des situations. C’est ce qu’effectue l’auteur quand il distingue notamment l’homme « fort » de l’homme « sain », ou encore « riche » ou « sensible ». Enfin, ces scripts permettent de « considérer l’exercice du pouvoir comme un acte de négociation » (Sobal, 2005, p. 147, nous traduisons) lié au contexte situationnel propre à chaque moment où l’alimentation entre en jeu.Parmi les différences genrées, la première place revient à l’effet des injonctions corporelles sur l’alimentation.
En effet, bon nombre des femmes inscrivent leur alimentation dans l’enjeu du contrôle du poids, sont particulièrement exigeantes à l’égard de leur silhouette, et pensent leur corps et sa façon de réagir aux aliments différemment de la plupart des hommes rencontrés, qui doivent au contraire grossir, pour suggérer leur musculature. Ceci est particulièrement visible lorsque des partenaires aux corpulences proches expriment des préoccupations inversées : Chez ce couple installé depuis huit mois au second entretien, Charlotte (21 ans, en première année de licence après un BTS immobilier, arrangement « néophytes »)300 a peur de grossir, ce qui l’a notamment inquiétée lorsqu’elle a commencé à manger avec Maxence (21 ans, en alternance dans une formation d’agent immobilier). Les tentatives de Maxence pour la « rassurer » n’y changent pas grand-chose, celui-ci ne déconstruisant pas vraiment l’injonction, puisqu’il fait suivre une tentative pour la rassurer par un rappel à l’injonction de minceur. Pour sa part, Maxence essaie de grossir sans grand succès. Ce jugement différencié est d’autant plus parlant qu’iels sont de corpulences fines et proches. Ainsi, la « féminité » reste, chez cette jeune génération, attachée à des exigences de minceur plus strictes et associées au contrôle alimentaire que la « masculinité »301. Regardant les hommes, l’alimentation est positivement associée au « bon coup de fourchette » évoqué par certain·es et à un contrôle pondéral plus souple et mis en œuvre par l’activité physique.