Pratolino : art des jardins et imaginaire de la nature dans l’Italie de la seconde moitié du XVIe siècle

Pratolino : art des jardins et imaginaire de la nature
dans l’Italie de la seconde moitié du XVIe siècle

Les divertissements du prince

Doni, on l’a vu, évoque aussi la villégiature princière en traitant de la « villa civile », dont le propriétaire est « roi, duc ou seigneur puissant et valeureux180 ». Il apporte lui aussi un témoignage sur la justification possible de sa construction : Nos princes et seigneurs, afin de pouvoir s’éloigner parfois du grand tumulte de la foule, se font de belles villas « à la campagne », comme par exemple Castello du Duc de Florence (…) et tant d’autres. (…) De telles constructions illustres donnent le privilège d’une digne renommée pour plusieurs siècles181. La villégiature est ainsi rattachée à la magnificence. Mais après avoir décrit l’agencement de l’architecture et du jardin, Doni s’efforce surtout de rendre compte des activités d’un prince de sa connaissance dans sa villa : les joies de la villégiature semblent compter davantage que le prestige de sa création. Le souverain vient séjourner à sa villa quatre à six fois par an, pendant une semaine, et s’y livre aux plaisirs de la campagne, avec plus de faste que nos lettrés, cela s’entend. Son arrivée le dimanche est fêtée par une messe solennelle puis par des jeux équestres, suivis d’un banquet apprêté sous la loggia du palais, de nouveaux jeux comme la lutte de paysans, d’une comédie, du dîner et enfin d’un bal. Dès le lundi matin, il part à la chasse aux sangliers, aux cerfs et aux chevreuils. On déjeune au sommet d’une colline, offrant une belle vue, ou à l’ombre d’une forêt épaisse. Le lendemain, jardinage : On plantait divers arbres fruitiers et des vignes ; on faisait tracer des allées, décorer des jardins, et toute la journée était consacrée à l’agriculture, à part l’après déjeuner, où l’on passait un peu de temps à jouer182. Le prince s’en va le mercredi matin chasser au faucon ; le reste de la journée se passe en joutes, courses de bague (correre all’anello) et jeux de ballon. Le lendemain, il emmène limiers et lévriers courir le lièvre ou le renard, puis s’amuse encore à divers jeux. Une journée est tout de même employée à écouter les doléances, et à suivre de près les travaux d’aménagement des rivières. Parfois on appareille les rets pour réussir une belle pêche, en présence de toute la cour, avec le plaisir que l’on sait, supérieur à tous les autres qu’offre la villa, selon l’opinion de beaucoup, car à la pêche ne se fatigue que l’œil, tandis qu’à la chasse il faut donner toutes ses forces. Et qui n’aime guère ni la pêche, ni la chasse ou l’oisellerie, fasse ce qui lui plaît le plus183. Là encore, l’idée de liberté reste donc essentielle. Il faut d’abord relever l’importance de la chasse, pratiquée sous toutes ses formes : elle est au XVIe siècle l’un des divertissements les plus prisés de l’aristocratie184, « car elle a une certaine ressemblance avec la guerre ; elle est véritablement un plaisir de grand seigneur et elle convient à l’homme de cour185 », indique par exemple Castiglione dans Il Libro del Cortegiano paru en 1528. Machiavel est du même avis, et présente la chasse comme une sorte d’entraînement à la guerre : le prince doit sans cesse aller à la chasse, et par là accoutumer son corps à la peine, et en même temps apprendre la nature des sites et connaître comment s’élèvent les montagnes, comment s’ouvrent les vallées, comment s’étendent les plaines, et comprendre la nature des fleuves et des marais, et à tout cela apporter le plus grand soin (…) : car les collines, les vallées, et plaines, et fleuves, et marais qui sont, par exemple, en Toscane, ont avec ceux des autres provinces certaine similitude ; si bien que de la connaissance du paysage [sito] d’une province, on peut facilement venir à la connaissance des autres186. La pratique de la chasse donne ainsi lieu à une « expérience » du paysage, à une connaissance topographique nécessaire au bon stratège : dès lors les activités de la villégiature reçoivent une légitimité politique parce qu’elles permettent un contact direct, y compris corporel, avec la « nature » entendue ici comme ensemble des principes de la géographie physique. Justification qui perd pourtant de sa pertinence dans l’Italie de la seconde moitié du XVIe siècle, essentiellement pacifique après le traité de CateauCambrésis en 1559. Mais Machiavel ne négligeait pas non plus les bienfaits du délassement procuré par les passe-temps campagnards. En décembre 1513, dans la fameuse lettre qui annonce à Francesco Vettori l’achèvement du Prince, il confie son adhésion aux plaisirs de la villégiature : Je vis donc dans ma maison de campagne. (…) Jusqu’ici j’ai piégé les grives de ma main. Je me levais avant l’aube, faisais mes gluaux, et en route, sous une telle charge de cagesattrapes qu’on eût dit l’ami Geta quand il s’en revient du port avec les livres d’Amphitryon ; j’attrapais de deux à six grives. J’ai passé ainsi tout novembre. Depuis, cette façon de tuer le temps si piètre et singulière fût-elle, m’a bien manqué. Voici donc comment je vis. Je me lève avec le soleil, et je vais à un bosco que je possède, et que je fais couper ; j’y reste deux heures à revoir la besogne du jour écoulé et à tuer le temps avec mes bûcherons (…). En quittant mon bosco, je m’en vais à une fontaine et de là à mon uccellare. J’emporte un livre sous le bras, tantôt Dante ou Pétrarque, tantôt l’un de ces poètes mineurs, comme Tibulle, Ovide et autres : je me plonge dans la lecture de leurs passions, de leurs amours, et je me souviens des miennes ; pensées dont je me recrée un bon moment

Villégiatures médicéennes

 Le tableau de la villégiature princière dressé par Doni correspond en fait d’assez près à certaines habitudes médicéennes. On a vu que l’un des modèles annoncés de la villa civile était Castello229, la villa « dell’Olmo » près de Florence, dont Côme avait hérité et qu’il restructura dès son élection ducale en 1537 (fig. 73). François passa une grande partie des étés de sa petite enfance dans ce jardin, auprès de sa grand-mère Maria Salviati, morte en 1543 ; il s’y amusait à jouer à la balle et à pêcher Quant à la formule de la loggia à colonnade précédée d’escaliers, si elle éveille des échos palladiens – Doni se réfère explicitement à l’architecte de Vicence –, on peut aussi lui trouver un illustre antécédent à Poggio a Caiano, la villa construite à l’ouest de Florence dans la grande plaine de l’Arno par Giuliano da Sangallo pour Laurent le Magnifique à partir de 1485 environ231. Le portique à l’antique y domine effectivement une vaste esplanade, comme le montre la lunette d’Utens (fig. 93). Le peintre figure devant le palais une zone où l’herbe manque : peut-être la trace de jeux qui auraient pu ainsi se dérouler sous la grande terrasse de la façade. Cette vue de la fin du XVIe siècle est en fait postérieure aux réaménagements des abords de la villa sous Côme Ier, dirigés par Tribolo à partir 1542 et poursuivis après 1550 par Fortini, parmi lesquels la construction de l’enceinte et des deux bastions flanquant l’entrée principale, qui donne accès à cette esplanade traitée en prato232. En 1581, Montaigne relevait à propos de la villa qu’il s’agissait d’une « maison de quoi ils font grande fête, appartenant au duc, assise sur le fleuve Ombrone ; la forme de ce bâtiment est le modèle de Pratolino233 ». Le rapprochement doit surtout tenir à l’implantation de l’édifice sur un soubassement, destiné aux pièces de service et, dans le cas de la villa de François, comprenant des grottes décoratives234. Ce dernier, comme son père, appréciait particulièrement Poggio, et c’est même là qu’il décèdera en octobre 1587, suivi le lendemain par Bianca Cappello235. D’autres vues d’Utens confortent l’hypothèse d’organisation de jeux et de spectacles dans les villas médicéennes. D’abord précisément celle de Castello, qui montre, entre le palais et les deux vivai qui le précèdent, le déroulement d’une joute236 (fig. 75). Hérauts et cavaliers, foule amassée au pied de la façade : la fête bat son plein, tandis que deux chevaliers s’affrontent sous les yeux des dames groupées aux fenêtres et au balcon. Utens, installé à Carrare, était né à Bruxelles : il se rattache en quelque sorte à la veine flamande des peintres qui associent vue de jardins et pratiques sociales. Un autre exemple significatif est sa vue de la villa La Peggio ou Lappeggi (fig. 94), près de Grassina au sud de Florence, acquise par François en 1569237 et remaniée par Buontalenti de 1580238 jusqu’à 1585239. À lui seul, ce tableau pourrait illustrer le texte de Doni. Outre les exercices physiques, avec un jeu de mail (palla al maglio) à droite du portail d’entrée et une partie de pelote (sans doute la palla mazza) dans la cour qui entoure le palais, on retrouve la loggia à colonnes, au premier niveau du corps de logis, s’ouvrant sur le cortile intérieur dont le mur d’entrée était sans doute assez bas pour laisser une vue dégagée sur l’esplanade240. La chasse est également évoquée par Utens dans la scène de mise à mort d’un sanglier au premier plan, à droite. Procédé que l’on retrouve d’ailleurs – une chasse au cerf cette fois – dans sa vue de La Magia ou Maggia (fig. 95), près de Quarrata à l’ouest de Florence. Cette ancienne construction fortifiée fut transformée en résidence campagnarde par Buontalenti en 1584- 1585241; un lac artificiel fut même creusé, sans doute pour la pêche242. Elle était située sur une propriété contiguë à celle de Poggio a Caiano, dans une zone riche en gibier et constituée en réserve de chasse ducale (bandita) en février 1550243. En effet, comme l’a récemment souligné Fauzia Farneti, la chasse, l’oisellerie et la pêche étaient précisément réglementées dans la Toscane médicéenne : des lois officielles (généralement intitulées bandi) instituaient notamment certains territoires en tant que bandite, où ces activités étaient prohibées ou limitées pour en laisser le privilège au propriétaire, le plus souvent la famille grand-ducale elle-même244. Ces deux villas de Lappeggi et La Magia ne possédaient qu’un modeste jardin ; elles formaient le centre de vastes exploitations agricoles dont Utens donne un aperçu. Enfin, toujours sur sa vue de Lappeggi, l’arrivée d’un carrosse rappelle que la villa n’est pas une résidence permanente mais seulement un lieu de séjour. Or l’ensemble des lunettes d’Utens, celle représentant Pratolino comprise, peut apparaître comme une sorte de « discours » sur la villégiature princière. Rappelons que la série a été commandée par Ferdinand vers 1599, pour le salon de sa villa d’Artimino, bâtie 

Table des matières

Note sur la présente édition (2008)
Position de thèse
Abréviations.
Avertissements
Avant-propos
Introduction
Prologue – Pratolino, de sa création à nos jours
Première partie – Pratiques et perceptions : l’expérience du lieu
Chapitre 1 – « Hilaritas et remissio animi », ou le paradoxe de la villégiature princière
Chapitre 2 – Sensations : palper l’espace
Chapitre 3 – Émotions : ressentir le paysage
Deuxième partie – Représentations : le théâtre de la nature
Chapitre 4 – L’horizon encyclopédique : collectionner, exposer, posséder
Chapitre 5 – Natura naturans : déployer les phénomènes
Chapitre 6 – Ars naturans : capter les processus
Troisième partie – Figures de l’imaginaire : le rapport au monde
Chapitre 7 – Daphnis, Vertumne et Vulcain : projection, analogie, création
Conclusion
Annexes
Appendices
Critères de transcription et de traduction des sources
Documents
Glossaire
Chronologie
Sources manuscrites
Bibliographie
Postface bibliographique (2008)
Index
Table des illustrations
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