L’entreprise d’aujourd’hui face à un changement de
paradigme organisationnel
LA CONSTRUCTION D’UN LIEN ENTRE « BONHEUR » ET « TRAVAIL » EN ENTREPRISE : ÉVOLUTION D’UN CONCEPT
En France, l’intérêt pour la Qualité de Vie au Travail (QVT) est relativement récent : visant à travailler sur les dimensions humaines, sociales et techniques du travail, cette notion a pris naissance à Londres et aux États-Unis il y a une cinquantaine d’années lorsque les limites du taylorisme ont été mises à jour. Vouloir aborder le rapport délicat du « bonheur » et du « travail » – inexistant pendant longtemps -, nous oblige à commencer par une approche diachronique de ces concepts en les replaçant dans leur dimension historique, sociale et culturelle. En effet, il nous a semblé nécessaire d’analyser l’évolution de la construction du lien entre ces deux concepts en France au fil des siècles pour mieux appréhender notre objet d’étude et comprendre ce qui a amené les entreprises à aller encore plus loin dans leur détermination à nous rendre « heureux au travail » en employant le levier d’un nouveau métier : le Chief Happiness Officer. Si le bonheur est d’une approche complexe liée à l’intime et donc à l’individuel, l’associer au monde professionnel et donc collectif peut sembler une gageure. En effet, lieu où se rencontre une multitude d’individus doués d’émotions toutes aussi multiples et complexes, l’entreprise n’a pas pour vocation de rendre ses salariés heureux. Son dessein est tout autre : faire du profit dans un environnement économique et sociétal à dimension globale. A travers notre réflexion sur l’émergence du Chief Happiness Officer au sein des entreprises françaises, nous nous sommes intéressés au concept du bonheur aux États-Unis. La raison est double : tout d’abord, le phénomène du Chief Happiness Officer a pris naissance Outre-Atlantique, ce qui nous amène à nous questionner sur la pertinence de son apparition sur le continent européen et notamment en France ; mais également parce que l’influence américaine est évidente notamment sur la GRH en France et sur la vulgarisation de méthodes de management innovantes.
LE « BONHEUR AU TRAVAIL » AU FIL DES SIECLES : DES VISIONS CONTRADICTOIRES
« Bien-être » ou « bonheur » au travail ? A la lecture de la presse évoquant le métier de Chief Happiness Officer notamment de la presse généraliste, nous remarquons que les termes de « bien-être » au travail et « bonheur » au travail sont alternativement utilisés et cela sans réel discernement. Prenons les exemples suivants : • la conférence sur la question du bien-être au travail début octobre 2016 a donné lieu à un article publié dans le Télégramme le 10/10/16 avec pour titre « Made in Dinan. La performance est dans le bonheur » • la journée du 13 octobre 2016 « J’aime ma boite, fêtez votre entreprise » (initiative lancée par Sophie de Menthon, présidente du mouvement patronal ETHIC) a donné lieu à un article intitulé « 13 octobre : la journée où le bonheur est dans la boîte » publié dans Ouest-France le 13/10/16 • l’article « La mélodie du bonheur en entreprise » mis en ligne le 21/11/16 sur le site web Lentreprise.lexpress.fr qui aborde la thématique du bien-être des salariés S’il est question dans l’article du bien-être des salariés dans la sphère professionnelle, on remarque que dans la rédaction de l’article, l’utilisation des vocables « bonheur » et « bien-être » se fait alternativement. Par contre, c’est le terme plus séduisant « bonheur » qui apparaît dans le titre. En effet, en 2016, les articles de la PQR surfent sur l’aspect ludique et cherchent à attirer l’attention du lecteur. • L’article « Le bien-être au travail n’est-il qu’une mode ? » publié le 24/06/17 dans Challenges • L’article « Bien-être au travail : débat avec Michel Cymes » publié le 30/08/17 dans OuestFrance, faisant référence à la Conférence qui s’est tenue à la Cité des congrès de Nantes dans le cadre du Club Prévention santé • L’article « Et si on pouvait vraiment être bien au travail » publié dans la Nouvelle République du Centre Ouest le 18/09/17 • « L’article « Le bien-être au travail : la grande illusion ? » In page Linkedin de Pauline Lahary, article en ligne le 19/12/17` En 2017, outre le fait que progressivement certains s’interrogent sur cette mode, on voit de plus en plus des journalistes mettre en avant la question de la santé : en employant le terme de « bienêtre », l’auteur cherche à donner à son article une connotation plus scientifique donnant une forme de légitimité et de sérieux pour se distinguer des articles plus généralistes et récréatifs sur le sujet. 15 On peut constater aussi que les auteurs qui stipulent dans leur titre le poste de Chief Happiness Officer sont souvent interrogatif envers ce concept . Par exemple : • Un article de Florence Pagneux dans La Croix du 29/08/16 « Chief Happiness Officer, artisan du bonheur au travail ? » • « Chief Happiness Officer : vrai job ou vrai habillage marketing ? mis en ligne sur FocusRh.com le 28/02/17 • Celui de Camille Thomine « Manageur du bonheur : un métier ou une mode ? publié dans Le Monde le 22/05/17 • Ou celui de Marion Perroud « A quoi servent vraiment les CHO, ces nouveaux responsables du bonheur en entreprise ? dans Challenges.fr mis en ligne le 9/10/17 • « Pour ou contre le Chief Happiness Officer ? » de Florent Vairet dans les Echos Executives du 9/04/18 Interrogatif ou peut-être railleur… : • « Des chefs du bonheur pour nous rendre heureux ! » de Pascal Paillardet dans le numéro de La Vie du 31/08/17 • « Happiness et wellness officers, unissons-nous ! » de Maud Chuffart dans les Echos Business du 9/10/17 • « FC2 Events revendique le bonheur en entreprise ! » de Thierry Beaurepère dans Tour Hebdo du 01/11/18 En 2018, la vogue du titre accrocheur affichant le concept du « bonheur au travail » tend à s’estomper : la médiatisation du poste de Chief Happiness Officer a eu pour conséquence que les titres mentionnent cet intitulé de poste et efface la terminologie « bonheur au travail » devenue inutile et discutable. Citons par exemple : • L’article de Florent Vairet « Pour ou contre le chief happiness officer ? » dans Les Echos Executives du 9/04/18 • Ou le guide pratique « Chief happiness officer : quelle réalité derrière les fantasmes ? de La Fabrique Spinoza du 14/12/18 Par ailleurs, avant l’engouement en France du « bonheur au travail » et l’apparition des CHO de 2016, la terminologie « bien-être » se faisait plus récurrente : citons le dossier « Le bien-être au travail, objectif en soi et vecteur de performance économique » réalisé par La Fabrique Spinoza en avril 2013 ; ou la note de synthèse « Les 12 dimensions du bien-être au travail. Un cadre d’analyse global du bien-être au travail » rédigé par La Fabrique Spinoza en novembre 2014… Nous notons 16 également qu’en 2017, la même Fabrique Spinoza sortait en 2017 un nouveau dossier « Le kit des passeurs du bonheur au travail ». La vague « bonheur au travail » était lancée. Cette ambiguïté devant ces deux terminologies « bonheur » ou « bien-être » au travail nous invite à un préambule. En effet, si les deux notions sont liées, il nous semble intéressant de retenir dès à présent la différenciation proposée par le français Boris Cyrulnik : le bien-être se situe dans l’immédiateté du ressenti, la perception physique (ex : je mange bien, je me sens bien) et de son côté, le bonheur résulte dans le fruit d’une élaboration, d’une construction stable. Pour le neuropsychiatre et éthologue, le bonheur n’existe que dans la représentation qu’on s’en fait : « [Le bonheur] c’est dans un autre lieu, dans un autre temps, c’est presque une utopie. Mais l’utopie est une représentation qui provoque un sentiment que, lui, on éprouve dans le réel… et qui rend heureux »6 . Nous pouvons donc avoir le sentiment d’être efficace et éprouver une grande satisfaction dans l’accomplissement de notre travail sans pour autant être heureux… Ainsi, si le bonheur est dans l’aboutissement d’une construction stable et durable, peut-il alors s’inscrire dans l’espace de travail des salariés ? Nous tenterons de revenir sur ce point à l’issue de notre travail.
LA RECHERCHE DU BONHEUR… UNE DEFINITION ET UNE QUETE COMPLEXES
« Tout homme veut être heureux ; mais pour parvenir à l’être, il faudrait commencer par savoir ce que c’est que le bonheur » Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation (1762) « Le concept de bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’à tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce qu’il désire et veut véritablement… car tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques » Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique de mœurs (1785) « On devrait bien enseigner aux enfants l’art d’être heureux » Émile-Auguste Chartier dit Alain (1928) Depuis la nuit des temps, l’être humain recherche le bonheur, cet « état durable de plénitude et de satisfaction, état agréable et équilibré de l’esprit et du corps, d’où la souffrance, le stress, l’inquiétude et le trouble sont absents »7 . Cette définition pourrait être complétée par la notion de « quête » exprimée par Pascal (1623-1662) : « tous les hommes recherchent le bonheur, c’est le motif de toutes leurs actions » 8 . Le bonheur est donc l’objet ultime du désir humain qui donnerait un sens à son existence.
Une approche philosophique : vision optimiste / vision pessimiste
Nous le savons, la définition du bonheur diffère selon chaque être humain et les moyens pour parvenir à cet état peuvent être tout aussi différents selon la configuration qu’il se fait de sa vie, selon l’époque dans laquelle il vit, ses courants de pensée, sa propre sensibilité… Le bonheur relève donc de l’intime, c’est un idéal bien multiple et de tout temps, il a été difficile d’en donner une définition stricte et universelle. Bien avant que l’entreprise s’intéresse au bonheur de ses salariés d’abord sur leur lieu de travail (localisation géographique) puis ensuite dans le cadre de leur activité professionnelle, nombre de penseurs : philosophes, sociologues ou psychologues et universitaires ont réfléchi au concept du bonheur de l’être humain et souvent avec des positions divergentes. Tout d’abord, dans la tradition philosophique occidentale, deux théories se sont opposées : celles des « optimistes » pour qui le bonheur comme « état de satisfaction totale » est possible (Spinoza, Montaigne, Diderot, Leibniz) ou facile puisque dans la satisfaction des besoins naturels (Épicure) et celle des « pessimistes » pour qui cette conception est difficile (Rousseau, Pascal) voire impossible : « Tout bonheur est négatif, sans rien de positif ; nulle satisfaction, nul contentement, par suite, ne peut être de durée ; au fond, il ne sont que la cessation d’une douleur ou d’une privation »9 . Démunis devant le « mal » qui est dans la nature de l’Homme, les pessimistes ont une approche philosophique de la vie bien éloignée de celles des optimistes. Citons le philosophe Alain (1868- 1951) qui s’est beaucoup exprimé sur le concept du bonheur « Le pessimisme est d’humeur, l’optimisme est de volonté. Tout homme qui se laisse aller est triste… »10 . Nous retiendrons, parce qu’elle apporte l’idée d’« action » qui nous semble intéressante, la vision d’Alain qui avance que le bonheur n’est pas seulement qu’une affaire de circonstances heureuses mais elle est surtout une affaire de volonté. Pour Alain, ce serait un devoir d’être heureux : bonheur et devoir seraient alors indissolubles. Le bonheur trouve son essence non pas dans la passivité mais dans l’activité11. L’action serait pour lui l’un des moyens de parvenir au bonheur.
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