L’inégalité face aux soins
Les sections et les chapitres que nous avons choisi de développer dans les pages précédentes renferment, à nos yeux, les thématiques les plus indispensables, les plus urgentes, mais aussi les plus utiles à la compréhension du problème de l’inégalité sociale devant la mort en France. L’incidence que peuvent avoir les conditions de travail, les modes de vie et les pratiques, l’habitat, ou encore le genre, etc. (sans oublier les ressources sociales et affectives, le degré d’intégration…), sur la mortalité différentielle permet, du point de vue du sociologue, d’avoir une vision moins confuse et sans doute plus scientifique des raisons sociales, des facteurs sociaux qui œuvrent au maintien – voire au renforcement – des inégalités de santé entre catégories sociales. Cependant nous croyons nécessaire de prendre en considération un dernier élément qui, par le lien étroit qui le relie aux autres, contribue largement à expliquer les inégalités face aux maladies et à la mort. Il s’agit du recours inégal au système de soins. Les travaux menés sur la santé des plus pauvres révèlent d’abord que les personnes ayant les revenus les plus bas se perçoivent en moins bonne santé que le reste de la population : 8 % d’entre eux déclarent que leur santé est « mauvaise » ou « très mauvaise » contre seulement 4 % du reste de la population1. Pour autant cette appréciation négative, qui est révélatrice d’un sentiment – certainement fondé- de mal-être physique et psychique, d’une dépréciation de soi même, de son état et de son propre corps, n’entraîne pas, dans ces milieux, une plus forte consommation médicale. Les individus aux revenus les plus faibles sont ainsi plus nombreux à ne pas avoir consulté de médecin généraliste au cours de l’année précédente. C’est notamment le cas de 21 % des moins de 50 ans contre 17 % pour le reste de la population du même âge. Mais si les écarts sont relativement réduits concernant la consultation de médecins généralistes, la différence est bien plus visible dans la consultation de médecins spécialistes, puisque 53 % des individus de moins de 50 ans ayant de faibles revenus n’ont pas consulté la médecine spécialisée au cours de l’année précédente contre seulement 40 % du reste de la population.2 Les catégories sociales « inférieures » disposant généralement d’un capital économique restreint, on comprend qu’à âge et sexe comparables, un cadre ou assimilé consulte deux fois plus un spécialiste qu’un ouvrier non qualifié.
Cela n’indique pas seulement, chez les premiers, un souci supérieur de son état de santé, même si la dimension culturelle joue ici un rôle indéniable, voire même primordial. Cet aspect ne sera bien sûr pas négligé. Comprenons néanmoins que ce recours différencié, selon l’appartenance sociale, à la médecine spécialisée, demeure le produit de contraintes financières qui freinent les individus dans le parcours de soins, qui les obligent aux choix les moins couteux ; et parfois les solutions les moins chères sont aussi les plus simples : c’est l’absence de soins, le renoncement. Nous en verrons quelques illustrations… Notons également que les personnes les plus pauvres fréquentent davantage les hôpitaux, notamment les urgences. Ainsi, 19 % de celles de 50 ans et plus ont été hospitalisées au moins une fois (au moins une nuit ou un jour, à l’hôpital ou à domicile) au cours de l’année .
Souvent présenté comme un des meilleurs et un des plus efficaces au monde, le système de santé français jouit d’une renommée qui, au regard des faits, n’est pas toujours en concordance avec ce que la réalité laisse à observer. Il semble que l’illusion des mêmes soins pour tous a tendance à masquer le fonctionnement à plusieurs vitesses d’un système qui offre et qui garantit d’abord une prise en charge de qualité aux individus qui peuvent payer. Les inégalités de recours aux soins s’expliquent donc, dans un premier temps, par le coût monétaire engendré par ceux-ci. L’extension de la couverture maladie de base (Sécurité sociale) à la majeure partie de la population a certes pu donner l’impression de la disparition progressive des inégalités d’ordre économique. Toutefois on a rapidement constaté les effets inégalitaires de l’augmentation des sommes restant à la charge des ménages (particulièrement pour les soins ambulatoires sous la forme de tickets modérateurs croissants, de dépassement d’honoraires en « secteur 2 » ou de déremboursements pharmaceutiques).4 Des dispositifs correctifs, reposant sur un renforcement de l’accueil des plus défavorisés dans les hôpitaux, afin de « corriger » l’accès inégalitaire aux soins, furent mis en place après 1998. Puis sera instituée, en 2000, la Couverture maladie universelle (CMU), qui jusqu’à maintenant assure un accès gratuit aux soins pour toutes les personnes dont le revenu est inférieur à un certain seuil.5 Bien que cette mesure sociale, on en conviendra, permette aux plus démunis d’épargner un surcroît de dépenses dans un budget déjà entamé de toute part par le coût de la vie quotidienne, la réalité a plutôt tendance à déconstruire le mythe de l’entière gratuité des soins car elle révèle que l’instauration de la CMU conserve une action somme toute limitée sur les inégalités d’accès à la prévention et aux soins.