L’élaboration de la forme sérielle
« Près de 200 heures de feuilletons et séries sont offertes chaque semaine aux téléspectateurs français. Mini-séries du matin, soap-operas l’après-midi, séries américaines à l’heure du thé, sitcom avant le journal télévisé, séries de prestige au prime-time, et de nouveau séries américaines et rediffusions pour les couche-tard. (…) À croire que la télévision aujourd’hui ne saurait exister sans avoir recours, comme l’a fait avant elle la radio, à une formule déjà éprouvée il y a un siècle par la presse écrite. (…) De la chanson de geste médiévale aux contes des veillées conviviales, du roman-feuilleton de la presse populaire du XIXe siècle au feuilleton intimiste de l’âge d’or de la radio, c’est la même tradition qui, passant d’un support à un autre, atteint aujourd’hui avec la puissance évocatrice des images électroniques un rare degré d’efficacité. » (Piéjut, 1987 : 10) Cette analyse aux allures très actuelles date en réalité de 1987 et est extraite d’un numéro des Dossiers de l’audiovisuel dédiés aux feuilletons et séries télévisés1. Non content de nous inviter à relativiser la vogue des séries et leur apparence de nouveauté, cette introduction de Geneviève Piéjut nous montre également combien aujourd’hui Les Experts, Desperate Housewives, Plus Belle la Vie ou Grey’s Anatomy sont dépositaires d’une histoire qui débute et se développe au XIXe siècle avec le roman-feuilleton. Celui-ci, constitutif du journal de presse, se déploiera ensuite au cinéma à ses débuts avec les serials puis à la jeune radio avec le feuilleton radiophonique, pour enfin, au terme de la seconde guerre mondiale, s’attacher durablement à un medium encore balbutiant : la télévision.
À l’origine de ce chapitre, des questions relatives au roman-feuilleton de presse, première forme moderne de la sérialité fictionnelle. Quels attributs possédait-il l’ayant amené à être un tel objet d’attachement, en sorte qu’il soit devenu en quelques années un ingrédient indispensable des quotidiens ? Par quelle recette et selon quel savant mélange les journaux en ont-ils fait le moteur d’une mobilisation populaire ? À la lecture de plusieurs travaux sur le sujet (émanant d’historiens principalement), j’ai pu constater que le roman-feuilleton est un genre fictionnel romanesque, en tension intime et contigüe cependant avec la « réalité » des faits d’histoire et faits divers relatés dans les journaux ; un roman dramatique fort d’intrigues, de suspens et de coups de théâtre, le tout d’autant plus mis en valeur par le principe à la fois frustrant et captivant de « la suite à demain ». C’est un récit d’où émerge enfin la figure d’un héros tantôt surhomme invulnérable, tantôt fragile victime, clé de voute d’un dispositif identificatoire et répétitif. Des traits et caractéristiques que les feuilletons cinématographique et radiophonique viendront renouveler, bientôt suivis par les séries télévisées. Certes amendées par l’épreuve du temps et les changements de médias, les formules initiées par le feuilleton populaire demeureront au fond relativement inchangés. C’est ce commun dénominateur de la sérialité qui est au centre de ce chapitre. Pour reprendre Michel Kokoreff, j’ai souhaité ici mettre en lumière « son style d’écriture, ses procédés narratifs, son rythme et sa durée, ses personnages fétiches »2. Tandis que lors des prochains chapitres seront analysés les divers engagements pratiques des sériphiles (à partir d’une perspective socio-pragmatiste), ce deuxième chapitre s’appuie principalement sur des analyses internes et formelles des œuvres, complétées par une attention aux contextes socio-historiques dans lesquelles elles sont apparues. Pour ce faire, je me suis avant tout appuyé sur un matériau de seconde main relative à la littérature académique (d’histoire, de sémiologie, de narratologie, etc.) sur le sujet.
Une première partie retrace brièvement l’histoire du genre sériel à travers le temps et les médias, du roman-feuilleton à la fiction radiophonique en passant par le feuilleton cinématographique (ou serial) (section 2.1). Je mettrai ensuite en exergue quelques grandes caractéristiques communes à ces œuvres littéraires, filmiques et radiophoniques, en tissant des liens avec les caractéristiques des séries télévisées contemporaines (2.2). Il s’agira dans un premier temps des genres narratifs (mélodrame, comédie, policier, science-fiction, etc.) dont la variété permet de satisfaire les goûts particuliers et, partant, de plaire au plus grand nombre. Nous verrons que les séries empruntent elles aussi à ce fond générique tout en le renouvellement, en particulier en effectuant de nombreuses combinaisons génériques. Je m’arrêterai ensuite sur les schémas narratifs, grosso modo partagés entre les formats du feuilleton et de la série3 : d’un côté, une structure rhizomique caractéristique du feuilleton populaire et, plus tard, du soap-opera ; de l’autre, un schéma non-évolutif et immuable dont les formula shows (Columbo, NCIS, Dr House) sont emblématiques. À l’instar des genres, nous verrons que ces schémas narratifs font l’objet de diverses combinaisons dans les séries contemporaines. Je terminerai cette deuxième section par un dernier trait de la fiction sérielle, notamment examiné par Umberto Eco : la tension entre répétition et innovation, variation et récurrence.