Variations des points de vue anthropologiques et religieux
Il convient, pour commencer, de situer l’anthropologie dans son contexte contemporain et par là même de définir notre logique d’approche. Il s’avère également important, afin de mieux comprendre notre objet d’étude, de dresser une petite histoire de la religion catholique et des positions de celle-ci face à l’image et l’objet en dévotion. Nous aborderons ici diverses critiques et avancées de l’anthropologie en ce qui concerne l’étude du religieux, et nous traiterons de la question de l’iconoclasme. Aussi les réactions plus ou moins virulentes de l’autorité religieuse envers les dévotions populaires s’y imbriqueront, et laisseront apparaitre le problème de la norme et des dogmes catholiques. Les autres religions nous permettront en outre d’élargir notre regard quant à la question de l’iconoclasme. Mais pour commencer, il importe de situer le présent mémoire dans un contexte scientifique et de poser les différents concepts et différentes notions qui pourront nous être utiles dans les deux chapitres suivants.
Approche anthropologique
L’objet de dévotion, par exemple, est considéré comme un élément important en sociologie et en ethnologie pour comprendre le fait religieux. L’anthropologie, comme toute science, ne cesse d’évoluer. Et sa manière actuelle d’aborder le religieux est l’exemple le plus flagrant. Nous sommes passés des Lumières anticléricales au pragmatisme montant des XXe – XXIe siècles. Les sciences sociales ont longtemps eu tendance à placer le religieux dans la catégorie des croyances irrationnelles et, de cette façon, ont commencé par porter un jugement sur ce qui ne peut pas être explicable scientifiquement. L’anthropologie a également longtemps regardé le fait religieux sous une dimension extraordinaire sans se pencher réellement sur les détails plus quotidiens et les moments de doutes des individus, ou même parfois d’indifférence. C’est une critique qui ressort de plus en plus aujourd’hui, et c’est notamment celle d’Albert Piette (2003). Dans le même esprit, il n’est plus question, désormais, de dire qu’un individu croit complètement sans remettre quoique ce soit en question, ce qui l’assimilerait à un « idiot culturel », comme l’évoque gravement l’auteur.
L’étude du fait religieux
aEn référence aux écrits de Paul Veyne6 , Albert Piette montre que les individus ont beau croire, ils savent le remettre en question au moment opportun. Ainsi, un arbre réputé pour sa force spirituelle peut être un jour abattu pour obtenir du bois de chauffage (Piette, 2003 : 58). Chez des chercheurs comme Pierre Smith, ou plus tard Paul Veyne et aujourd’hui Albert Piette, l’individu peut se définir comme croyant mais tout au long de sa vie, et même simplement au cours d’une cérémonie, il passe par différents états de croyance. De même il croit sans y croire totalement ; il convient, par ailleurs, d’après A. Piette, de prendre ce paradoxe comme un élément important de l’analyse et donc de ne pas l’occulter. L’individu qualifié de croyant n’est plus regardé comme naïf. On lui accorde enfin le doute. Et si l’acteur social a quand-même pu se montrer « naïf », c’est qu’il le veut bien. « L’homme sait bien de quoi il ne faut pas qu’il devienne conscient ». Paul Veyne qualifie cela d’« indifférence léthargique » (Piette, 2003 : 70). Claverie (2003), de son côté explique que venir en pèlerinage suppose en quelques-sortes de s’engager à laisser de côté son sens critique. Le long du séjour, les pèlerins peuvent aussi passer par différents degrés. Nous en avons un autre exemple avec les travaux de Jenny Hockey, Leonie Kellaher et David Prendergast (2007) qui étudient les choix faits par des personnes résidant en Angleterre et en Ecosse en ce qui concerne la crémation et le devenir des cendres des défunts. Ils montrent qu’en général les personnes ne croient pas totalement qu’ils parlent à leurs proches défunts en parlant aux cendres. Une femme déclare à l’enquêteur « je sais que c’est idiot, je sais qu’ils ne sont pas là », « mais je pense que ça me fait sentir, ça me fait remplir le cœur de paix, vous voyez » (Hockey et al, p.301). Cela ressemble plus à un choix qu’à un état d’aliénation. Parler aux cendres n’est pas forcément irrationnel mais il s’agit plutôt d’une logique interne. Les auteurs complètent leur explication en recourant au travail des G. et K. Bennett7 . Selon ces derniers, les personnes qui essaient de donner un sens à la mort d’un proche le font en oscillant entre l’explication matérialiste et celle du surnaturel. Ils ont par exemple interrogé des veuves. Celles-ci hésitent entre les deux tendances et l’une d’elle, notamment, « rapporte avoir très distinctement vu sa mère, [et] croit qu’il peut s’agir d’un avertissement. Ce qui ne l’empêche pas de donner une explication matérialiste de sa vision surnaturelle en disant qu’elle avait beaucoup pensé à sa mère, s’était sentie déprimée, et avait peut-être rêvé d’elle » (Hockey et al, 2007 : 301). La relation à Dieu se présente en fait de la même manière que la relation aux défunts. Aussi, A. Piette annonce : « Notre perspective montre que les hommes savent, d’une part, qu’ils assurent eux-mêmes la présence de Dieu et d’autre-part, que celui-ci est présent en situation, capable d’agir en retour sur eux. » (Piette, 2003 : 51). Par ces termes, A. Piette se revendique d’un théisme méthodologique, approche par laquelle l’entité surnaturelle est également à étudier comme étant impliquée dans une interaction avec l’individu. Cette perspective sera aussi la nôtre. Lorsque l’homme se trouve en interaction avec une entité surnaturelle, il crée sa présence, le sait bien et accepte le caractère incertain de cette présence. L’interaction avec Dieu et sa mise en présence peuvent par ailleurs être abordées grâce à la notion de cadre qu’a développé Erving Goffman (1986) à la suite de Gregory Bateson (1954). En effet E. Goffman annonce dès les premières pages de Frame Analysis qu’il prend appui sur la théorie des cadres de G. Bateson. Afin de comprendre ces notions, il sera pertinent de reprendre les différents concepts qui les constituent et qui nous serviront par la suite8 . Le cadre primaire est en quelque sorte le cadre de base. « Est primaire un cadre qui nous permet, dans une situation donnée, d’accorder un sens à tel ou tel de ces aspects, lequel autrement serait dépourvu de signification. » (Piette cite Heinich (1988 : 30)). Parmi ceux-ci, nous trouvons les cadres naturels et les cadres sociaux. La modalisation est indispensable au cadre qui nous intéresse. Elle est ce qui vient transformer le cadre primaire : c’est ainsi qu’une cérémonie ou un carnaval amènent un caractère fictionnel. Il ne faut pas confondre avec la fabrication qui est une autre forme de transformation du cadre primaire, relevant plutôt « du registre de la tromperie et impliquant une intention de produire chez autrui une croyance erronée » (Piette, 2003 : 33). L’activité hors-cadre caractérise des évènements anodins qui surviennent au milieu de la situation modalisée mais qui n’y sont pas attendue ou prévues, bien qu’ils soient récurrents. On ne lui prête en général pas attention. Ce sont les bâillements, la toux, par exemple. La rupture de cadre se rapproche de ce dernier concept mais s’oriente plutôt sur l’affect. La rupture implique par exemple un désengagement ou au contraire un débordement parce que l’évènement est trop pris au sérieux. En découle alors le mécadrage qui inclue la sous-modalisation et la sur-modalisation. Le premier terme caractérise le fait d’interpréter une action en retirant une strate, comme par exemple le côté ludique du carnaval. L’acteur social prend alors l’évènement trop au sérieux. Le second terme caractérise cette fois le fait d’interpréter une situation en ajoutant une strate, comme par exemple le côté ludique pour quelque-chose qui est donné comme sérieux. L’acteur social prend l’évènement trop à la légère. A cela s’ajoutent les « moments de pauses par rapport à des moments d’activités » (Piette, 2003 : 33) et « la forme externe de l’évènement qui indique le statut de la situation, quel que soit le registre des différentes strates » (ibid.).
Les objets et la présence surnaturelle
« L’interaction religieuse est sous la contagion permanente d’un absent invisible mais dont le statut de pertinence et la capacité de structuration renvoient à des éléments divers (objets, paroles) qui, plutôt que de provoquer des interférences dislocatrices, cadrent le cours de l’interaction d’une nouvelle manière : « Dieu est présent ». » (Piette, 2003 : 41) Cet auteur constate que « L’essentiel de l’activité religieuse porte sur les médiations » (ibid. p. 43). Par exemple dans l’incarnationnisme catholique, il y a quatre types de médiations : « l’objectivation » dans le rituel du pain et du vin comme étant le corps du Christ ; « l’exemplification » : attitudes qui témoignent de l’amour du Christ ; la « trace » sous des formes diverses : objets comme le ciboire, un bâtiment ou icône, la parole du Christ dans les livres, bulletin paroissial. Ceux-là présenteraient des degrés variables ; la « substitution » : c’est par exemple le prêtre, en tant que représentant du Christ, et la pratique rituelle, qui confère son statut à l’hostie (ibid.). L’hostie portant alors la trace du Christ, « peut agir sur le paroissien qui perçoit dans cette consommation « le sommet de sa rencontre avec le Christ » » (ibid.).La médiation du prêtre et l’intervention de l’Esprit Saint font que les récipients qui contiennent l’hostie et le vin sont aussi porteurs de la présence du Christ. Par conséquent, comme l’annonce très justement A. Piette, l’église qui renferme ces objets est également consacrée. De même « elle diffuse cette sacralité à tout ce qu’elle contient d’originellement profane » (ibid.). L’église et les objets qu’elle renferme se transmettent mutuellement cette sacralité par un phénomène de réfraction. Ceci-dit, tout ce qui est profane ne peut pas toujours recevoir cette sacralité ; ainsi pensons à un simple manteau oublié le soir sur un banc de l’église. Il faut donc garder à l’idée que si cette sacralité se diffuse sur les objets qu’elle renferme, c’est parce que ces mêmes objets y sont prédestinés par la volonté des individus. Cette modalisation, cette transformation de profane à sacré « suppose la « foi » du chrétien pour maintenir l’articulation du réseau, donc, la présence de Dieu » (Piette, 2003 : 45). L’auteur explique son emploi du terme de « foi » comme désignant « l’amour qui fait rapprocher les absents en les rendant présents ou encore par un geste qui les rappelle » (ibid. en référence à B. Latour (2009)). La foi, ici, est liée à l’affect mais aussi aux éléments qui réfèrent à l’absent, comme si la foi avait parfois besoin de visualiser l’absent dans quelquechose de plus concret, ainsi le geste. Mais on peut probablement aussi ajouter les éléments matériels qui témoignent de la foi de l’individu à qui il appartient et qui ont un caractère sacré, et par là même rendent Dieu présent. Pensons par exemple au chapelet qui accompagne les catholiques le long de leur vie et les met en interaction avec Dieu et les Saints. Pensons aussi au Christ en croix ou aux statues le représentant. Les femmes des couvents allemands du XVe siècle, qu’étudie Boerner (2004) prenaient clairement appui sur ces représentations figuratives dans leur dévotion. Nous le verrons par la suite. L’hostie est aussi très intéressante car elle rend présent Dieu en le signifiant, comme étant (sans être vraiment) le corps du Christ : « Sans portée représentative, le signe fait venir quelque-chose qui est hors de lui. Comme l’hostie dont la surface blanche n’implique rien de semblable avec ce qu’elle désigne. C’est une « opération de conversion » qui vise la présence plutôt que la représentation » (Piette, 2003 : 36). C’est une « re-présentation du Dieu absent » (ibid. : 45). Nous réutiliserons par ailleurs de nombreuses fois ce terme. Parler de présence peut aussi renvoyer à l’une des affirmations centrales de l’auteur, à savoir le fait que l’entité invisible invoquée soit présente en même temps qu’elle est absente. Et ceci, tout autant que l’individu croit et ne croit pas. L’hostie est du même coup à la fois corps du Christ et simplement signifiant. Ainsi, l’homme est intérieur et extérieur à l’interaction, et il 11 en est de même pour Dieu. A. Piette voit en cette double extériorité un élément fondamental pour comprendre l’interaction entre l’homme et Dieu.
La médiation du prêtre et l’intervention de l’Esprit Saint font que les récipients qui contiennent l’hostie et le vin sont aussi porteurs de la présence du Christ. Par conséquent, comme l’annonce très justement A. Piette, l’église qui renferme ces objets est également consacrée. De même « elle diffuse cette sacralité à tout ce qu’elle contient d’originellement profane » (ibid.). L’église et les objets qu’elle renferme se transmettent mutuellement cette sacralité par un phénomène de réfraction. Ceci-dit, tout ce qui est profane ne peut pas toujours recevoir cette sacralité ; ainsi pensons à un simple manteau oublié le soir sur un banc de l’église. Il faut donc garder à l’idée que si cette sacralité se diffuse sur les objets qu’elle renferme, c’est parce que ces mêmes objets y sont prédestinés par la volonté des individus. Cette modalisation, cette transformation de profane à sacré « suppose la « foi » du chrétien pour maintenir l’articulation du réseau, donc, la présence de Dieu » (Piette, 2003 : 45). L’auteur explique son emploi du terme de « foi » comme désignant « l’amour qui fait rapprocher les absents en les rendant présents ou encore par un geste qui les rappelle » (ibid. en référence à B. Latour (2009)). La foi, ici, est liée à l’affect mais aussi aux éléments qui réfèrent à l’absent, comme si la foi avait parfois besoin de visualiser l’absent dans quelquechose de plus concret, ainsi le geste. Mais on peut probablement aussi ajouter les éléments matériels qui témoignent de la foi de l’individu à qui il appartient et qui ont un caractère sacré, et par là même rendent Dieu présent. Pensons par exemple au chapelet qui accompagne les catholiques le long de leur vie et les met en interaction avec Dieu et les Saints. Pensons aussi au Christ en croix ou aux statues le représentant. Les femmes des couvents allemands du XVe siècle, qu’étudie Boerner (2004) prenaient clairement appui sur ces représentations figuratives dans leur dévotion. Nous le verrons par la suite. L’hostie est aussi très intéressante car elle rend présent Dieu en le signifiant, comme étant (sans être vraiment) le corps du Christ : « Sans portée représentative, le signe fait venir quelque-chose qui est hors de lui. Comme l’hostie dont la surface blanche n’implique rien de semblable avec ce qu’elle désigne. C’est une « opération de conversion » qui vise la présence plutôt que la représentation » (Piette, 2003 : 36). C’est une « re-présentation du Dieu absent » (ibid. : 45). Nous réutiliserons par ailleurs de nombreuses fois ce terme. Parler de présence peut aussi renvoyer à l’une des affirmations centrales de l’auteur, à savoir le fait que l’entité invisible invoquée soit présente en même temps qu’elle est absente. Et ceci, tout autant que l’individu croit et ne croit pas. L’hostie est du même coup à la fois corps du Christ et simplement signifiant. Ainsi, l’homme est intérieur et extérieur à l’interaction, et il 11 en est de même pour Dieu. A. Piette voit en cette double extériorité un élément fondamental pour comprendre l’interaction entre l’homme et Dieu.