L’alimentation : un véritable enjeu de socialisation au centre de discours normatifs dissonants
L’alimentation des enfants au centre de préoccupations sociétales et institutionnelles
Dans un climat d’angoisse lié à un accroissement rapide du nombre d’individus considérés comme étant obèses, l’alimentation a récemment été placée au centre des préoccupations sociétales et institutionnelles. Alertées par l’augmentation importante – en particulier chez les plus jeunes – du surpoids, les autorités publiques se sont en effet dernièrement saisies de la nécessité de sensibiliser les enfants, situant ainsi l’ « éducation alimentaire » comme un enjeu social d’importance. La consommation excessive de produits trop gras, trop sucrés ou trop salés a dès lors notamment été pointée du doigt et soupçonnée de constituer un réel « risque sanitaire ». S’est en conséquence imposée, afin d’enrayer cette menace, la préconisation de valoriser une alimentation plus « raisonnée » et « raisonnable ».
L’alimentation des enfants : un enjeu de santé publique
L’alimentation des enfants : d’un risque « moral »…
Perçue, au Moyen Âge, comme un « défaut naturel des enfants » (Quellier, 2010, p. 183), la gourmandise est à cette époque principalement suspectée par l’Eglise de conduire les jeunes filles et les jeunes garçons sur le chemin de la « paresse » et/ou de la « luxure » : deux autres vices élevés par cette Institution au rang de péchés capitaux. Dans son ouvrage intitulé « Gourmandise. Histoire d’un péché capital » (2010), Florent Quellier explique en effet : « L’Eglise condamne fermement la gourmandise des enfants. Un prédicateur anglais du XVe siècle la présente comme une pathologie physiologique et sociale liée à la paresse : « L’obésité provoque des troubles du corps et prédispose à la somnolence. […] C’est pour cette raison que les bons parents ne permettent pas à leurs enfants de rester oisifs, […] et qu’ils modèrent leur nourriture et leurs boissons, contre la gourmandise. » Dans la lignée des écrits théologiques et moraux du Moyen Âge, les moralistes espagnols du XVIe siècle tiennent des propos similaires, une nourriture abondante ne peut qu’entretenir les enfants dans la mollesse et les prédisposer à la luxure, ainsi certains n’hésitent-ils pas à recommander de ne jamais laisser manger les fillettes à satiété. » (p. 184) Vivement réprouvée par l’Eglise, qui en appelle alors à la vigilance des parents envers l’alimentation de leurs enfants, la gourmandise est ainsi, durant plusieurs siècles, perçue comme présentant un risque avant tout « moral », pour quelque fille ou garçon y succombant.
…à un risque « sanitaire »
Bien des années plus tard, c’est comme risque « sanitaire » que le sujet de l’alimentation des enfants et des adolescents est investi par les autorités publiques. Face à la recrudescence du nombre de jeunes filles et de jeunes garçons atteints d’obésité , des discours attirant l’attention sur les (mauvaises) habitudes alimentaires des jeunes générations ainsi que sur les conséquences potentiellement néfastes de ces habitudes sur la santé de ces dernières, se développent en effet progressivement : « L’obésité de l’enfant se développe à un tel rythme que, dans vingt ans, elle pourrait avoir rattrapé le niveau des Etats-Unis (INSERM, 2000). (Poulain, 2002, p. 18) Les professionnels de santé nous alertent sur certaines évolutions des habitudes alimentaires qui font peser des risques sur la santé, particulièrement sur celle des enfants. »
Les comportements alimentaires des enfants apparaissent ainsi, dès le début des années 2000, comme étant un véritable enjeu de santé publique, conduisant dès lors l’Etat à s’atteler à la « réduction de la prévalence du surpoids et de l’obésité chez l’enfant […] ».
Des prescriptions institutionnelles insistant sur le contrôle de soi
Mise en place du premier Programme National Nutrition Santé
Dans cette perspective, les autorités publiques mettent en place, en 2001, le premier Programme National Nutrition Santé (PNNS 1) . Présentant dans une lettre la première édition de ce projet, Bernard Kouchner, alors Ministre de la santé, évoque : « La rumeur gronde, inquiète, sur les marchés et derrière les caddies : que pouvons-nous encore manger ? Dans le même temps, aux grandes pathologies de carences heureusement presque totalement disparues, succède désormais l’envolée des déséquilibres alimentaires et des pathologies liées à l’excès, que révèle cet inquiétant 12% d’enfants obèses parmi les cinq-douze ans. » (PNNS 2001-2005, p. 2) Inquiets de l’accroissement de l’obésité au sein des jeunes générations, les pouvoirs publics s’emparent dès lors de la nécessité de sensibiliser les enfants. L’enfance et l’adolescence apparaissant comme étant « des étapes déterminantes pour l’acquisition de comportements alimentaires favorables à la santé et le développement de l’activité physique » (PNNS 2001- 2005, p. 16), le premier Programme National Nutrition Santé insiste en effet, dès son instauration, sur le besoin impérieux d’ « [é]duquer les jeunes et de créer un environnement favorable à une consommation alimentaire et [à] un état nutritionnel satisfaisant » (PNNS 2001-2005, p. 10). Orchestrée par l’Etat, cette éducation alimentaire se concrétise alors notamment par l’élaboration et la diffusion de spots publicitaires d’information et d’ « avertissement » , par la présence systématique – lors de chaque réclame pour des produits alimentaires – d’un message rappelant la nécessité d’avoir une alimentation équilibrée, ainsi que par la mise en place, au sein des écoles primaires, d’actions de prévention censées apprendre aux enfants les rudiments d’un comportement alimentaire sain . Par cette sensibilisation des jeunes générations, le premier Programme National Nutrition Santé souhaite de cette façon atteindre neuf objectifs nutritionnels en termes de santé publique, explicitement exposés dans le document accompagnant sa mise en place : « 1. Augmenter la consommation de fruits et légumes […], 2. Augmenter la consommation de calcium afin de réduire de 25 % la population des sujets ayant des apports calciques en dessous des apports nutritionnels conseillés, tout en réduisant de 25 % de la prévalence des déficiences en vitamine D, 3. Réduire la contribution moyenne des apports lipidiques totaux à moins de 35 % des apports énergétiques journaliers, avec une réduction d’un quart de la consommation des acides gras saturés au niveau de la moyenne de la population […], 4. Augmenter la consommation de glucides afin qu’ils contribuent à plus de 50 % des apports énergétiques journaliers, […] en réduisant de 25 % la consommation actuelle de sucres simples, et en augmentant de 50 % la consommation de fibres. […] » (PNNS 1, p. 7) Cet extrait montre bien la conception principalement nutritive de l’alimentation portée par le Programme National Nutrition Santé. En réaction à cette valorisation d’une relation essentiellement nutritionnelle et réfléchie à la nourriture, quelques sociologues (Corbeau, 2008), ont alors tenu à réaffirmer « l’indispensable plaisir alimentaire », tendant selon eux progressivement à s’effacer. En instaurant ainsi un rapport résolument plus réflexif à l’alimentation, l’éducation alimentaire serait alors, à terme, selon ces chercheurs, susceptible d’avoir des effets plus délétères que bénéfiques sur la santé globale des adultes, comme sur celle des enfants. Quelle place l’approche nutritionnelle de l’alimentation, manifestement valorisée par le Programme National Nutrition Santé, accorde-t-elle alors véritablement au « plaisir », dont l’importance – notamment pour la « santé mentale » des individus (Corbeau, 2008) – a pourtant été mise en lumière par quelques sociologues français de l’alimentation ?
Une place relativement restreinte pour le « plaisir décomplexé »
Le mot « plaisir » n’apparaît qu’à 16 reprises dans le Guide nutrition des enfants et ado[lescent]s pour les parents – d’une centaine de pages –, intitulé La santé vient en mangeant et en bougeant, réalisé par le Ministère de la Santé et de la protection sociale86. Il est alors à relever le fait que, pour près de la moitié des occurrences considérées (6), le mot « plaisir » se trouve être directement associé au mot « santé ». Sont alors mis en lumière non seulement la (non in)compatibilité de ces deux termes, mais également (et peut-être surtout) le fait que ce qui est source de plaisir peut – et doit – également être bon pour la santé : « Par des recommandations simples et des repères de consommation validés par les instances scientifiques de santé publique, ce guide se propose de vous aider à transmettre à votre enfant le plaisir de manger tout en favorisant sa santé… sans oublier l’habitude de bouger au quotidien ! » (Quatrième de couverture) « L’alimentation et l’activité physique sont à la fois des plaisirs de l’existence mais aussi des clés essentielles pour maintenir un bon état de santé ou le recouvrer. » (Préface) « Il contient une mine de conseils pour allier plaisir et santé au quotidien, en tenant compte de vos habitudes de vie et de vos contraintes. » (Avant propos) « Vous souhaitez lui apprendre à bien manger mais aussi qu’il mange avec plaisir, et cherchez à faire du repas un moment agréable. Les repères de consommation et les nombreux conseils pratiques de ce guide peuvent vous aider à associer au quotidien plaisir et santé ! » (p. 45) « Apprendre à bien manger à votre enfant est tout à fait compatible avec lui faire plaisir ! » (p. 46) « Privilégiez l’achat à l’unité ou en petites quantités et faites le compte: vous avez quand même fait plaisir, vous avez moins dépensé et c’est bien mieux pour la santé ! ».