Une distinction forte entre ce que fait l’association et ce qui se fait ailleurs, être un « Somato »
Les normes associatives
Nous avons vu précédemment que les loisirs des membres permettaient à ces derniers d’accomplir des actions de recherche et de transmission liées à l’histoire. Mais un des résultats de ces actions répétées et de ces loisirs partagés est la création d’une identité qui découle « d’une solidarité ou d’un “sentiment de groupe” rendant possible l’action collective »139. Ici, l’action collective rendue possible c’est la production scientifique et la transmission de savoir-faire à un large public. Le « sentiment de groupe », quant à lui, découle des normes communes à l’ensemble des individus de l’association. Dans celle-ci, nous avons clairement identifié deux types de normes que l’on appellera, pour faire écho aux travaux de Norbert ELIAS et d’Eric DUNNING (1994), « normes de jeu » et « normes de principe »140 . Les « normes de jeu » sont l’expression des règles fixées par les statuts et le règlement de l’association. Ces dernières sont explicites et les membres acceptent de s’y soumettre lors de leur adhésion. Une de ces « normes de jeu » est l’obligation de participer à la production scientifique. Cette norme n’est jamais remise en question, malgré les contraintes qu’elle peut imposer aux membres. À titre d’exemple, en 2015, il fallut réaliser à nouveau toutes les expériences déjà effectuées et les enregistrer sous format numérique (vidéos et photos) pour les inclure dans le mémoire de recherche que nous constituions. Nous avions dû profiter de l’occasion que présentaient les JNA de Marseille où l’ensemble des membres était réuni. Or le programme de la journée était très chargé, de sorte que le seul instant libre pour leur réalisation se trouvait être en fin de journée. En dépit de la fatigue globale du groupe, les pratiquants se sont mobilisés pour réaliser pendant plus de deux heures des expériences éreintantes. Cette action imposée à un moment inapproprié, mais opportun, ne fut en aucun cas ressentie comme un loisir par les membres. Pourtant ils l’effectuèrent sans protester, car cela fait partie de la « norme de jeu » admise par tous : « Avec pour objectif la recherche, l’élaboration de connaissances sur le sujet, s’appuyant sur l’archéologie expérimentale. » clairement mentionnés dans les statuts. Autre « norme de jeu », celle imposant que les 3 présidents et vice-présidents soient les seuls à gérer et diriger l’association sans que leurs avis, en dernier recours, ne puissent être contestés. Cette « norme de jeu » clairement expliquée aux individus intéressés par l’association est soit acceptée, soit rejetée et, dans ce dernier cas, l’individu n’adhère pas au groupe par refus d’une de ses « normes de jeu ». Lors de l’Assemblée Générale de 2014, suite à une décision autoritaire de la présidence, et malgré de vives protestations du groupe, les membres ont accepté ladite mesure par respect pour la « norme de jeu » établie. Il est intéressant de voir qu’en l’occasion certains membres ont d’eux-mêmes défendu la décision de la présidence en rappelant à l’ensemble du groupe qu’être un « Somato » c’était accepter les « normes de jeu » issues des statuts associatifs, affirmant ainsi leurs caractères officiels. Au final tout rentra dans l’ordre malgré le ressentiment de certains. Car ne pas accepter les « normes de jeu » c’est refuser de faire partie du groupe qui base son identité dessus, quand bien même en certaines circonstances ces normes seraient contraignantes. Les « normes de principes » sont foncièrement différentes. Ce sont celles qui se sont constituées de manière informelle et qui sont devenues avec le temps quasi immuable et acceptées de tous. Ces normes n’ont pas de caractère officiel, mais sont constitutives de l’identité de groupe qui rejette ou du moins met à l’écart les individus qui adhéreraient à l’association sans vouloir s’y plier. Un individu refusant les « normes de principe » ne sera pas forcément en conflit avec les « normes de jeu » (par exemple, il n’est nulle part spécifié dans les statuts et règlements de l’association que chaque membre doit saluer ses pairs, cependant ne pas le faire serait un signe d’impolitesse), mais il est fort probable qu’il sera écarté et considéré comme extérieur au groupe, malgré un statut officiel affirmant le contraire. Ces « normes de principe » n’ont nul besoin d’être rendues officielles pour qu’elles soient effectives et sont parfois radicalement opposées au monde extérieur au groupe comme l’exprime très bien Norbert ELIAS et Eric DUNNING (1994) : « dans une certaine mesure “liées à la sphère d’activité” une conduite jugée normale dans une sphère d’activité peut être jugée anormale dans une autre. » 141. C’est notamment le cas lorsque les membres s’affranchissent de certaines règles élémentaires de pudeur en vigueur dans notre société, ou qu’ils portent de manière ostentatoire des armes dans l’espace public. Ce faisant, les membres affirment la cohésion du groupe à travers des « normes de principe » qui lui sont propres. Parfaitement admises et incorporées par les membres, il est possible que ces « normes de principe » soient en grande partie responsables de la volonté du groupe à rester soudé et de l’envie des membres de continuer leur pratique au sein de l’association. Les réponses données à la question 29 du questionnaire, qui portait sur la volonté de rester dans l’association, expriment l’unanime désir de continuer à pratiquer, à la condition que cela n’interfère pas avec leur vie professionnelle et que l’association continue à exister telle qu’elle est (sousentendu qu’elle ne modifie pas trop son ensemble de normes qui constituent l’identité à laquelle les membres se rattachent).
Les manœuvres de combat et les entraînements comme créateurs de liens sociaux et de normes
Les premières « normes de principe » visibles dans l’association sont celles issues de la pratique martiale. Elles ont une importance cruciale dans la sociabilité des membres et dans le sentiment d’appartenance au même groupe, car elles modifient le corps des membres et « à travers lui (le corps), l’homme s’approprie la substance de sa vie et la traduit à l’adresse des autres par l’intermédiaire des systèmes symboliques qu’il partage avec les membres de sa communauté »142. L’un des symboles corporels issus de la pratique martiale est la position de garde hoplitique qu’adoptent naturellement, à force d’entraînement, les « Somato ». Pour un nouveau membre, l’acquisition de cette posture est à la fois un prérequis pour participer correctement aux expérimentations, mais aussi pour s’intégrer au groupe. Dans son ouvrage, Loïc WACQUANT (2001) décrit le plaisir analogue des boxeurs découlant de la maîtrise d’un geste technique, entraîné avec répétition. Cette maîtrise, reconnue par le groupe des pairs, renvoie une image bénéfique au pratiquant qui s’identifie dès lors au groupe, et fait de lui un « combattant »143. Pour bien comprendre l’impact corporel et social que cela peut avoir, nous allons ici faire une petite parenthèse pour décrire l’une de nos expériences personnelles en rapport avec le sujet. Lors d’un événement de reconstitution byzantine, nous avons affronté durant une mêlée un adversaire dont la gestuelle nous était tellement familière que nous étions sûrs d’avoir en face de nous un combattant que nous connaissions, mais le casque et la « pagaille » du champ de bataille nous empêcha sur le moment de reconnaître qui était exactement cette personne. À la fin de la mêlée, le mystère restait entier, car nous n’avions pu retrouver ce combattant parmi l’ensemble des participants. Le soir même, nous retrouvons enfin la personne (nous l’avons reconnu grâce à un élément spécifique à son costume) et l’abordons. Celui-ci nous révèle qu’il a lui aussi eu l’impression de nous connaître durant la mêlée, mais dès que cette dernière fut terminée il n’arriva pas à trouver un visage familier parmi tous les combattants qui enlevaient leurs casques. Maintenant que nous discutions l’un avec l’autre il s’avérait que nous ne nous connaissions aucunement lorsque soudain, l’évidence ! Nous lui posons la question : « T’aurais pas fait partie d’ACTA dans le passé ? ». Réponse affirmative qui nous permit dès lors de comprendre que c’était notre façon de combattre, acquise durant notre pratique martiale avec ACTA, qui nous avait donné, à lui et à nous-mêmes, l’impression que nous nous connaissions. C’était la reconnaissance de ce style martial, si spécifique à ACTA, qui nous avait induits en erreur. Nous n’avions pas reconnu une personne, mais bien une gestuelle corporelle propre au « groupe des combattants ACTA » qui faisait tout de suite sembler familier un étranger qui en était porteur. En ce sens, la position de garde, la gestuelle et l’application de techniques propres à un style de combat établissent immédiatement un lien de reconnaissance entre les individus qui les maîtrisent. Et ce d’autant plus que les entraînements se font en groupe. À la page 99 de son ouvrage, Loïc WACQUANT (2001) explique l’importance du travail de groupe pour l’apprentissage des techniques de boxe. De même, dans l’association, il faut des partenaires ou des instructeurs pour pratiquer et apprendre des techniques non naturelles. D’autant plus que l’association effectue des combats de groupe, tel que la phalange, qui nécessitent une incorporation des techniques communes à tous pour pouvoir faire avancer la formation sans la déstructurer. Chaque « Somato » apprend donc par la pratique à régler l’amplitude de son pas, peu importe sa propre taille, à adopter le pas cadencé, et prendre la position de garde commune au groupe. En plus de créer un lien corporel entre les individus, la pratique martiale crée des liens sociaux entre les membres, car, comme nous l’avons vu, les anciens aident les nouveaux à adopter les normes corporelles du combat hoplitique et les nouveaux, en retour, leur en sont reconnaissants. L’analogie avec la boxe est là encore valable : « Chaque membre du club passe à ceux qui se tiennent en dessous de lui dans la hiérarchie objective et subjective du gym le savoir qu’il a reçu de ceux qui sont situés au-dessus. » . Ce système est très important pour la formation phalangique où la proximité entre les individus permet tout de suite de savoir si son voisin immédiat est bien ou mal placé et de le corriger si besoin. Cela permet à la formation de « s’autoréguler » et ainsi de fonctionner correctement. Ce phénomène facilita d’ailleurs grandement la recherche, car les expérimentations ne pouvaient qu’être faites avec un groupe aux habitudes corporelles homogènes en rapport avec les gestuelles anciennes. Cette transmission de savoir-faire corporel intervient aussi durant la fabrication du matériel où il arrive, cette fois-ci, que ce soit des nouveaux, porteurs d’un savoir artisanal spécifique, qui aident des anciens à fabriquer des pièces de l’équipement. Il en résulte, là aussi, qu’en plus d’augmenter le potentiel de savoir faire associatif utile à la réalisation des objectifs scientifiques du groupe, la pratique corporelle et sa transmission favorisent la constitution de l’identité Somatophylaques.