Les premiers pas de la CTIF (1993-1998) 

LES GRANDES TENDANCES

 Les grandes tendances observées par la CTIF entre 1993 et 2013 démontrent à quel point le blanchiment et le financement du terrorisme sont des domaines ou des matières en constante mutation. Comme on le verra ci-dessous, les criminels ont la faculté de s‘adapter très rapidement pour contourner les mesures préventives mises en place ou pour utiliser les failles laissées béantes par certains Etats ou territoires. En vingt ans, les techniques de blanchiment ont fortement évolué. Les criminels se sont tournés vers de nouveaux secteurs d‘activités, éventuellement pas encore régulés ou contrôlés, compliquant le travail de la CTIF et les enquêtes judiciaires. Il est important de pouvoir s‘adapter très rapidement pour faire face aux nouvelles menaces qui pèsent sur nos systèmes financiers et avec l‘analyse stratégique les devancer. A la lecture de ce qui suit, on est néanmoins en droit de se demander si, compte tenu des effets négatifs de la mondialisation de nos économies, de l‘absence de transparence et de coopération de certains Etats et de l‘absence de réaction (entre autres judiciaire) de certains Etats et de la communauté internationale, la criminalité organisée ne contrôle pas aujourd‘hui suffisamment les rouages de notre système financier pour pouvoir l‘utiliser à son avantage, et s‘enrichir encore d‘avantage. La criminalité financière et le blanchiment sont certainement pour partie à l‘origine des crises que nos économies ont connues ces dernières années. Disposant de moyens financiers importants, les criminels ont probablement déjà réinvesti les fonds issus de la fraude fiscale, de détournements de fonds privés ou publics, de la corruption et du crime organisé (pour ne citer que ceux-ci) dans le financement extérieur spéculatif d‘une dette publique qu‘ils ont largement contribué à créer6 . La place prépondérante prise aujourd‘hui par la criminalité financière en col blanc (la fraude fiscale grave organisée qui recourt à des montages juridiques et des intermédiaires et conseillers véreux en tous genres, la corruption, les infractions liées à l‘état de faillite et les abus de biens sociaux, les délits boursiers, les délits d‘initié et les appels irréguliers à l‘épargne) confirme ce constat. 

Les premiers pas de la CTIF (1993-1998) 

Des milliers de schtroumpfs venus du Nord

 Au cours des premières années d‘activités de la CTIF, le trafic illicite de stupéfiants était la principale criminalité sous-jacente dans les dossiers transmis. Le blanchiment du produit du trafic illicite de stupéfiants se réalisait en grande partie au moyen d‘opérations de change manuel auprès de bureaux de change, caractéristiques du premier stade du blanchiment, l‘injection. La nature des coupures échangées était un indice d‘une grande valeur pour l‘analyse et le traitement de ces dossiers par la CTIF. Ainsi, l‘achat de florins (NLG) contre d‘autres devises européennes en petites coupures réalisé par des clients occasionnels constituait un indice typologique significatif des dossiers liés au blanchiment de fonds issus du trafic illicite de stupéfiants en lien avec les Pays-Bas. L‘importance des opérations (qui pouvaient parfois s‘élever à plus de 10 millions de BEF par transaction), la nature des devises présentées (souvent en multiples petites coupures, des billets parfois non triés, transportés dans un vulgaire sac en plastique par des personnes ne connaissant pas la valeur des devises transportées) ont également attiré l‘attention. Le recours à des courriers (smurfing) constituait une méthode privilégiée par les criminels pour injecter dans le circuit financier des grandes quantités d‘espèces. Il s‘agissait de clients réalisant sans justification apparente des transactions de change manuel importantes visiblement pour compte de tiers ou dont il y avait des raisons de croire qu‘elles étaient réalisées pour compte de tiers, ou de clients accompagnés par un tiers qui surveillait l‘opération et refusait d‘être identifié. L‘absence d‘intérêt économique, voire même financier, à réaliser les opérations en Belgique était caractéristique de ces dossiers. Les intervenants ou les personnes pour le compte desquelles ils agissaient étaient généralement établis aux Pays-Bas, n‘avaient aucun lien avec la Belgique et avaient la faculté de réaliser ces opérations dans leur pays. Le fractionnement des opérations de change était typique de ces dossiers, les intervenants travaillant généralement pour le compte de différents donneurs d’ordre non identifiés, comme pouvait l’indiquer l’établissement de bordereaux de change distincts demandé à cette occasion à l’institution financière concernée. Sans nécessairement être connus des services de police pour des faits en relation directe avec le milieu des stupéfiants, les courriers étaient cependant fréquemment cités dans les données policières comme liés au monde de la délinquance. 43 Des éléments de similitude dans le profil des courriers, tels que la provenance géographique et/ou le pays d‘origine des intervenants, la fréquentation des mêmes bureaux de change aux mêmes périodes, voire en même temps ou successivement, le type et le montant des devises échangées, l‘utilisation de fausses identités, d‘adresses inexactes, de documents contrefaits, de justifications économiques douteuses de même nature, permettaient de mettre en évidence l‘existence d‘éventuels réseaux organisés. Dans les arrêts et jugements rendus, les cours et tribunaux ont notamment retenu des éléments correspondant aux caractéristiques typologiques observées par la CTIF dans ses rapports d‘enquête : le recours à la technique des courriers, la succession d‘opérations de change manuel en petites coupures faisant l‘objet de fractionnements et l‘absence de justification économique à la réalisation des opérations en Belgique (absence d‘adresse et d‘activités officielles connues en Belgique). Au fil des années, la CTIF a progressivement transmis moins de dossiers liés au trafic illicite de stupéfiants, et les montants échangés par les courriers sont devenus moins importants pour échapper aux mesures préventives mises en place. Avec en 2002 le passage à l‘euro fiduciaire et la disparition des opérations de change manuel pour les devises faisant partie de la zone Euro, les indicateurs liés à la nature des opérations suspectes (opérations de change manuel de devises diverses en NLG) et à la nature des devises échangées (petites coupures en devises étrangères et billets disparates) ont soudainement disparu, compliquant ainsi le travail de la CTIF. Aujourd‘hui, les montants détectés en rapport avec cette forme de criminalité semblent relativement faibles alors que le trafic de stupéfiants en Belgique reste préoccupant : selon le rapport européen sur les drogues publié en 2013, la Belgique est un centre de distribution d‘héroïne et de cocaïne en Europe; elle remplit, avec les Pays-Bas, un rôle important au niveau du stockage du cannabis et constitue un pôle de synthèse des amphétamines en Europe du Nord-Ouest.Du côté des techniques de blanchiment, les espèces restent caractéristiques de ces dossiers. On remarque le recours à des comptes de passage et à des structures légales qui génèrent beaucoup de mouvements en espèces (snack, garage, nightshop,…) pour blanchir les fonds issus du trafic de stupéfiants et la présence de ressortissants étrangers qui sans activité économique ni résidence officielle en Belgique y réalisent des opérations financières. D‘autres techniques – plus sophistiquées – sont également mises en œuvre, impliquant notamment des montages articulés autour de sociétés écrans, de centres offshores, d‘investissements immobiliers reposant sur les compétences financières et juridiques d‘experts. Enfin, d‘autres techniques tentent de contourner les dispositifs de contrôle mis en place par les banques en recourant notamment à des systèmes de compensation, comme l‘illustre l‘opération « Virus » menée en France en 2012 révélant une vaste affaire de blanchiment d’argent de la drogue entre le Maroc, la France et la Suisse, portant sur 12 millions d’euros .

Une encombrante criminalité organisée

 Dès 1993, la CTIF a été confrontée à des dossiers relevant de la criminalité organisée. Entre 1993 et 1998, les dossiers transmis en rapport avec cette forme de criminalité étaient fréquemment caractérisés par la présence d‘intervenants, personnes physiques ou morales, qui n‘avaient pas de liens avec la Belgique à part les opérations qu‘ils y effectuaient. Le recours à des sociétés écrans, notamment constituées et établies dans des places offshores, se rencontrait aussi fréquemment dans les dossiers relatifs à la criminalité organisée, en particulier originaire d‘Europe centrale et orientale. Cette tendance était confirmée à la même époque, au niveau international, par le GAFI9 .Autre technique privilégiée : l‘utilisation des fonds d‘origine criminelle dans des opérations de casinos. Dans plusieurs dossiers liés à la criminalité organisée, les opérations consistaient en l‘achat de jetons au moyen d‘espèces par des intervenants, originaires notamment d‘Europe centrale et orientale. Les renseignements de nature policière ou judiciaire, obtenus tant sur le plan national qu‘international, indiquaient que ces intervenants avaient des antécédents en matière de criminalité organisée. Par ailleurs, plusieurs intervenants avaient recours à de faux documents ou des alias. Enfin, les dossiers liés à la criminalité organisée étaient et sont encore souvent caractérisés par l‘intégration des fonds d‘origine criminelle dans des actifs immobiliers. Cette technique de blanchiment a été rencontrée à plusieurs reprises par la CTIF tout au long de ses activités et est confirmée au niveau international par le GAFI selon qui « nombre de groupes criminels apportent les revenus de leurs activités dans les pays membres du GAFI (…) où ils procèdent à d‘importants investissements immobiliers dans des zones comme les côtes méditerranéennes de la France ou de l‘Espagne » 10 . « Falconplein – Un mafieux russe à Anvers » En décembre 1994, la CTIF a été saisie au sujet de deux transferts internationaux suspects en provenance de Russie pour un montant total de 500.000 USD (soit +/- 400.000 EUR) sur le compte d‘une société belge de management représentée par un ressortissant belge résidant dans la région d‘Anvers. Ces 500.000 USD devaient servir à financer en partie un achat immobilier que devait réaliser un ressortissant russe résidant aussi dans la région d‘Anvers. Ce ressortissant russe possédait une société commerciale dont l‘activité principale était la fabrication de vodka. La vodka était fabriquée dans la région d‘Hasselt et était ensuite, avec la complaisance du pouvoir russe en place à l‘époque, exportée en Russie. Plusieurs personnes physiques et morales, d‘origine belge ou russe, ont évolué dans la mouvance de ce mafieux. Parmi celles-ci figurait un autre ressortissant russe qui sera quelques années plus tard froidement abattu en Belgique, probablement sur ordre de la mafia russe.  Toutes ces personnes physiques et morales disposaient de comptes bancaires et même de crédits hypothécaires auprès de diverses banques de la région d‘Anvers. Les comptes étaient utilisés pour la réalisation des activités frauduleuses mais aussi pour blanchir le produit de leurs activités illicites. Ce ressortissant russe était aussi propriétaire de plusieurs biens mobiliers et immobiliers de luxe dans la région d‘Anvers, mais également à Londres et aux Etats-Unis. En 1995 et 1996, la CTIF a transmis aux autorités judiciaires pas moins de 7 dossiers et de nombreux rapports complémentaires au sujet de ce ressortissant russe et d‘autres personnes physiques ou morales en rapport avec l‘intéressé. 

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