Le pouvoir discrétionnaire de l’administration
L’étude du pouvoir discrétionnaire appartenant à l’autorité administrative constitue le préalable indispensable de tout exposé de la théorie du contrôle juridictionnel de la moralité administrative, parce que ce dernier tend précisément à sanctionner les limites de ce pouvoir. Dans les lignes qui vont suivre nous allons donc essayer, tout d’abord, de justifier l’existence du pouvoir discrétionnaire et d’en fixer, ensuite, les contours.
Pouvoir discrétionnaire et autonomie du pouvoir administratif
Nous avons déjà vu dans l’Introduction que l’administration est tenue, dans l’accomplissement de sa mission, de s’imposer, dans le cadre légal, une certaine conduite, adaptée à la poursuite des fins administratives et limitant son activité libre. Après les développements que nous donnons au début de cette première partie nous verrons comment ce devoir a été compris et précisé par l’autorité juridictionnelle. Mais si I ‘administration , qui a la charge de pourvoir aux besoins courants du public, doit, en présence dès Le Pouvoir discrétionnaire de l’administration problèmes suscités par les rapports de la vie quotidienne, s’inspirer des prescriptions légales en même temps que de certains principes découlant de l’idée même de l’institution administrative, on ne doIT cependant pas oublier qu’en règle générale l’administration doit jóuir d’un droit d’initiative assez étendu. II est évident que, pour la solution des questions se présentant à son examen et à son action, elle ne saurait être absolument assujettie à des règles préétablies encadrant toute son activité, qui seraient de nature à empêcher toute intervention féconde. A certains égards, l’administration doit donc pouvoir se déterminer elle-même pour intervenir efficacement dans le règlement des affaires publiques; cela signifie qu’en principe, elle doit être jugée souveraine des motifs et, dans certains cas, du sens de son action. Aussi, la reconnaissance de ce pouvoir qu’on a appelé discrétionnaire et qu’il faudrait éviter de confondre avec le pouvoir arbitraire, lequel ne saurait avoir aucune place dans le droit moderne, s’impose-t-elle, en dehors de toute consécration formelle, en vertu des exigences mêmes de I’ institution administrative. « On peut, dU M. Hauriou (I), définir le pouvoir discrétionnaire comme étant l’autonomie juridique de l’administration entendue comme pouvoir de se déterminer « soi-même à user ou à ne pas user de ses pouvoirs et de « ses droits pour prendre telle ou telle mesure d’administration». De cette définition qui vise plus directement I ‘initiative administrative que le contenu même de la décision objet de pouvoir discrétionnaire, nous rapprocherons la définition un peu pLus générale de M. Michoud (2),d’après laquelle « il y a pouvoir discrétionnaire toutes les « fois qu’une autorité agit librement sans que la conduite « à tenir lui soit dictée à l’avance par une règle de droit ». Nous dirions volontiers qu’il y a pouvoir discrétionnaire loules les toits que l’administration ayant à prendre des décisions dont elle est seule en mesure d’apprécier toute la portée agit d’après les directives propres sans que nOrmalement on puisse concevoir qu’ elle soit astreinte à rendre compte au juge de son attitude. Ainsi, le pouvoir discrétionnaire de l’administration n’ est pas seulement caractérisé par le fait que, sauf le respect dli à la règle légale, I ‘autorité administrative peut se déterminer librement, qu’ elle est maître de ses initiatives ainsi que de leurs modalités, mais encore par la circonstance que pour la solution des cas concrets sollicitant son intervention elle peut, à l’intérieur des limites tracées par la règle légale et disciplinaire, fixer en toute indépendance le contenu de ses décisions. Le pouvoir discrétionnaire, dit encore M. Hauriou dans une note sous l’arrêt Grazietti au Sirey 03. 3. II3, «( est essentiellement le pouvoir d’apprécier l’opportunité des mesures admínistratives ». Ce pouvoir existe dans tous les cas où la loi a laissé l’administration libre d’apprécier en toute indépendance ce qu’exigent, dans le cas particulier qui se présente, l’intérêt général et l’intérêt spécial du service. Il y a pouvoir discrétionnaire, selon la formule classique de Bernatzik (citée dans Michoud, op. cit., Ann. Gren., 1913, p. 44B) , lorsque le législateur a entendu dire à l’administration : « Tue, was du glaubst, dass es durch das õffentliche Wohl « bedingt ist » (I). Cependant, entendu de cette façon, l’élément discrétionnaire de l’activité administrative n’est pas encore caractérisé d’une façon suffisamment précise. Les buts d’intérêt général sont innombrables, alors qu’en principe la faculté du choix de I ‘administration est limitée par la règle qui lui impose de poursuivre des buts concrets de la fonction exercée par elle, c’est-à-dire de rester dans l’idée même de cette fonction. II conviendrait q.donc de dire qu’il y a pouvoir discrétionnaire lorsque I’ administration est libre de déterminer elle-même ce qui, dans le cas précis appelant son intervention, est le plus conforme non pas à l’intérêt général, mais à L’intérêt du service, formule que nous avons, d’ailleurs, déjà énoncée ci-dessus.
Éléments particuliers du pouvoir discrétionnaire et contrôle juridictionnel de la moralité administrative
Après avoir attiré L’ attention sur I’ existence même et la signification particulière du pouvoir discrétionnaire, il nous appartient, maintenant, sous le bénéfice des observations qui précèdent, d’en fixer les contours dans leurs grandes lignes afin de pouvoir marquer, parmi les éléments de l’acte administratif, les points précis ou commence le contrôle du juge. I. – Nous croyons inutile d’insister longuement sur le fait qu’aujourd’hui la jurisprudence a complètement écarté l’ancienne théorie de l’acte discrétionnaire, qui pouvait présenter certains avantages autrefois, alors que le pouvoir administratif était encore en voie d’organisation, mais qui, à l’heure actuelle, en présence du développement qu’a pris 1’’idée de moralité et conceptions plus éclairées de la nature de la fonction publique, ne saurait plus être défendue. Reconnaître à l’administration un certain pouvoir discrétionnaire, cela ne signifie done plus,’ maintenant, que certains actes » considérés comme particulièrement autoritaires et comme découlant directement du principe même de la puissance publique opposée aux droits des particuliers, devront être sous traITs à tout examen contentieux, du moins quant à l’appréciation de leurs motifs, mais tout simplement que l’administration aura, dans un grand nombre de cas, le choix du moment de son action, le choix des moyens, et, en certaines circonstances, la liberté d’ agir ou de s’abstenir, à son propre gré. Nous venons d’indiquer sommairement les éléments essentiels du pouvoir discrétionnaire appartenant à I ‘autorité administrative. Remarquons, dès à présent, que lorsqu’on pose La question de l’objet précis de L’autonomie juridique de l’administration, il convient, si l’on veut aboutir à des solutions pratiques, d’éviter, de prime abord, toute classification rigoureuse, étant donné que Ie pouvoir discrétionnaire résiste à tout compartimentage et qu’il se retrouve dans la très grande majorité des actes administratifs. Voilà une vérité qui n’ a pas toujours été suffisamment perçue. Lorsque Ia Ioi n’a pas entièrement lié Ie pouvoir de L’administration, celle-ci peut, en principe, établir de sa propre autorité les directives de son action, à condition cependant qu’elles se meuvent dans une sphère déterminée par les buts de l’institution. A l’encontre de Ia thèse soutenue notamment par Laun (I) et Michoud, nous croyons même qu’i! Il n’ est pas faux de dire que le pouvoir discrétionnaire et la compétence liée ne s’opposent pas d’une façon absolue. Car même lorsque le législateur donne des directives précises, il n’ épuise rarement toutes les possibilités de solution d’un cas concret L’élément spécifiquement discrétionnaire se concentre dans les directives que l’administration se fixe à elle-même et d’après lesquelles elle se propose d’agir. Il est évident que théoriquement ces directives peuvent varier à l’infini, et il ne semble pas que, sur ce point, il soit possible de préciser les facultés dont l’administration dispose, parce qu’elles s’affirment dans des appréciations de pure opportunité cor- (1) Cf. LAUN, op. cit., p. úO et S., qui établit une opposition bien nette entre ce qu’il appelle « gebundenes Ermessen » el « freies Ermessen ». Selon lui, le pouvoir discrétionnaire, au sens propre de ce mot, ne saurait jamais être reconnu il l’administration que dans les cas où le législateur lui a donné carte blanche répondant aux nombreuses situations de fait qui s’imposent à l’attention de l’autorité administrative. Ainsi, en vue de l’exercice de son pouvoir de ‘police, le maire peut se proposer d’interdire les processions ou sorties de sociétés sur la voie publique dans telles circonstances; il peut se fixer comme règle de conduite de ne point autoriser tel ou tel genre de processions, d’empêcher les fanfares de jouer sur la voie publique, etc … ; il agit, dans toutes ces matières, selon ses directives propres dont i1 a seul le secret et qui ne sauraient être critiquées lorsqu’ elles se situent à l’intérieur des limites tracées par le droit positif (I). La question de la stabilisation des directives administratives est, d’ailleurs, d’autant plus délicate que l’administrateur n’est pas, en principe, tenu de motiver ses décisions. Le problème de la détermination du pouvoir discrétionnaire de l’administration a été étudié avec soin – peut-être avec un raisonnement d’une dogmatique quelque peu rigoureuse – par M. Roger Bonnard dans un article publié dans la Revue du droit public (I~p3, p. 363 et s.) et intitulé Le pouvoir discrétionnaire des autorités administratives et le recours pour excès de pouvoir. Dans les développements qui vont suivre nous nous inspirerons de cette étude, sans, toutefois, en adopter toutes les conclusions et sous réserve de la remarque, faite ci-dessus, touchant le danger d’une analyse abusive.