La réalisation de la mission les projets significatifs
Le projet de tableau de bord prospectif
Le lendemain de notre première réunion du bureau projet, le directeur général entre en trombe dans mon bureau et me dit de but en blanc, sans bonjour ni mise en contexte : « et ils sont où mes indicateurs stratégiques ? » Je reste coi un instant ; mon désarroi doit se lire sur mon visage car il reprend : « le tableau de bord là, vous savez, mes indicateurs stratégiques, j’en ai besoin très rapidement, quand est-ce que vous allez me les sortir ? » Je comprends que les objectifs chiffrés du projet de transformation n’ont pas encore été calculés. Mais comme ma connaissance du contexte est encore très limitée, j’opte pour une solution de repli : « bien Monsieur, j’ai bien compris que c’était une priorité pour vous, laissez-moi juste reboucler avec Henri et je vous reviens rapidement » (Notes de terrain, juin 2011). Il quitte mon bureau sans un mot. J’appelle Henri dans la foulée, paniqué, pour lui demander des informations sur le sujet. Il me répond que c’est « très simple » et que c’est une bonne chose pour moi de commencer par ça. Puis nous mettons sur pied un plan d’actions. Voilà ma première tâche chez ENERGYCORP, une tâche qui m’occupera pendant plusieurs jours : « sortir les indicateurs stratégiques du tableau de bord HORIZON 2013 ». L’enjeu de l’exercice est le suivant : Henri et Gérard ont défini dans tous les domaines des indicateurs de performance, et se sont fixés des objectifs théoriques, sur le mode de la vision stratégique, en fonction de leur connaissance des standards du secteur et de leur « ressenti sur le potentiel d’ENERGYCORP ». Ils ont retenu environ trente indicateurs stratégiques parmi lesquels on trouve, à titre d’exemple, le résultat opérationnel courant [ROC] par métier, le montant des frais généraux, le développement net, la durée moyenne des contrats supérieurs à 50K€, les économies d’achats, la marge sur effectif, le taux d’adéquation hommes/postes, le sentiment d’appartenance, etc. Les objectifs chiffrés associés à ces indicateurs sont devenus la cible HORIZON 2013 qui permettra de définir si le projet de restructuration est un succès ou non. Une fois ce travail de définition effectué, encore faut-il vérifier s’il est possible de produire ces indicateurs, compte tenu des données disponibles et de l’organisation de l’entreprise. Obtenir des données concrètes implique souvent de modifier les définitions (ou méthodes de calcul) des indicateurs. Ensuite, il convient de « définir les points zéro », c’est-à-dire de mesurer le niveau de performance actuelle de l’entreprise, selon cette liste d’indicateurs, pour La réalisation de la mission les projets significatifs 136 pouvoir à terme réaliser une analyse d’écarts, qui seront convertis en potentiel d’économie ou de gain « pour tamponner les montants sur le tableau de bord et faire saliver la direction générale de Maison-Mère » (Notes de terrain, discussion informelle avec Henri, mai 2011). C’est une première tâche périlleuse car le niveau de complexité du groupe est un frein à l’obtention de données techniques et financières exhaustives, cohérentes et à jour. Les choses se compliquent encore dans notre cas, pour deux raisons principales. D’abord, (1) parce qu’ENERGYCORP est une entreprise « sinistrée », tant sur le plan du SI que du contrôle de gestion. Les outils OF de contrôle technique/facturation et OC de comptabilité sont obsolètes et mal interfacés. Des données aussi élémentaires que la date de résiliation et la durée des contrats, les montants facturés par prestation, ou l’imputation des heures de technicien par contrat, sont inexistantes. Par ailleurs, les processus d’alimentation et de mise à jour des données sont, quand ils existent, mal suivis par les employés. ENERGYCORP m’apparaît très vite comme un monde fascinant où l’information fiable est aussi précieuse que rare, où l’on trouve régulièrement des écarts inexplicables entre les différentes visées du budget, où chacun produit ses indicateurs de son côté et finit par oublier d’où ils proviennent. Un directeur de centre opérationnel m’explique la situation en ces termes : […] ici le contrôle de gestion c’est n’importe quoi, c’est simple il n’y en a pas, tu ne vas pas en revenir. Alors imagine… diriger un centre de profit, c’est comme si t’étais dans ta bagnole et que ton compte-tours, ta jauge à essence et ton compteur de vitesse bougeaient dans tous les sens, de manière aléatoire et déconnectée de la réalité. Il reste le feeling, et mes contrats je les sens, mais à ce niveau-là on marche sur la tête. (Notes de terrain, discussion informelle, juillet 2011) La seconde raison (2) tient au fait que nous sommes en pleine réorganisation du groupe : nos indicateurs cibles sont donc définis en fonction d’une organisation cible radicalement différente de l’organisation actuelle. Or si nous voulons pouvoir faire des analyses d’écarts cohérentes dans le temps, nos mesures de points zéro doivent se baser sur l’organisation cible, et non sur l’organisation actuelle. Des précisions sur l’organisation du groupe permettent à ce stade de mieux comprendre la difficulté de l’exercice.
Le projet de réorganisation du groupe ENERGYCORP
Le groupe ENERGYCORP est composé de 21 sociétés réparties selon les métiers et les prestations mentionnées plus haut. La figure 4 correspond à l’organigramme juridique simplifié du groupe, tel que je l’ai représenté dans le cadre de la démarche d’info-consult) : Figure 3.4. Organigramme simplifié du groupe ENERGYCORP (Source : document de terrain, reconstruit et anonymisé) Parmi ces sociétés, seules cinq génèrent du chiffre d’affaires ou sont porteuses de salariés : 2 sociétés d’exploitation, Société 1 (S1) et Société 2 (S2), respectivement spécialisées dans les réseaux de chaleur (CFU) et la gestion maintenance (GM) avec plus de 500 salariés64 ; Société appro., qui assure l’achat et l’approvisionnement d’énergie et refacture aux sociétés 64 Il y a également du GM chez S1 et du CFU chez S2 mais de manière marginale. 138 d’exploitation ; Société conception, qui correspond au bureau d’études en charge de la conception des grosses chaudières et des travaux d’entreprise générale ; et enfin Vaisseau amiral qui porte le personnel de la direction générale. C’est sur ces cinq sociétés que vont se concentrer l’essentiel de nos efforts de restructuration65, et en particulier sur S1 et S2 qui portent la majorité de l’effectif et du résultat. Bien que faisant partie du même ensemble, ces sociétés ont un historique et une culture propres, voire antagonistes. A titre d’exemple, les salariés de S1 spécialisée dans le CFU marquent leur différence avec ceux de S2 spécialisée dans le GM, car l’activité GM est la moins rentable du marché, et qu’elle est techniquement moins complexe. Cette rivalité est accentuée par des conflits de personnes et par des « contresens organisationnels », comme le doublonnement de nombreuses fonctions support66. Au sein du groupe, il est donc fréquent que les salariés se toisent, refusent de s’échanger les informations, ce qui complique largement les tâches de coordination. Au siège de Clichy sont regroupés les personnels holding, société financements, société conception, ainsi que les fonctions supports de S1 et de S2. Les techniciens et exploitants sont, quant à eux, répartis dans l’ensemble de la France, avec six directions déléguées (DD) côté S1 et 6 agences côté S2. Sur la même zone géographique, on trouve parfois une DD S1 et une agence S2, avec des postes en double pour des volumes d’affaire limités. Comme dit précédemment, au moment du rachat du groupe par Maison-mère, un constat s’impose pour les nouveaux dirigeants. La figure 3.5 présente la façon dont ce constat est formulé dans le document d’info-consult :Afin de mettre un terme à ces dysfonctionnements et de remettre l’entreprise sur la voie de la profitabilité, le programme HORIZON 2013 a donc été défini. Il comprend les nombreux projets mentionnés précédemment et notamment, la mise en place d’une organisation adaptée.
Une organisation qui résiste à sa mise en indicateurs
Pour répondre à la demande pressante de Gérard, je commence par lister sous Excel les indicateurs stratégiques dans un tableau à plusieurs champs : responsable, point zéro, cible, etc. Puis, je cherche à rassembler l’information existante et à m’assurer qu’elle est fiable. Comme je me heurte à un manque de connaissance du contexte, je passe des heures avec Bridget à éplucher les comptes de résultats des différentes sociétés, à essayer de comprendre les nuances entre le « primaire, le secondaire, le hors zup67 », à identifier les différents sites. Je lui pose toutes mes questions, la pousse à expliciter ses idées au maximum, dans une sorte de processus maïeutique. La situation est relativement tendue, le travail nécessite de partir « à la pêche aux données » dans plusieurs services, de tâtonner, de composer avec un existant chaotique que je découvre depuis seulement deux jours. Les premières difficultés apparaissent rapidement. A titre d’exemple, la collecte des informations liée aux indicateurs financiers, comme le ROC, est particulièrement complexe. D’abord, parce que pour être conforme à notre cible, il faut, en cours d’exercice, rapprocher les montants annualisés des ROC de S1 et S2 formalisés dans des plans comptables différents68 et obtenus selon des méthodes de calcul assez obscures. Au reste, pour calculer le ROC par métier, il faut trouver un moyen d’imputer les frais de structure du siège aux deux sociétés opérationnelles. Voici comment Bridget, qui est ma bonne fée sur le sujet, présente la situation lors d’une conversation avec un directeur de centre : « […] déjà le ROC ENERGYCORP et société financements c’était hyper dur à avoir car ils demandent une consolidation des données S1 et S2… […] En matière d’exploitation ça passe encore, on sait imputer les charges, mais les frais de structure du siège, c’est plus dur, sans parler de toutes les manips financières de haut niveau pour accorder les violons [Bridget fait référence au bilan d’ouverture – c’est-à-dire un bilan spécifique lié à l’exercice de reprise]. On a vu le DAF qui a sollicité Jean-Michel pour consolider les résultats en intégrant la partie de Marielle ». (Notes de terrain, juin 2011) Ensuite, parce que nous avons besoin de résultats par métier, CFU et GM, et non par société comme c’est le cas actuellement (avec dans chaque société des activités CFU et GM). Or ce genre de découpage analytique n’existe pas dans les documents à disposition. Nous sommes donc contraints de réaliser nous-même les calculs, ce qui a le don d’exaspérer les comptables qui se contentent de dire que « les comptes de résultats ne sont pas conçus pour que l’on 67 Autre formulation pour le découpage des prestations. 68 Il était impossible d’obtenir des chiffres consolidés à ce moment-là, notamment parce que la DAF était en pleine constitution du « bilan d’ouverture ». 143 puisse sortir ce genre de données » (Notes de terrain, juin 2011). Là encore, Bridget fait cette remarque : « […] on a eu un problème pour distinguer CFU et GM chez S1. Par le passé, on ne faisait pas cette distinction, on avait un CA global seulement […]. On a essayé de le faire en partant de la V2 du budget site par site. On a une colonne centrale avec la prévision de clôture site par site et le détail en ligne par prestation P1, P2, P3 et par type de localisation, primaire, secondaire ou hors zup [il s’agit d’une façon plus fine de parler de CFU et GM], sauf pour les travaux et là encore, pas pour les charges… frais de personnel, assurances et redevances de villes, amortissement […]. Ça a coincé parce que la méthode n’a pas plu à Marielle [membre de la DAF], ça l’obligeait à revoir toute son organisation, alors on a fini par considérer qu’il n’y avait pas de GM chez S2, ça représente environ 5 millions d’euros pour un CA de 151 millions ». (Ibid.) Le calcul des indicateurs financiers nous confronte également à une problématique courante en contrôle de gestion : « le mélange des choux et des carottes ». Ainsi nous devons, compte tenu de l’information disponible et du manque de coordination entre services, rapprocher des chiffres issus de sources différentes. A titre d’exemple, voici diverses sources utilisées pour les calculs de ROC : le budget V2 conso69 envoyé par le DAF « avec seulement les trois colonnes globales de justes, le reste c’est faux », un email de l’ancienne DAF S1 avec des chiffres V2 2011 contestés par le nouveau DAF, un extrait de Altitude (l’outil de reporting financier de Maison-Mère) qui nous donne des éléments de V1 et enfin le budget V2.1 social pour S1 et S2. Il est donc impératif de rester prudent dans l’utilisation des sources, pour éviter les incohérences majeures, notamment en mélangeant du réalisé et du budgété.