La prévision en hydrologie enjeux et incertitudes
Selon l’Agence Européenne de l’Environnement (EEA), entre les années 1998 et 2009, les crues observées en Europe ont causé 1126 morts, 500 000 déplacés et 52 milliards d’euros de pertes pour les assurances. De plus, l’Agence souligne que le risque d’observer des événements de crue plus fréquemment à l’avenir est élevé. Pour éviter les pertes de vies humaines et minimiser les dégâts économiques liés à ces événements extrêmes, la mise en place d’un système de prévision et alerte des crues solide et fiable est essentiel. L’objectif général est de pouvoir anticiper l’arrivée d’un événement potentiellement dangereux, ainsi que de bien capturer son intensité et localisation. Prévision et prévention des risques vont ainsi de paire. La Directive Européenne relative à l’évaluation et à la gestion des risques d’inondation de 2007 (DIRECTIVE 2007/60/CE) rappelle ainsi que » les plans de gestion des risques d’inondation englobent tous les aspects de la gestion des risques d’inondation, en mettant l’accent sur la prévention, la protection et la préparation, y compris la prévision des inondations et les systèmes d’alerte précoce (…) » (Chapitre IV, Article 7, §3). Cependant, l’importance de la prévision hydrologique ne se restreint pas à l’anticipation des événements extrêmes, qu’ils soient caractérisés par des situations de crues ou d’étiages. Un système de prévision hydrologique efficace peut également contribuer à la gestion optimale de la ressource en eau pour les activités économiques qui en dépendent (production hydroélectrique, irrigation, tourisme, navigation, etc.). Il s’agit de mieux répartir l’utilisation de l’eau dans le temps et dans l’espace, à partir de l’information apportée par le système de prévision sur les apports en eau à venir. Au delà du gain en sécurité face aux risques des événements extrêmes, la valeur ajoutée de cette connaissance se traduira en gains économiques ou de gestion des ouvrages Idéalement, pour que les services de protection civile ou les gestionnaires d’ouvrages aient le temps suffisant pour intervenir, une alerte doit être déclenchée au minimum dans les 12 à 24 heures précédant l’événement. De plus, les services opérationnels de prévision doivent pour cela avoir des procédures efficaces de prévision, interprétation et communication des alertes pour répondre aux besoins liés à ces temps de réaction. Dans ces cas, il est évident qu’une prévision hydrologique à moyen terme (3 à 10 jours en avance) a toute sa place. Pour cela, la prévision météorologique du temps à moyen terme est indispensable comme source d’information sur les conditions météorologiques à venir qui seront utilisées en entrée des modèles hydrologiques. Pour pouvoir faire une prévision du temps à moyen terme et aller au‐delà des limites de prévisibilité classiques, la prise en compte des incertitudes est incontournable. La prévision déterministe, à scénario unique, n’est pas en mesure de répondre à ces objectifs. Pour cela, les services météorologiques font appel aux systèmes de prévision d’ensemble, générés sur la La prévision en hydrologie enjeux et incertitudes Chapitre 1 : Introduction 17 base de variations imposées dans les conditions initiales des modèles numériques et de variations stochastiques de leur paramétrisation (Palmer et al., 2005). La prévision météorologique d’ensemble propose des scénarios équiprobables de l’évolution de l’atmosphère pour des horizons de prévision pouvant aller jusqu’à 10‐15 jours, ce qui serait en dehors de la place de prévisibilité des solutions traditionnelles déterministes. Le recours à la technique de la prévision d’ensemble permet ainsi, d’une part, d’étendre les échéances de prévision des variables à faible prédictibilité, telles les précipitations, et, d’autre part, de donner une mesure de l’incertitude des prévisions. Par contraste à une solution unique déterministe, la prévision probabiliste est vue comme mieux adaptée à l’analyse de risque et la prise de décision (Rodwell, 2005). La valeur économique potentielle des prévisions probabilistes ressort notamment face aux utilisateurs exposés aux risques climatiques et hydrologiques à différentes échelles ; ainsi qu’aux gestionnaires dont les décisions dépendent de la disponibilité nécessaire en eau : pour la génération d’électricité, agriculture et irrigation, navigation, sécurité et santé publiques, etc. (Buizza, 2008, 2001 ; Houdant, 2004). L’approche probabiliste ou d’ensemble est actuellement encore considérée comme faisant partie de l’état de l’art et plusieurs services météorologiques (France, Suisse, Belgique, Allemagne, Suède, etc.) développent ou envisagent de constituer un système de prévisions hydrologiques basé sur les prévisions d’ensemble (Cloke et Pappenberger, 2009b). La prévision hydrologique d’ensemble est au cœur des initiatives internationales regroupant plusieurs centres de recherche et services opérationnels (HEPEX Hydrological Ensemble Prediction Experiment, EFAS European Flood Awareness System), ainsi que dans les actions de recherche et développement de plusieurs services nationaux (Centre National de Recherche Météorologique, Météo‐France, EDF, Institut Royal Météorologique de Belgique, etc.). Les résultats de prévision des crues à partir de la prévision d’ensemble de pluies sont encourageants. En météorologie, les systèmes de prévision d’ensemble sont développés pour prendre en compte l’incertitude liée aux prévisions. L’application de ces prévisions dans un modèle pluie‐ débit pour la prévision hydrologique constitue une étape importante pour la prévision des débits, puisque les précipitations sont une des sources principales d’incertitude. Néanmoins, l’incertitude se trouve dans toute la chaîne de prévision hydrométéorologique et se propage (cascade des incertitudes) de la donnée d’entrée jusqu’à la sortie du modèle. Les incertitudes de prévision sont des sources d’erreur, mais le manque de connaissances des incertitudes constitue également une source d’erreur. La prise en compte de l’ensemble de sources d’incertitude est nécessaire afin d’améliorer la qualité des prévisions et de fournir des informations fiables et utiles.
« De l’incertitude des prévisions à la prévision des incertitudes »
Cette thèse s’intéresse aux prévisions hydrologiques probabilistes (ou multi‐scénario) à moyenne échéance. Le système de prévision hydrologique est une chaîne qui a pour principaux éléments (Figure 1) : les données observées (précipitation, température et débits en temps réel observés jusqu’à l’instant de prévision), les prévisions météorologiques (scénarios futurs jusqu’à l’échéance cible) et le modèle hydrologique de transformation de la précipitation en débit. Le but est de fournir des prévisions hydrologiques pour une des utilisations cibles (génération d’électricité, agriculture et irrigation, navigation, sécurité et santé publiques, etc.). Dans cette thèse, nous avons utilisé l’approche de la prévision d’ensemble pour prendre en compte des incertitudes de prévision et nous avons cherché à explorer l’usage de la prévision météorologique d’ensemble pour la prévision du temps à venir dans la prévision hydrologique des débits des rivières. Pour mieux comprendre nos objectifs de thèse, quelques notions introductives en prévision du temps et approches d’ensemble sont présentées par la suite.
La prévision numérique du temps : un peu d’histoire
Les efforts pour prévoir le temps sont plus que centenaires. En 1904, le physicien V. Bjerknes était le premier à écrire sur la modélisation et la prévision du temps, en utilisant des équations de l’hydrodynamique basées sur des lois de Newton et de la thermodynamique. Le principe général de la prévision y était formulé : » connaissant l’état de l’atmosphère à un instant donné, et les équations qui régissent son évolution, il était possible de connaître l’état de l’atmosphère à tout instant ultérieur » (Rochas, 2000). Le mathématicien L.F. Richardson a tenté de résoudre ces équations par la méthode des différences finies et a été ainsi le précurseur de la modélisation numérique de prévision du temps. Après avoir consacré plusieurs années à la prévision du temps, il est arrivé à la conclusion que pour prévoir le temps plus vite que la vitesse avec laquelle le temps évolue il lui fallait 64 000 personnes travaillant simultanément ! En effet, de nombreux progrès étaient encore nécessaires pour que les méthodes de prévision du temps arrivent à être appliquées avec succès : il fallait des ordinateurs plus puissants, des moyens de mesure des paramètres atmosphériques en altitude couvrant une bonne partie de la planète, ainsi qu’un réseau de communication rapide de ces mesures vers les centres de prévision. C’est dans les années 1950/60 que les premiers modèles opérationnels de prévision ont vu le jour. Depuis, les modèles ont considérablement évolué grâce à la meilleure représentation des processus physiques, à la meilleure connaissance de la microphysique des nuages, à la prise en compte de mesures nouvelles provenant des réseaux radar et des satellites, et à l’amélioration de la capacité de calcul des ordinateurs, qui a permis, notamment, d’augmenter la résolution spatiale des modèles. Néanmoins les modèles numériques sont encore soumis à des erreurs liées aux conditions initiales, à leur paramétrage et structure (Murphy et al., 2004 ; Bell et al., 2004 ; Zupanski et Zupanski, 2006 ; Johnson et Swinbank, 2009 ; Goldstein et Rougier, 2009). Les observations qui sont assimilées dans le modèle afin de produire une bonne estimation de l’état actuel de l’atmosphère ont des incertitudes considérables (Leutbecher et Palmer, 2007). Ces erreurs se propagent et s’y ajoutent les erreurs du modèle, notamment sur les régions où la grille spatiale reste trop large pour modéliser les phénomènes locaux et où la représentation physique des phénomènes atmosphériques est imparfaite (Buizza et Palmer, 1995). Les principales sources des fléaux de la prévision se trouvent donc exactement dans le berceau de la prévision : les données, les modèles et le caractère chaotique de l’atmosphère. En effet, c’est pour cette raison qu’il est impossible de prédire son état exact (Lorenz, 1969). A cause du caractère chaotique, non‐linéaire et complexe de l’atmosphère, l’évolution temporelle de deux systèmes météorologiques ressemblant au départ à un système observé ne sera pas nécessairement la même. Ceci est expliqué par les petites différences dans leurs conditions initiales, lesquelles grandissent pendant l’évolution temporelle du système (Lorenz, 1982).
La prévision météorologique d’ensemble
Pendant plusieurs décades, les centres opérationnels de prévision du temps lançaient leurs modèles numériques de prévision à partir de la meilleure estimation des conditions initiales. La prévision était ainsi limitée à une seule indication de l’état futur possible de l’atmosphère, le » best guess « . En 1992, des modèles de prévision ont commencé à fonctionner en considérant des conditions initiales légèrement perturbées. Le service national de prévision des Etats‐Unis (NCEP) et le centre européen de prévision météorologique à moyen terme (CEPMMT) ont été pionniers dans cette démarche (Molteni et Palmer, 1993 ; Toth et Kalnay, 1993). La prévision d’ensemble est ainsi née. Palmer et al. (2002) définissent la prévision d’ensemble comme « une technique de prévision météorologique dans laquelle on fait tourner un modèle numérique de prévision plusieurs fois, pour une même situation à prévoir, à partir de conditions initiales différant entre elles par de petites quantités [les perturbations initiales] compatibles avec les incertitudes existant sur la connaissance de l’état initial de l’atmosphère ». Le problème fondamental de la prévision d’ensemble est d’effectuer un choix judicieux des conditions initiales de façon à pouvoir obtenir un maximum de solutions éloignées les unes des autres avec un minimum d’états initiaux. Il faut construire un ensemble initial qui sera un échantillon représentatif de la loi de probabilité qui décrit l’incertitude des conditions initiales L’idée est d’échantillonner la loi de probabilité des conditions initiales et de suivre la propagation des différentes perturbations dans l’évolution de l’état de l’atmosphère pour ainsi avoir différents scénarios ou trajectoires de prévision (Figure 2). La prévision d’ensemble est ainsi souvent faite d’une trajectoire provenant de la meilleure estimation de l’état de l’atmosphère au moment de la prévision (trajectoire ou membre dit » contrôle « ) et des autres trajectoires obtenues en perturbant les conditions initiales. Idéalement les perturbations de la meilleure estimation de l’état initial conduiront à un ensemble avec une dispersion similaire à la dispersion des erreurs de prévision au bout d’un certain intervalle de temps appelé « période d’optimisation » (Ehrendorfer et Tribbia, 1997). Plusieurs méthodes permettant de créer les perturbations des conditions initiales existent. Parmi les méthodes opérationnelles les plus courantes se trouvent la méthode des Vecteurs Singuliers (Buizza et Palmer, 1995), la méthode des erreurs croissantes (en anglais « Breeding of Growing Modes »), (Toth et Kalnay, 1993, 1997) et la méthode du filtre Kalman d’ensemble (Bishop et al., 2001 ; Kalnay, 2003). De manière générale, toutes ces méthodes visent à appréhender l’incertitude liée aux conditions initiales pour la production des prévisions d’ensemble correctement dispersées. Néanmoins, comme le remarque bien Smith (2007), l’incertitude des conditions présentes ne va se traduire en incertitudes bien quantifiées dans le futur que si le modèle est parfait. De ce fait, une approche complémentaire dans la création des ensembles a été introduite, celle de la perturbation des paramétrisations physiques des modèles (Buizza et al., 1999 ; Houtekamer et Lefaivre, 1997). Il s’agit d’introduire des perturbations à la meilleure estimation de la paramétrisation physique (celle de la trajectoire de contrôle), afin de prendre en compte également les incertitudes liées à la formulation du modèle. Souvent il s’agit de perturbations stochastiques des paramètres.