D’une mission de réorganisation à un slide de PowerPoint
Dans cette section, nous allons entrer plus avant dans la mission qui sert de terrain à notre étude et préciser le contexte de production du slide de PowerPoint analysé.
Une mission de réorganisation à l’hôpital Aeger
La mission qui nous intéresse ici est une mission d’audit et de réorganisation des fonctions support d’un hôpital, Aeger, issu de la fusion récente de deux structures de plus petite taille. Peu de temps après la fusion, ConsultCorp est mandaté par le président du conseil d’administration (CA) pour organiser et fluidifier les activités de la nouvelle structure. La vignette ethnographique suivante présente un extrait de la lettre de mission des consultants de ConsultCorp : Dans la continuité du rapprochement des activités hospitalières des deux structures [x et y] l’Hôpital Aeger [pseudonyme] mène une réflexion stratégique sur son positionnement dans le territoire de santé. Trois ambitions majeures sont visées : dépasser une taille critique pour atteindre des économies d’échelle, développer les activités (chirurgie, cancérologie, etc.), prendre en compte l’environnement (contrainte réglementaire, démographie médicale, etc.). Pour atteindre ces objectifs, il est nécessaire « d’aligner » l’organisation administrative d’Aeger sur sa stratégie et de donner tous les moyens nécessaires à l’équipe de direction pour réussir […]. Dans ce contexte, une démarche participative et pragmatique est en cours, avec le concours de ConsultCorp, afin d’analyser l’organisation administrative actuelle, d’évaluer dans quelle mesure cette organisation est adaptée aux défis futurs d’Aeger, de définir une organisation administrative cible et de proposer des recommandations pour l’atteindre. (Document de terrain, octobre 2009) On voit donc qu’il s’agit « d’aligner l’organisation administrative » sur la nouvelle stratégie de l’hôpital et de « donner les moyens nécessaires à l’équipe de direction pour réussir » sans plus de précision sur les résultats attendus. Ce genre de situation fait écho au modèle du « médecin-patient » de Schein (1969), dans lequel un client éprouve, de façon peu caractérisée, la nécessité d’un changement, mais compte sur la compétence ou sur « l’expertise » du consultant pour en définir la cible. Dans ce cas, les consultants doivent « mettre de l’ordre », selon le mot du client, dans une organisation qui souffre de plusieurs maux. D’une part, une désorganisation généralisée liée à la fusion ; d’autre part, des oppositions de culture qui pèsent sur la fluidité des processus. 348 La mission Aeger mobilise deux consultants : Thomas et Camille, une manageuse senior qui dirige l’intervention. L’équipe est pilotée par un associé de ConsultCorp qui intervient ponctuellement pour les rencontres client et les présentations formelles. Le client payeur de la mission est le président du CA d’Aeger, néanmoins, les consultants travaillent essentiellement avec un client effectif distinct : le directeur général de l’hôpital. Pour Camille, dans ce genre de mission, la phase de diagnostic qui précède les activités de conception et de mise en œuvre occupe une place déterminante. Le diagnostic est en lui-même une forme d’intervention qui modifie les conditions objectives de la situation observée124. Identifier le problème (le « vrai problème » ou « les causes racines du problème » selon les mots de la consultante) et le pointer d’une manière démonstrative et convaincante, afin qu’il soit pris en compte par le client, est la moitié du chemin à parcourir pour trouver une solution. Camille considère cette mission comme particulièrement périlleuse pour deux raisons principales. D’abord, le contexte post-fusion requiert des ajustements organisationnels majeurs qui suscitent des « tensions politiques » entre les directeurs fonctionnels de l’hôpital. Ensuite, la restructuration des fonctions support entamée par ConsultCorp doit « s’aligner », comme nous l’avons vu, avec une démarche de planification stratégique menée au même moment par un consultant concurrent, Monsieur K. Ce dernier bénéficie de la confiance du client avec qui il travaille depuis plus de vingt ans et dont il est proche. La consultante s’attend donc à devoir collaborer avec Monsieur K. et appréhende d’éventuelles frictions avec ce concurrent direct avantageusement positionné. L’intervention des consultants est structurée autour de quatre phases. (1) Dans un premier temps, les consultants ont pour tâche de rassembler et d’analyser un maximum d’informations sur la situation. Pour cela, ils mènent une série d’entretiens, « épluchent » les documents à disposition, et réalisent un travail de « benchmarking ». (2) La seconde phase consiste à produire un rapport « d’analyse de l’existant » chez Aeger, sorte de diagnostic de la situation telle qu’observée par les consultants125. (3) Sur la base de cet inventaire, la troisième phase de la mission consiste à faire des propositions d’amélioration, c’est-à-dire à définir des objectifs cible et des leviers d’action pour les atteindre. Finalement, (4) dans un quatrième temps, si les préconisations sont jugées pertinentes, les consultants pourront accompagner les internes dans leur mise en œuvre. Le slide sur laquelle nous allons focaliser notre analyse est tirée d’un livrable produit au cours de la seconde phase de la mission : l’analyse de l’existant. Dans la section suivante, nous allons détailler les conditions de production du rapport d’analyse de l’existant et la position du slide dans le document.
Une présentation synthétique des dysfonctionnements de l’hôpital
La seconde phase de la mission consiste donc à produire un rapport « d’analyse de l’existant » chez Aeger, un diagnostic de la situation telle qu’observée par les consultants. Ce rapport d’analyse est rédigé à partir des données issues de plus de cinquante entretiens semi-directifs avec des internes de l’hôpital, d’entretiens de « benchmarking » avec les directeurs de trois hôpitaux similaires pour comparer les résultats, et d’une analyse de la documentation technique sur les meilleures pratiques de management des établissements de santé. Les consultants consacrent plusieurs mois de travail à cette collecte d’informations et un mois à la rédaction, sous PowerPoint, d’un rapport d’analyse de 120 pages, accompagné de plusieurs présentations synthétiques. Les consultants ne commencent à rédiger le rapport final d’analyse de l’existant qu’après avoir atteint une forme de consensus sur les principaux dysfonctionnements de l’hôpital, détaillés dans les comptes-rendus d’entretiens et dans différents documents d’analyse intermédiaires. Au stade qui nous préoccupe, l’objectif des consultants est donc de traduire le contenu d’une analyse déjà relativement stabilisée dans différents supports. Le travail de réalisation, à proprement parlé, du diagnostic, est néanmoins similaire à celui que nous allons décrire maintenant, même si son degré d’exploration et d’analyse est supérieur. A ce stade, les propositions d’amélioration seront coproduites par les consultants et les membres du conseil d’administration au cours d’un séminaire dédié. 350 consultants cherchent principalement à soumettre au client, dans une forme appropriée, leurs conclusions précédentes. Camille précise au sujet du rapport : Il faut qu’on soit exhaustifs, c’est-à-dire qu’on parvienne à restituer l’ensemble des informations obtenues en entretien. Il est également important de capitaliser au maximum sur les supports déjà rédigés et validés. Et puis on a une contrainte de forme : les informations doivent être claires, bien présentées, une présentation PowerPoint fera l’affaire. (Notes de terrain, décembre 2009) Nous ne reviendrons pas sur la façon, esquissée dans le chapitre cinq, dont les consultants parviennent à produire et à structurer une analyse en explorant les organisations clientes et en circulant dans de multiples réseaux. Nous nous contenterons de présenter les traits généraux de cette analyse déjà relativement stabilisée. Ainsi, au moment de produire le rapport d’analyse de l’existant, trois dysfonctionnements majeurs sont identifiés par les consultants. D’abord, un manque d’efficacité du processus de « gestion administrative du patient » qui court depuis l’admission des malades jusqu’à la facturation des actes, en passant par leur codification et la gestion du tiers payant. Ensuite, des lacunes en matière de gestion des ressources humaines, notamment concernant les fonctions paye et recrutement. Enfin, un défaut général de gouvernance. A titre d’exemple, le directeur général d’Aeger ne produit pas de « plan moyen terme », ne fixe pas d’objectifs à ses collaborateurs, ne communique pas sur ses décisions. Son style de management est considéré comme à la fois imprévisible et brutal. Des difficultés relationnelles importantes existent finalement entre le président du conseil d’administration (au demeurant client payeur) et lui (client opérationnel), ce qui complique la gouvernance de l’établissement et son intégration post-fusion126 – et a fortiori la mission des consultants même si nous ne reviendrons pas sur ce point.
Les étapes de la construction d’une présentation graphique du diagnostic
L’objectif de cette section est de décrire, de manière très empirique, la façon dont les consultants sont parvenus à produire une présentation qu’ils considèrent comme « béton », c’est-à-dire capable d’avoir une efficacité pratique dans l’organisation cliente.
Une approche systémique des dysfonctionnements
Camille donne des instructions à Thomas afin qu’il puisse commencer à travailler sur une première version du slide de présentation des dysfonctionnements de l’hôpital. Elle lui suggère « d’entrer par la fusion » c’est-à-dire de « bien insister sur le fait que la fusion n’est pas terminée, que les périmètres sont flous au sein des directions et que l’établissement souffre d’un manque de pilotage » (Notes de terrain, janvier 2010). La consultante ajoute néanmoins : « mais je veux que l’on garde une partie points forts et opportunités dans la restitution transverse. Et il faut aussi bien faire figurer la dimension qualité de service et coût » (Ibid.). Elle demande à Thomas de lui faire une « proposition » tenant compte de ces consignes, c’est-à-dire de trouver un format adéquat de présentation qui permette, d’une manière ou d’une autre, de souligner l’impact de la fusion sur les dysfonctionnements, tout en restituant les conclusions de l’audit. Comme convenu, le consultant réalise une première ébauche sous PowerPoint, présentée en figure 7.1