La régulation souple intermédiée analysée sous l’angle de la gouvernementalité
Section 1 : Les régimes de régulation
L’intérêt académique pour la régulation en tant que forme d’action publique prend sa source dans les transformations de l’État-providence depuis les années 1980 (Majone, 1994). Alors que l’État-providence de type beveridgien assurait lui-même la délivrance de biens et de services publics aux citoyens, l’État régulateur fait appel, à travers la définition, le contrôle d’application et la mise en exécution de règles, à d’autres acteurs que lui-même pour produire ces biens et services (Levi-Faur, 2017). Comme illustré par Scott (2017) dans le cas anglais, ces acteurs peuvent être des agences de régulation ou d’exécution, des entreprises publiques ou privées, ou bien encore des organismes à but non lucratif. De la même manière, l’Étatprovidence de type bysmarkien est amené à devoir décentraliser la gestion des systèmes assurantiels et à transférer une partie de ses compétences à des acteurs privés (Rosanvallon, 1981). La multitude des acteurs participant à la régulation et la variété de leurs implications entre pays et secteurs a donné naissance à la notion de régime de régulation (Hood et al., 2001). Cette conceptualisation a fourni un cadre de comparaison très large de ces régimes, en partant de l’étude de la régulation du risque sanitaire. Levi-Faur (2011) a plus tard généralisé la notion à d’autres objets de régulation, tout en centrant l’analyse sur la gouvernance de ces régimes. Abbott et al. (2015) ont, plus récemment encore, proposé une classification simplifiée des modes de gouvernance des régimes de régulation reposant sur deux axes : la nature des règles et le rapport entre régulateurs et régulés.
Les régimes de régulation du risque (Hood et al., 2001)
L’une des premières conceptualisations de la notion de régime de régulation est due à Hood, Rothstein et Baldwin (2001). Le but de ces auteurs était de développer un cadre d’analyse La régulation souple intermédiée analysée sous l’angle de la gouvernementalité permettant la comparaison des différentes approches existantes de la régulation du risque sanitaire, ainsi que la compréhension des facteurs pouvant expliquer cette diversité. Ce cadre comprend deux dimensions fondamentales, elles-mêmes divisées en plusieurs composantes. La première de ces deux dimensions est le système de contrôle du régime, incluant trois composantes : 1. la collecte d’information ; 2. la fixation de standards, de buts ou de cibles ; et 3. les manières de modifier le comportement des régulés afin d’atteindre ces standard, buts ou cibles. Cette première dimension est donc l’héritière des travaux sur la cybernétique, entendue comme la science des systèmes de contrôle et de communication. Elle présuppose que, pour qu’un régime de régulation fonctionne, le régulateur doive disposer de trois capacités : celle de définir un état souhaitable du système, celle de connaître son état initial et d’en suivre les changements, ainsi que celle d’induire les modifications de comportements requises afin d’obtenir le changement voulu. La seconde dimension des régimes de régulation du risque est leur base institutionnelle et instrumentale. Une première composante de cette base est formée par le contexte du régime, qui constitue le milieu dans laquelle la régulation opère. Trois éléments principaux déterminent ce contexte : 1. le type de risque visé ; 2. les préférences et attitudes du public face à ce risque ; et 3. les groupes d’intérêt organisés qui sont concernés par ce risque. Le contenu du régime forme le second pilier institutionnel et instrumental. Ce contenu comprend également trois éléments essentiels : 1. la taille du régime, déterminée par l’ambition du régulateur et les ressources consacrées à la régulation ; 2. la structure, qui désigne la manière dont la régulation est organisée institutionnellement ; et 3. le style, qui recouvre « les conventions de fonctionnement et les attitudes de ceux qui sont impliqués dans la régulation, ainsi que les procédés formels et informels à travers lesquels la régulation opère » (Hood et al., 2001, p. 32). Dans son ensemble, le cadre analytique élaboré par Hood et al. (2001) admet un certain degré de contingence, dans la mesure où le contexte d’un régime peut influencer son contenu, notamment sa taille. Cette perspective n’est toutefois pas déterministe, puisque la réponse des organismes de régulation à un contexte donné peut varier en fonction de caractéristiques intrinsèques à ces organismes, telles que leur culture technocratique ou bureaucratique. Ce cadre présente surtout l’avantage de proposer une première description globale des régimes de régulation, qui se veut assez macroscopique pour pouvoir les caractériser sans force détails, et assez analytique pour en appréhender la variété. Néanmoins, les auteurs offrent la possibilité de décomposer encore plus finement chacun des éléments énoncés plus haut, ce qui aboutit in fine à un tableau taxonomique à 24 entrées pour la seule dimension institutionnelle et instrumentale. En outre, cette première théorisation laisse largement ouverte la question des liens entre, d’une part, les dimensions cybernétique et institutionnelle-instrumentale, et d’autre part, entre les composantes de chacune de ces dimensions. Ce constat est problématique car la notion de régime, comme ces auteurs le soulignent, suppose une cohérence systémique qu’ils n’observent que rarement en pratique. Une vision plus intégrée des régimes de régulation est par conséquent nécessaire pour comprendre comment ces régimes peuvent former un tout, qui permet de les identifier et de les distinguer. Enfin, ce cadre a été développé pour un objet spécifique de régulation : le risque sanitaire. Son potentiel de généralisation à des régimes de régulation traitant d’autres formes de risques, ou visant un autre objet que la prévention d’un risque, n’est donc pas garanti. L’approche des régimes de régulation par leur gouvernance apporte des réponses à ces enjeux de généralisation et de perception du fonctionnement d’ensemble de la régulation.
La gouvernance des régimes de régulation (Levi-Faur, 2011)
Revenant aux origines de la notion de régime de régulation, Levi-Faur (2011) rappelle que celle-ci provient de la définition donnée par Krasner (2004, p. 185) d’un régime comme « principes, normes, règles, et procédures de prise de décisions autour desquelles les attentes des acteurs convergent dans un champ et pour une problématique donnés ». Levi-Faur (2011) note également que l’application de cette définition à l’étude de la régulation est l’œuvre de Vogel (S. K. Vogel, 1996, pp. 20-21), dans laquelle celui-ci distingue deux composantes des régimes de régulation : 1. l’orientation du régime, qui désigne « les croyances des acteurs étatiques quant au périmètre, aux buts et à la méthode appropriés d’intervention gouvernementale sur l’économie et quant aux effets de cette intervention sur la performance économique » ; et 2. l’organisation du régime, qui se réfère à « l’organisation des ces acteurs étatiques ainsi que leur relation avec les acteurs privés du secteur qui les concerne ». L’organisation des régimes de régulation mêle donc à la fois des éléments de contenu et de contexte, aux sens de Hood et al. (2001). Les systèmes de contrôle n’apparaissent plus comme une dimension nécessaire au fonctionnement des régimes de régulation. En revanche, les régimes de régulation, dans l’acception de Vogel (1996), requièrent que les acteurs étatiques partagent une croyance sur l’orientation de l’action publique, et qu’ils mobilisent les acteurs privés du secteur sur lequel ils souhaitent agir dans cette direction. Cette perspective met donc l’accent sur comment la régulation est régulée, c’est-à-dire sur les modes de gouvernance de la régulation. Puisqu’elle s’intéresse précisément au « périmètre, aux buts et à la méthode » de l’intervention gouvernementale qui sont jugés pertinents, cette compréhension des régimes de régulation n’est pas limitée à la prévention du risque. Les formulations employées par Vogel (1996) supposent toutefois que la régulation est le fait de l’État, et qu’elle porte sur la performance économique d’acteurs privés. Élargissant cette approche de la gouvernance des régimes de régulation, Levi-Faur (2011) propose de l’appréhender selon trois questions : Qui régule ? Qu’est-ce qui est régulé ? Et comment ? Les réponses possibles à la question : « Qui régule ? » constituent une première extension de la problématique de la gouvernance des régimes de régulation, puisqu’elles n’incluent pas que les acteurs étatiques. Comme l’indique Levi-Faur (2011, p. 7) : « alors que peu d’entre nous agissent comme des régulateurs professionnels, la plupart, sinon la totalité d’entre nous agissent dans une certaine mesure comme des régulateurs ». Cette vision distribuée permet de distinguer trois stratégies de régulation : 1. la régulation unipartite, dans laquelle le régulé se régule lui-même, également appelée « autorégulation » ; 2. la régulation bipartite, dans laquelle le régulateur est distinct du régulé ; et 3. la régulation tripartite, dans laquelle une tierce partie intervient entre le régulateur et le régulé. Levi-Faur (2011) souligne que la régulation bipartite est souvent associée à la régulation d’État, mais qu’un nombre croissant d’autres acteurs, telles que les grandes entreprises, développent des capacités de régulation. Le caractère professionnel de la régulation n’est donc plus uniquement réservé, selon Levi-Faur (2011), à la bureaucratie d’État. En outre, apparait dans cette analyse la problématique du rôle des tierces parties, sur laquelle nous reviendrons en détails dans la section suivante. Levi-Faur (2011) se borne ici à constater que la figure la plus connue de 27 tierce partie dans la régulation est celle de l’auditeur, en raison notamment des travaux de Power (1997) sur la généralisation des procédures de vérification à l’échelle de la société. Nous verrons néanmoins en section suivante que des contributions ultérieures de Levi-Faur mettent en avant que l’accréditation et la vérification ne sont que certaines des modalités, les plus étudiées jusqu’à présent, de l’activité des tierces parties dans la régulation. La gouvernance de la régulation peut en outre porter sur différentes catégories d’objets, ce qui permet de guider l’analyse de ce qui est régulé. Ces catégories ne sont pas présentées comme exclusives l’une de l’autre, ni comme consubstantielles à tout système de gouvernance de la régulation. Contrairement au cadre de Hood et al. (2001), celui proposé par Levi-Faur ne cible donc pas un objet particulier de régulation, mais invite davantage à s’interroger sur ce que les régimes de régulation visent à réguler, à l’aide d’une grille de lecture en huit points. La régulation peut ainsi concerner l’entrée sur un marché, lorsqu’elle définit qui est éligible à fournir un bien, un service ou une information. Symétriquement, elle peut déterminer la sortie d’un marché, lorsqu’elle révoque le droit de certains opérateurs à exercer une activité. La régulation peut également prescrire ou proscrire certains comportements en spécifiant quelles actions ou quels discours sont acceptables ou non. La régulation peut aussi se focaliser sur les coûts des biens et des services, ou encore sur les technologies de production ou de contrôle. Elle peut réguler le contenu d’informations, comme dans les médias par exemple. Elle peut intervenir dans les processus de socialisation, de professionnalisation ou d’éducation pour influencer les préférences des régulés. La régulation peut enfin toucher à la performance des régulées, lorsqu’elle est dirigée vers l’atteinte de certains résultats. L’implication de différents acteurs dans la gouvernance de la régulation, ainsi que la nature des objets qu’elle cible, déterminent en partie comment elle opère. Toutefois, l’hybridité du rôle des acteurs et la multiplicité possible des objets visés par un système donné de régulation invite à envisager des réponses plus complexes à la question « comment réguler ? ». Une première de ces formes hybrides de régulation est la co-régulation, dans laquelle régulateurs et régulés coopèrent pour définir, exécuter et contrôler les règles. Une seconde forme complexe est l’autorégulation forcée, c’est-à-dire l’obligation faite au régulé par le régulateur de se constituer pour lui-même un code de conduite, que le régulateur pourra approuver ou renvoyer au régulé pour révision. Lorsque le régulé peut définir librement ses propres règles, dans le cadre d’orientations proposées par le régulateur, une troisième forme complexe de régulation apparaît : la méta-régulation. Ce terme recouvre toute forme de régulation consistant à réguler une autre forme de régulation qu’elle-même. L’accréditation de codes de conduite adoptés volontairement par les entreprises constitue ainsi un exemple de métarégulation. Enfin, la régulation peut être distribuée entre plusieurs autorités disposant de compétences territoriales, fonctionnelles ou hiérarchiques distinctes, donnant lieu à une régulation multi-niveau. Dans sa globalité, l’analyse de la gouvernance des régimes de régulation permet d’investiguer les manières selon lesquelles les composantes de ces régimes – systèmes de contrôle, contenu et contexte – peuvent être assemblées en vue d’une orientation commue. Cette approche facilite l’identification des acteurs, des objets et des relations qui composent ces régimes. Toutefois, il s’agit d’un cadre de pensée très large, conçu pour être adaptable à tout cas de régulation. Il n’est donc pas aisé d’en tirer une typologie des régimes de régulation, qui guiderait leur caractérisation et la compréhension de leurs spécificités. Le 28 modèle de l’orchestration, en proposant une classification des modes de gouvernance de la régulation qui repose sur deux axes englobant, offre par conséquent une synthèse utile à cette approche.
Le modèle de l’orchestration (Abbott et al., 2015)
Abbott et al. (2015) distinguent quatre modes de gouvernance de la régulation, selon la nature, dure ou souple, des règles qu’ils emploient, et selon le rapport, direct ou indirect, entre régulateur et régulé. Ces auteurs considèrent comme « dures » des règles « obligatoires et exécutoires » (Abbott et al., 2015, p. 25), telles par exemple que les normes légales. Ces règles sont coercitives, c’est-à-dire qu’elles reposent sur l’exercice d’une contrainte, et sont associées à des menaces de sanction en cas d’infraction. Par opposition, les « incitations idéationnelles ou matérielles » (Abbott et al., 2015, p. 25) par lesquelles le régulateur cherche à obtenir une adhésion volontaire du régulé constituent des règles souples. Il peut s’agir par exemple de recommandations de bonnes pratiques ou de codes de conduite que le régulé peut utiliser pour se réguler lui-même. En outre, le régulateur peut interagir directement avec le régulé ou par le biais d’une tierce partie. Lorsque le régulateur s’occupe directement des régulés sur la base de règles dures, le mode de gouvernance est dit « hiérarchique ». La hiérarchie, ainsi définie, est le mode de gouvernance traditionnelle de la bureaucratie d’État. La collaboration désigne le rapport direct entre régulateur et régulé fondé sur des règles souples. Abbott et al. (2015) notent que la gouvernance collaborative est fréquente dans la régulation des activités qui requièrent un haut niveau d’expertise technique, telle par exemple que la médecine. Dans ces secteurs, au lieu d’imposer des contraintes de manière descendante, les régulateurs privilégient souvent la collaboration avec les associations professionnelles. Les relations indirectes entre régulateurs et régulés peuvent également être dures ou souples. La régulation indirecte et dure correspond au modèle classique de l’agence, dans lequel le régulateur – nommé « principal » – délègue son autorité à « agent » afin qu’il l’exerce auprès du régulé. Dans ce troisième type de gouvernance de la régulation, labellisé « délégation », le régulateur est alors réputé disposer des moyens pour contrôler et contraindre l’agent à respecter sa mission. Enfin, l’orchestration est un mode indirect et souple de gouvernance de la régulation. Contrairement au modèle classique de l’agence, le régulateur, alors « orchestrateur », ne contrôle pas et ne contraint pas l’intermédiaire, soit parce qu’il n’en a pas la capacité, soit parce qu’il préfère ne pas recourir à cette capacité. L’intermédiaire est donc volontairement impliqué dans la régulation, car celle-ci sert ses propres buts. L’orchestrateur apporte à l’intermédiaire un soutien idéationnel et matériel pour l’aider à accomplir sa tâche. Abbott et al. (2015) remarquent que l’élaboration de standards à caractère technique, qui n’émanent pas d’autorités gouvernementales mais d’associations privées – comme l’Association française de normalisation – que l’État coordonne et appuie, représente une forme d’orchestration. Cependant, Abbott et al. (2015) soulignent qu’il existe en pratique des degrés de souplesse et d’intermédiation, et que ces quatre modes de gouvernance idéaux-typiques doivent donc être considérés dans un continuum axial pouvant évoluer dans le temps. Ainsi par exemple, le 29 soutien à l’autorégulation professionnelle peut s’apparenter à de l’orchestration lorsque les associations professionnelles jouent un rôle d’intermédiaire entre leurs membres et le régulateur. De la même manière, le niveau de contrôle ou de contrainte qu’un régulateur peut faire peser sur un intermédiaire est parfois variable, indiquant un mode de gouvernance hybride entre délégation et orchestration. Les caractéristiques des quatre modes de gouvernance identifiés par Abbott et al. (2015) sont résumées dans le tableau 1.1 ci-dessous.