La notion de figement
Dans la littérature linguistique, les constructions figées ou idiomatiques ont préoccupé plusieurs auteurs (pour le français : L. Danlos 1981 ; 1988, E. Laporte 1988, G. Gross 1996a, M. Gross 1982 ; 1985 ; 1988b ; 1988c ; 1996, J. Klein et al. 2003, J. Klein et B. Lamiroy 2005, B. Lamiroy 2003 ; 2006, M. Silberztein 1990 ; pour le grec : A. Fotopoulou 1990 ; 1993a, Z. Gavriilidou 1997, A. Moustaki 1995, O. Tsaknaki 2005, S. Voyatzi 2006). La distinction entre mots composés et séquences libres (ou compositionnelles) est fort dépendante de la définition de la notion de figement (A. Anastassiadis-Syméonidis 1986). Notons, tout d’abord, que les noms composés ont la même distribution syntaxique que les noms simples. « Ils relèvent donc d’une analyse à deux niveaux : du point de vue externe, ils ont dans la phrase une fonction de groupe nominal et leur structure interne n’est pas pertinente. En revanche, si on les analyse au regard de leur constitution interne, on observe que ce sont des suites qui n’ont pas la liberté de fonctionnement des groupes nominaux ordinaires, ce qui revient à dire, en particulier pour le traitement informatique, qu’ils comportent des séparateurs (blancs, apostrophes ou traits d’union) qu’on ne doit pas interpréter comme des articulations. Les noms composés ont donc cette particularité qu’ils allient l’unité à la pluralité » (G. Gross 1996a : 27). Dans ce chapitre, nous étudions la notion générale de figement tout en mettant l’accent sur les aspects particuliers que celle-ci peut revêtir dans les noms composés N (E + DET:G) N:G. Nous donnons également un récapitulatif des propriétés générales du figement qui nous serviront de critères de délimitation des noms composés N (E + DET:G) N:G. Deux types de critères motivent la délimitation des noms composés N (E + DET:G) N:G. D’une part, le figement est d’abord et traditionnellement une notion intuitive que l’on résume habituellement par la formule : « le sens d’un mot composé ne se déduit pas du sens de ses composants. La recherche de critères de définition plus objectifs que l’intuition sémantique a conduit à rendre compte de phénomènes linguistiques de nature très diverse mais qui ne sont pas indépendants les uns des autres, décrits par le terme de figement » (G. Gross 1996a : 9). En d’autres termes, il s’agit d’associer l’intuition sémantique à certaines restrictions La notion de figement 44 observables dans le comportement syntaxique des composants. Cette recherche concerne les mots composés « syntaxiques », c’est-à-dire les mots composés qui ne se distinguent pas formellement de syntagmes libres ordinaires tels que, ici en l’occurrence, les noms composés de structure N (E + DET:G) N:G. Comme le signale G. Gross (1996a : 7), « on est en présence de deux paramètres différents : d’une part le fonctionnement syntaxique interne d’une suite donnée, qui peut être libre ou faire l’objet de différents niveaux de restrictions, et, d’autre part, la signification de la suite qui est ou non le produit de celle des éléments constitutifs ». Nous nous rendons donc compte que le figement sémantique et le figement syntaxique sont les deux aspects d’un même phénomène. G. Gross (1990 ; 1996a) propose une série de critères syntaxiques et sémantiques qui permettent de distinguer les formes figées des formes libres. Rappelons ici le principe général de cette distinction : « Une séquence de mots simples est figée (ou composée) si l’une au moins de ses propriétés syntaxiques, distributionnelles ou sémantiques ne peut pas être déduite des propriétés de ses constituants ». Dans le cadre de cette étude, nous adoptons les critères proposés par G. Gross (1996a : 9-22), tout en essayant de les adapter aux N (E + DET:G) N:G du grec moderne (cf. I, 2.2.1-2.2.11).
Les critères généraux et les propriétés générales du phénomène de figement
Les critères généraux (ou propriétés générales) qui mettent en évidence le phénomène de figement s’appliquent au niveau lexical, syntaxique et sémantique. De manière générale, nos critères de figement se réfèrent à des tests bien précis, auxquels nous avons soumis les séquences de structure N (E + DET:G) N:G. En revanche, les propriétés de figement ne se réfèrent à aucun test, mais résultent d’observations qui nous aident souvent à mesurer le degré de figement. Nous présentons ci-dessous les critères que nous avons appliqués aux séquences de structure N (E + DET:G) N:G du grec moderne et qui prennent appui sur ceux proposés par G. Gross (1996a : 9-22). Les propriétés de figement sont présentées à la suite des critères. Notons que les critères sont exposés tout au long de ce chapitre selon l’ordre de leur application, à savoir : – la polylexicalité (ou la combinatoire lexicale), 45 – la non-compositionnalité du sens ou les contraintes sémantiques38 , – le blocage des propriétés transformationnelles (ou les contraintes syntaxiques), – la non-actualisation des éléments constitutifs, – la non-prédication des noms composés, – le blocage des paradigmes synonymiques (ou les contraintes lexicales), – la non-insertion, – la coordination, – le degré de figement. Les deux propriétés que nous avons étudiées et qui sont étroitement liées aux critères de figement sont les suivantes : – le défigement, – l’étymologie.
La polylexicalité
« La première condition nécessaire pour qu’on puisse parler de figement est que l’on soit en présence d’une séquence de plusieurs mots et que ces mots aient, par ailleurs, une existence autonome. Cela exclut les suites formées à l’aide d’un affixe (i.e. préfixe, suffixe), qui relèvent de ce qu’on appelle la dérivation » (G. Gross 1996a : 9). Comme nous l’avons signalé dans I, 1.1.1, du point de vue du TAL, la séparation entre mots simples et mots composés (ou « multi-mots ») est purement graphique : un mot composé (ou « multi-mot ») est une suite constituée d’au moins deux mots simples et un séparateur (M. Silberztein 1990). Nous admettons comme séparateurs des noms composés du grec moderne les séparateurs suivants : le blanc, le trait d’union et l’apostrophe39 : ζώνη ασφαλείας (ceinture de sécurité) δακτυλικό αποτύπωµα (empreinte digitale) νόµος-πλαίσιο (loi cadre) εισιτήριο µετ’ επιστροφής (billet aller retour)
La non-compositionnalité du sens (ou les contraintes sémantiques)
La notion de compositionnalité repose traditionnellement sur le fait que « le sens d’une séquence donnée est le produit du sens de ses composants. Ainsi le sens d’une phrase est facteur de celui de son prédicat et de celui de ses arguments » (G. Gross 1996a : 10). Pour illustrer la notion de compositionnalité, prenons l’exemple de la phrase suivante : Η Μαρία διαβάζει ένα βιβλίο La-Nfs Maria-Nfs lit un-Gns livre-Gns (Marie lit un livre) Le sens de cette phrase est compositionnel, car il se déduit de celui de son prédicat et de celui de ses arguments. Cependant, dans les langues il existe également un nombre important de phrases qui ne sont pas compositionnelles. Ces phrases ne peuvent pas être interprétées littéralement, car les mots qui les composent n’y conservent pas leur sens habituel. Voici un exemple d’une phrase non-compositionnelle : Μου ανεβαίνει το αίµα στο κεφάλι Me-Gs monte le-Nns sang-Nns à la-Ans tête-Ans (La moutarde me monte au nez) « Ce que nous venons de dire de la phrase s’applique également aux unités de niveau inférieur. Un groupe nominal s’interprète en fonction du sens ordinaire de ses éléments constitutifs : substantif-tête et modifieur, que ce modifieur soit une relative, un adjectif ou un complément de nom » (G. Gross 1996a : 11). Ceci est donc valable pour les séquences de 47 structure N (E + DET:G) N:G que nous étudions dans le cadre de ce travail. Ainsi, dans l’exemple : το βιβλίο της Μαρίας (=: το βιβλίο που ανήκει στη Μαρία) (le livre de Marie) (=: le livre qui appartient à Marie) le sens du groupe nominal est compositionnel, c’est-à-dire qu’il se déduit du sens ordinaire de ses éléments constitutifs. En revanche, dans l’exemple suivant : το κουτί της Πανδώρας (≠: το κουτί που ανήκει στην Πανδώρα) (la boîte de Pandore) (≠: la boîte qui appartient à Pandore) le sens du groupe nominal n’est pas compositionnel, car on ne parle pas d’« une boîte qui appartient à Pandore », mais d’« une situation qui constitue la source de nombreux malheurs ». A l’instar des phrases qui donnent lieu à une double lecture (cf. G. Gross 1996a : 11), il existe également des groupes nominaux qui donnent lieu à deux lectures, une compositionnelle et une non-compositionnelle. Par exemple le groupe nominal πρίγκιπας του παραµυθιού/prince de la fable peut être interprété de manière compositionnelle et, dans ce cas, désigner le protagoniste d’une histoire imaginaire. Le même groupe nominal peut donner lieu à une lecture non-compositionnelle : πρίγκιπας του παραµυθιού (prince charmant) Dans le deuxième cas, il ne se réfère pas au protagoniste d’une histoire imaginaire, mais il désigne l’homme idéal. Dans ce cas, nous sommes en présence d’une suite sémantiquement figée et contrainte lexicalement. Notons aussi que, selon E. Laporte (1988 : 121), « même lorsqu’on peut employer une locution dans le sens littéral, on a tendance à éviter de le faire, car l’interprétation idiomatique est préférée à l’interprétation littérale ». Les exemples que nous avons examinés jusqu’à présent représentent les deux extrêmes du phénomène de figement. Il s’agit soit de séquences compositionnelles (ou libres) soit de séquences qui mettent en jeu un figement qu’on pourrait appeler « total », puisque aucun des éléments de la séquence ne permet de choix ni au niveau lexical ni au niveau syntaxique.