LA PREMIERE SEQUENCE DE L’ELABORATION
La ligne B : des décisions fondatrices prédéfinies
S’il a fallu attendre que se tiennent les municipales de 1995, la mise en place du nouveau Conseil de Communauté et l’approbation du projet de réseau (septembre 1995) pour lancer officiellement le projet ligne B, on assiste ensuite à une accélération du processus. En décembre 1995, le Conseil de Communauté vote la décision d’une deuxième ligne et arrête, selon les termes de la direction de projet (Ditram) quatre « décisions fondatrices majeures ». Elles portent sur les délais, le coût d’investissement, les choix de branches et les principes directeurs d’aménagement des espaces et d’implantation de l’infrastructure. Ces décisions ont trois caractéristiques : – premièrement, elles correspondent simultanément à l’énonciation de fins et de moyens et au lancement du projet, ce qui revient à constater que le projet est engagé sur la base de fins et de moyens clairement établis ; – deuxièmement, elles désignent des prescriptions incontournables formulées par les élus ; – troisièmement, hormis peut-être les considérations financières, elles ne sont pas issues d’un processus de conception initié avec l’engagement du projet mais sont le résultat d’éléments antérieurs ou extérieurs au projet qui positionnent la deuxième ligne à la fois comme une phase dans un réseau et comme une ligne dans une histoire locale.
Les délais : un impératif politique
Tout d’abord, au programme de la ligne B : des délais. En la matière, la donne est simple. Ni négocié, ni négociable, le temps imparti est imposé par le temps du mandat municipal : la ligne B doit être inaugurée avant les échéances électorales de 2001. Cette injonction politique n’est susceptible d’aucune dérogation et le projet, qui a moins de six ans pour voir le jour, est annoncé aux strasbourgeois avec la promesse d’une inauguration à l’automne 2000. Le projet s’inscrit ainsi dans le cadre d’une temporalité bornée par une date de fin, celle-ci relevant exclusivement de considérations électorales et donc politiques.
Un coût global à respecter
Autre élément fondamental du programme : un coût et son corollaire, un budget. Sur le plan financier, l’affaire est un peu plus compliquée et demande d’évaluer la capacité d’investissement et d’estimer le coût final. Les principaux acteurs de ce calcul sont représentés par les élus de la CUS, son service financier et la CTS. C’est ici que la situation de coproduction entre la CUS et la CTS, Compagnie des Transports Strasbourgeois, trouve sa manifestation la plus matérielle dès lors que la capacité d’investissement dépend des ressources propres de la Communauté Urbaine et de l’emprunt que va devoir contracter la CTS. Plusieurs hypothèses faisant varier les taux d’inflation, le versement transport et les impôts locaux permettent d’envisager, pour les six ans à venir, une capacité d’investissement comprise entre 185 M euros et 277 M euros (valeur 1995). Et, s’appuyant sur l’expérience de la ligne A, le coût moyen d’un km linaire est évalué à 23 M euros (valeur 1995)79. Sur ces bases, la CUS et la CTS décident d’attribuer au projet un budget global calibré autour de 262 M euros (valeur 1995). Ce calibrage budgétaire n’énonce pas seulement les moyens financiers alloués à la ligne B, il définit dans le même temps une contrainte du projet. Pour la CUS, qui veut rester vigilante sur l’endettement de la collectivité comme pour la CTS, qui supporte les risques d’investissement et d’exploitation, il est clair que les coûts sont un objectif à respecter. Ce qui constitue, après les délais, la deuxième caractéristique des enjeux liés à la concrétisation du projet.
Des choix de destination à desservir
En décembre 1995, le projet de réseau propose quatre options possibles : 1/ réalisation de l’ensemble des branches au centre ville – 2/ priorité à la desserte du Nord – 3/ priorité à la desserte du Sud-Est – 4/ priorité à la desserte du Sud-Ouest. Quatre options conçues avec les études de configuration générale et dont la viabilité technique, économique et urbaine a été validée pour le réseau à court terme. C’est maintenant aux politiques de déterminer quelle sera l’option prioritaire pour la deuxième ligne. Ils prennent la décision de trancher, au nom de l’intercommunalité, en faveur de la branche Nord. Elle permet de desservir, outre Strasbourg, trois autres communes situées au Nord de l’agglomération : Bischeim, Schiltigheim et Hoenheim. Ce choix est d’abord argumenté comme un choix politique. En effet, la ligne A profite essentiellement à la ville centre puisqu’en décembre 1995 seule une station sort du ban communal strasbourgeois et que son 79 Les principaux postes budgétaires se distribuent entre les travaux d’infrastructures et d’aménagement, l’achat du matériel roulant, les honoraires de la maîtrise d’œuvre, les acquisitions foncières, les travaux de déviations des réseaux et les sondages archéologiques. prolongement sur Illkirch ne sera décidé qu’en même temps que la ligne B. Il faut dire aussi que c’est surtout le noyau central, noble et prestigieux, qui bénéficie des lourds investissements jusque là consentis par la CUS. Ces résultats sont quelque peu contradictoires avec le projet d’agglomération qui assoie la légitimité du tramway sur sa capacité à se mettre au service du territoire de la Communauté Urbaine. Politiquement, il devient donc important vis à vis des élus de l’institution communautaire que la ligne B soit énoncée comme une ligne résolument intercommunale et que la vocation de requalification urbaine du tramway soit mise en pratique au-delà de la ville centre. A cette dimension politique s’ajoute une dimension territoriale : avec la desserte des trois communes Nord c’est également appliquer les résultats issus des études de configuration générale du réseau qui insistent sur l’importance de la revalorisation des centralités périphériques pour le devenir de l’agglomération. Il faut cependant préciser que ce choix de l’intercommunalité est rendu possible par deux conditions préalables. La première renvoie à l’accord des maires des communes Nord et celui-ci semble indissociable du nouveau contexte socio-politique qui prévaut avec l’engagement de la ligne B et qui modifie la donne par rapport à la situation de la ligne A. En effet, à la fin des années 1980, lorsqu’elles cherchent à concilier mode de déplacement lourd et démarche de requalification urbaine, Nantes, Grenoble et Strasbourg défrichent un terrain vierge dans un contexte où les transports publics urbains laissent encore très sceptiques et suscitent bien des oppositions. Avec les années 1990 le contexte est sensiblement différent. A l’échelle nationale les TCSP ont davantage le vent en poupe, l’idée que le tramway est un outil d’aménagement urbain et pas seulement un outil de transport a fait son chemin et l’opinion publique commence à le regarder d’un meilleur œil80. A Strasbourg, la ligne A circule depuis plusieurs mois. Qualifiée de succès urbain, elle est également annoncée comme un succès commercial et pour nombre d’acteurs locaux et d’observateurs, le tramway rencontre aussi un succès populaire. Ces évolutions ont, pour la ligne B, trois conséquences sur lesquelles tous les protagonistes du projet insistent. D’abord la question n’est plus de savoir s’il faut, ou non, faire un tramway mais « simplement » de définir la ligne que l’on va construire. Ensuite, contrairement à la ligne A, le tramway suscite maintenant l’adhésion des strasbourgeois comme celle des élus locaux ce qui inscrit le projet dans un contexte où il n’apparaît plus nécessaire de le défendre. La réélection de C. Trautmann avec 52% des voix dès le premier tour est d’ailleurs analysée comme le signe d’un plébiscite du tramway. Enfin, les avis convergent pour convenir qu’à l’échelle de l’intercommunalité « la volonté de faire est une volonté partagée » (Adeus). En somme, et pour reprendre les termes de la sociologie de l’innovation, la perception dominante est que la concrétisation du projet ne suppose plus la mise en œuvre d’un travail « d’intéressement ». – Cette nouvelle dynamique se retrouve précisément à l’œuvre dans l’accord des maires des communes Nord auprès desquels la ligne A prend valeur de démonstration. Autrement dit, le choix d’une branche intercommunale est subordonnée à son acceptabilité politique et celle-ci prend corps dans le succès urbain, commercial et populaire de la ligne A voire dans la nouvelle représentation des transports publics urbains à l’échelle nationale. Mais le choix de desserte suppose tout autant l’accord de la CTS, co-financeur et co-décideur des branches à desservir. L’hypothèse que l’on peut alors invoquer pour interpréter cet accord renvoie à la situation territoriale locale et aux critères de rentabilité de l’exploitant. En effet, Bischeim, Schiltigheim et Hoenheim sont les seules communes qui, avec Strasbourg, ont une densité supérieure à 3000 habitants au km² et qui, des quatre options testées avec le projet de réseau, offrent donc le potentiel de clientèle le plus important. Par conséquent, le poids et les enjeux de l’intercommunalité dans le choix de desserte, choix majeur du projet s’il en est, reviennent, du point de vue de l’exploitant, à opter pour une solution satisfaisante en regard de ses critères de rentabilité81. Outre le choix d’une branche Nord, la desserte de l’université est votée au programme de la ligne B tandis que, pour résoudre les contraintes d’exploitation de cette branche Est, décision est prise de la compléter par un tronçon Sud-Ouest dont la viabilité avait été démontrée avec le projet de réseau. Le choix de cette troisième branche invoque deux avantages supplémentaires : d’un point de vue technique pour la recherche d’un nouveau dépôt et d’un point de vue politique pour préparer une autre ligne intercommunale. En dernier lieu, ces options sont également argumentées au nom de la flexibilité qu’elles autorisent dans le phasage du projet de réseau : elles conservent une capacité d’évolution suffisante pour s’adapter aux futures priorités de développement urbain et elles permettent de différer le choix à faire entre les réseaux à moyen terme 1 et 2 figurés plus haut. La ligne B peut ainsi être qualifiée comme un projet qui articule une logique politique, économique et technique. Trois déterminants des choix de desserte retenus et qui, s’enracinant dans le projet d’agglomération, dans la ligne A et dans le projet de réseau, trouvent à s’énoncer rapidement autour de critères préétablis, dont les conditions de compatibilité ont déjà été mises à l’épreuve avec les études de configuration du réseau et dans un contexte désormais favorable au tramway.
Des enjeux de requalification urbaine et d’efficacité du mode
La volonté politique assigne enfin au nouveau projet de s’inscrire dans la continuité de la première ligne. Les enjeux d’efficacité de l’infrastructure conservent toute leur place et il s’agit toujours de proposer une alternative à la voiture. En matière d’aménagement urbain, il s’agit aussi de reprendre les mêmes principes d’action que ceux arrêtés en 1989 : redistribuer la voirie aux dépends de la voiture, faire de la linéarité de l’infrastructure le support d’une « couture » et d’une intégration urbaines, poursuivre l’embellissement de l’espace public, instrumentaliser l’implantation de la ligne comme un levier de restructuration et de requalification urbaines. En la matière, la démonstration opérée à l’occasion de la première ligne est suffisamment convaincante pour ne soulever aucun débat particulier. La ligne B peut ainsi s’appuyer, dès le départ, sur les acquis de la ligne A. Avec les résultats des études de configuration générale du réseau, le principe de revalorisation des centralités périphériques est également acquis. Au même titre que les paramètres de coûts, de délais et de branches, ces principes d’efficacité et d’aménagement s’imposent comme des prescriptions à respecter. En dernière analyse, les finalités et les choix initiaux du projet peuvent se lire comme ceux de l’optimisation des logiques politiques (intercommunalité), économiques (rentabilité) et techniques (exploitabilité) et comme ceux d’un accord entre la CTS et la CUS et entre les élus strasbourgeois et les élus des communes Nord. Un accord dont le contenu apparaît bien comme le résultat des acquis de la ligne A et du projet de réseau au cours duquel nombre de compromis entre « logique urbaine » et « logique transport » ont été arrêtés. Le Conseil de Communauté approuve ce projet le 15 décembre 1995 et vote l’engagement des études pour une ligne B. C’est la première séquence de l’élaboration du projet dont les élus et la CTS sont les principaux protagonistes. Il a pour résultat d’énoncer des moyens et des fins qui ont valeur de prescriptions à partir et en vue desquelles les actions à venir doivent être dirigées. Dès lors, la mécanique pour concrétiser le projet est lancée, le chronomètre enclenché et le champ des acteurs va de nouveau s’élargir. Dans cette course contre la montre, outre la définition du budget, des délais, des destinations et des principes d’aménagement et d’implantation, qui ont la vertu d’être des prescriptions opératoires, on va voir que le projet est également doté de moyens humains et peut immédiatement s’appuyer sur un dispositif d’action éprouvé.