La construction d’un savoir sur le tourisme au Sénégal par les professionnels, les politiques et les salariés
La pratique touristique ne résulte pas seulement d’un déplacement hors du quotidien, elle est aussi le résultat d’une construction au préalable. Pour interroger cette pratique, il est nécessaire de comprendre la manière dont le savoir sur le tourisme est construit et véhiculé par les acteurs du tourisme (professionnels et salariés). En ce sens, il nous parait pertinent de recourir à la notion d’« ingéniosité hétérogène » telle que définie par Latour (1992). Appliquée au tourisme, cette notion d’« ingéniosité hétérogène » va nous permettre d’appréhender de quelle manière la mobilisation de savoirs et de savoir-faire sur le tourisme contribue au façonnement d’un imaginaire touristique au Sénégal (Amirou, 1995). Autrement dit, à partir de quels discours, de quels attributs, l’image du Sénégal se construit-elle, par qui et pour quel public ? Nous verrons ainsi les différents types de savoirs et savoir-faire apportés par le service physique et le service numérique pour produire une identité touristique sénégalaise. Le service physique fait référence à la communication de l’information par les professionnels en face à face (contact physique) et le service numérique renvoie à la communication de l’information par l’intermédiaire des technologies de communication (réseaux sociaux, internet etc.) La réflexion portera sur la façon dont les acteurs du tourisme construisent le tourisme au Sénégal en comparaison de l’image que les Sénégalais ont du Sénégal. D’une part, il s’agira de voir comment les professionnels utilisent les services en ligne et les services physiques pour véhiculer une image du Sénégal, et, d’autre part comment les salariés sénégalais, à travers leurs discours, montrent la manière dont ils construisent une image sur le tourisme au Sénégal. Autrement dit, comment les salariés perçoivent-ils où se représentent-ils le tourisme sénégalais ?
Savoirs et savoir-faire : une « ingéniosité hétérogène »
Le savoir-faire, tel que nous l’entendons ici, renvoie à « l’ensemble des capacités de maîtrise pratique des techniques au sein de l’appareil de production, telles qu’elles s’expriment dans la participation au procès de travail. » Barcet et alii (1985, p. 9). De ce point de vue, il correspond aux actes et gestes techniques acquis et incorporés dans la pratique (Malglaive 1990, p. 81 cité par Chevallier, 1991) Michel Valière et Valérie Kollmann 1987, p. 130). 214 Le plus souvent, le savoir-faire mobilise à la fois des connaissances, des objets, des produits et des représentations. Il serait ainsi composé de savoirs hétérogènes qu’on traduira par « ingéniosité hétérogène » pour reprendre Bruno Latour (1992) dans le but de composer le processus technique. De la même manière, les acteurs du tourisme dont nous parlons ici sont capables de mobiliser des savoirs et savoir-faire variés, en recourant à plusieurs critères et en mettant en jeu les perceptions visuelles et auditives en fonction des attentes et des besoins du public visé, afin de produire une identité par le tourisme et de promouvoir l’image d’une localité. Pour cela, ce sont les interactions physiques ou en ligne qui sont privilégiées en usant de la capacité d’anticiper et de prévoir qui est également une autre dimension du savoir-faire (Chevalier, 1991).
La production d’une identité touristique sénégalaise par les agences de voyage : l’usage du service en ligne
Dans un contexte technique en perpétuelle évolution, dans un monde de plus en plus connecté, les technologies de l’information et de la communication occupent une place significative dans l’orientation des touristes en fonction de leurs attentes et besoins. La distance géographique et culturelle explique que, souvent, les touristes se tournent vers les services en ligne (numérique) ou les guides de voyages pour organiser leurs déplacements. Dans le cas du Sénégal, la promotion de voyages à l’intérieur du pays est effectuée par des tours opérateurs internationaux (Quashie, 2009). Ce paradoxe alimente de nombreux imaginaires occidentaux mobilisés et projetés dans le discours de la promotion touristique du Sénégal (Quashie, 2009). Ces tours opérateurs internationaux qui servent de guides touristiques entretiennent de nombreuses idées reçues, décelées dans les plateformes digitales et numériques visant à promouvoir le rêve (Courade, 2006, cité par Quashie 2009). Il faut souligner que le travail de guide touristique, qu’il se présente sous la forme d’ouvrages ou d’outils numériques, s’est libéralisé peu à peu, en particulier avec la prolifération des moyens de communication, des réseaux sociaux, numériques et digitaux. L’utilisation des applications digitales et numériques accessibles aujourd’hui à un large public (Gartner, 2015) et offrant plusieurs services touristiques (Want, 2009) confère la possibilité aux utilisateurs d’accéder aux savoirs mobilisés par les professionnels du tourisme. Par ailleurs, l’usage de ces nouvelles technologies notamment les applications, les sites web, les médias sociaux, la 215 réalité virtuelle favorise l’accès à l’information sans avoir à se déplacer (Badot et Lemoine, 2013). Face à cette réalité, les comportements de recherche d’information, les modèles de choix de destination (Fesenmaier, Werthner, & Wöber, 2006) ainsi que les systèmes de recommandation (Borràs, Moreno, & Valls, 2014) prennent une autre tournure. Non seulement ils sont virtuels, mais fondés sur des savoirs et savoir-faire jugés et choisis par les professionnels du tourisme. Cependant, même si la question des interactions sur internet (Revillard, 2000), du rapport entre l’utilisation du service en ligne ainsi que du service physique (Helme-Guizon, 2001) par les acteurs du tourisme (professionnels et utilisateurs) demeure jusqu’ici peu étudiée (Cliquet et Dion, 2002), notre intention ici est de poser la question des savoirs et savoir-faire, plus précisément des attributs, des données et des discours mobilisés par les professionnels du tourisme pour construire une image du Sénégal. Pour obtenir des informations détaillées sur cette manière de produire et de véhiculer une identité territoriale, notre première démarche a consisté à consulter les catalogues de voyages et les applications en ligne, dans lesquels sont mobilisés ces savoirs et savoir-faire afin d’orienter le choix et le processus décisionnel du public ciblé. C’est donc en ce sens que nous avons effectué une recherche complémentaire de la littérature scientifique sur l’innovation et les nouvelles technologies de l’information et de la communication à usage touristique, sur le comportement de mobilité des consommateurs, sur les usages du numérique et du digital (applications, médias sociaux, sites web) par les professionnels. Sur 100 photos analysées, émanant de 15 dépliants et spots publicitaires (été-hiver 2014- 2015) que nous nous sommes procuré dans les agences de voyages françaises et sénégalaises, nous découvrons que, hormis le soleil omniprésent, peu d’images mettent en valeur les paysages exotiques et la végétation luxuriante. La vente d’un tourisme « safari-photo » pour découvrir les animaux sauvages est aussi peu représentée dans les dépliants consultés. En revanche, la mise en scène de la vie quotidienne sénégalaise (marchés, artisanat, pêche), ainsi que les scènes à connotation exotique (danse, folklore, cuisine etc.) sont abondamment représentées dans les discours des voyagistes. Mais il faut souligner que les hôtels, les piscines et les plages associées au soleil constituent l’essentiel du discours que les promoteurs du tourisme sénégalais mettent en avant pour vendre la destination Sénégal. Au fond, ces indicateurs ne sont-ils pas révélateurs d’un emploi du temps touristique ou l’on passe une bonne moitié du séjour dans une ambiance de luxe ? En effet, les images des brochures 216 publicitaires semblent construire, d’une part, une image d’un Sénégal qui regorge d’un confort à l’occidentale (hôtels, piscines etc.) que les touristes occidentaux souhaitent retrouver sur place. Et, d’autre part, ces images visent à les séduire en leur vendant du dépaysement, à travers des éléments du paysage, de la faune, ou de la population, qui possède un capital « exceptionnel » en termes d’hospitalité, en proposant de belles rencontres, des « habitants aux sourires chaleureux », « beaux », « gentils ». Ainsi, pour illustrer ces propos, observons ces éléments du discours sélectionnés parmi des catalogues de voyages : « Arbres, fleurs, oiseaux animaux, un véritable paradis sur terre s’offre à vous au cœur de 130 hectares de végétation…Son créateur a su réaliser un lieu unique ou la nature est reine » (Soleils et Sables, Nouvelles Frontières, Collection 2015, Séjours, p.78) « Le Sénégal offre une diversité culturelle et naturelle. Il faut se laisser vivre au rythme de ce pays chaleureux, de son peuple accueillant qui vit en musique et dont la cuisine est une des plus diversifiées d’Afrique, y découvrir les plages de la Petite Côte, bordée d’une nature luxuriante face à l’Océan Atlantique. » (Jet tours, Séjours Lointains, Hiver 2014/2015- été 2015) « Un cadre d’exception dans une ambiance conviviale ou l’authenticité africaine s’allie à la qualité des services et à la gentillesse des personnes » (Soleils et Sables, Nouvelles Frontières, Collection 2015, Séjours, p.77) Les promoteurs du tourisme au Sénégal contribuent ainsi à construire l’imaginaire d’un tourisme d’aventure, mystérieux, teinté de traditions et de rites, où le touriste est mis en scène comme « explorateur ». Par ailleurs, du fait de sa position géographique, le Sénégal apparait dans le discours des voyagistes comme la « porte de l’Afrique », renforçant ainsi cette image d’un carrefour entre Occident et Afrique (Quashie, 2009). Rares sont les images et arguments mettant en avant une dimension culturelle du Sénégal, comme cela peut être le cas dans les autres pays de la sous-région tels le Mali, le Burkina Faso, le Cameroun etc. (Quashie, 2009). En pensant ainsi l’espace sénégalais comme une « scène » dont les professionnels du tourisme seraient les « metteurs en scène », donnant à chaque argument, à chaque décor et chaque image un rôle à jouer, nous interrogeons ici la face concrète des multiples processus qui contribuent à la production et à la diffusion des images qui donnent sens au pays. C’est pourquoi, en considérant les arguments cités ci-dessus, nous nous sommes penché sur d’autres types d’images, de discours et d’autres types d’attributs associés au tourisme au Sénégal et 217 véhiculés par les tour-opérateurs internationaux. Dans cette perspective, notre attention s’est également portée sur le spot publicitaire mettant en scène une identité visuelle des atouts touristiques du Sénégal. Le projet visuel comprend la « mise en tourisme » de la « Téranga » (hospitalité) sénégalaise, des observatoires d’animaux (Lions, Hippopotames, Girafes, etc.), des paysages, ainsi que de la « chaleur », du « soleil ». Le discours qui suit, émanant d’un spot publicitaire du Ministère du Tourisme et des Transports Aériens (MTTA) en témoigne : « En arrivant au Sénégal, on avait en tête cet accueil chaleureux qu’on trouve partout ici, une chaleur qui se lit sur les visages et qui se partage tout le temps. Ici ils appellent ça la Téranga. Ce qui nous a le plus touché ici, c’est la gentillesse des gens, tous ces sourires qui nous ont fait oublier la grisaille, ces paysages magnifiques et ce soleil si chaud qui brille tout le temps. Ah soleil ! Du soleil partout, du soleil sur les corps, du soleil dans les cœurs. La plus belle chose qu’on ait ramené du Sénégal, c’est de la chaleur humaine. Venez au Sénégal tout un pays vous attend. » C’est le consommateur qui est mis en scène, posant la problématique de l’hospitalité, l’ « accueil chaleureux » souvent associé à l’image du Sénégal déterminant une entrée spontanée dans le pays. Ce discours du spot publicitaire vient aussi confirmer cette posture de l’hôte « gentil », « souriant » et accueillant les touristes à bras ouverts. Les acteurs fabriquent ainsi des relations sociales affectives, vécues, qui relient l’individu à d’autres individus par des liens interpersonnels et/ou de groupe : ce sont les sociabilités (Quéré, 1988). La maison familiale, exposée dans le film, est un espace clé de la construction de cette sociabilité. Elle est le lieu de passage obligé, de cristallisation des rapports sociaux. On y trouve une sociabilité collective qui se poursuit en sociabilité interindividuelle, par l’échange de petits services, comme en témoigne sur la vidéo la jeune femme sénégalaise, à l’allure si fière, prenant en photo le couple occidental. On voit ici que l’identité sénégalaise est représentée par des groupes porteurs de comportements de ces sociabilités spécifiques. On touche ici à la question de l’image du Sénégal et aux pratiques résidentielles.