Le projet, un nouveau mythe mobilisateur ?
Les sociétés occidentales semblent être saisies par une frénésie de projets. Il n’est plus de situation problématique dont on ne puisse sortir par le recours à une démarche de projet[1]. Les projets d’orientation, projets d’établissement, projets professionnels, projets de services, projets d’entreprises, projets de développement sont autant de panacées qui doivent permettre à l’élève en difficulté de sortir d’une situation d’échec scolaire, à une équipe pédagogique de se ressouder, à un chômeur d’entamer un parcours d’insertion, à des fonctionnaires d’échapper à la sclérose des routines bureaucratiques, à une entreprise de refonder son identité productive et à un territoire de mobiliser ses forces vives.
Les politiques urbaines ne font pas exception à la règle. On y a vu dans les deux dernières décennies se multiplier les références au projet : projets d’agglomération, projets de ville, projets urbains, projets de quartier. Quelle signification peut-on donner au recours de plus en plus fréquent à cette notion dans ce domaine spécifique de l’action publique ? Pour certains auteurs, le projet serait un avatar des « conduites d’anticipation »[2], caractéristiques de la modernité occidentale, de son obsession de la maîtrise du temps prospectif et de son inclinaison volontariste à maîtriser la nature. Dès lors, le projet ne serait qu’un nouveau label donnant à des pratiques éprouvées de planification urbaine l’attrait du neuf. D’ailleurs, l’apparition des démarches de projet dans les villes européennes à partir du milieu des années 1980 est parfois interprétée comme le signe d’un renouveau des pratiques de prévision et de planification urbaine[3]. Après le reflux planificateur des années 1970 et du début des années 1980 qui ont vu bon nombre de prévisions invalidées par le ralentissement de la croissance et une grande partie des plans urbains rendus inopérants par la raréfaction des ressources, la floraison des projets urbains et projets de ville serait le signe d’un regain du volontarisme politique en matière de politiques urbaines. En effet, à partir des années 1980, on a pu voir les acteurs des politiques urbaines reprendre les rennes de la prospective et de la planification urbaine, construire des stratégies de développement et d’internationalisation et susciter des mobilisations territoriales autour de ces stratégies[4], incités qu’ils étaient par les processus de décentralisation et de recomposition des politiques territoriales de l’Etat, par la construction européenne et l’ouverture du Marché Unique.
Le projet, signe de fragmentation ou de recomposition de l’action publique urbaine ?
Le présent travail porte sur les projets urbains et projets de ville, autrement dit sur des processus de requalification et/ou de planification urbaine qui ont pour vocation d’impulser des transformations d’une partie ou de l’ensemble de la ville, de sa forme physique, de sa base économique mais aussi de son image afin de la positionner de manière favorable dans la compétition inter-urbaine. Il s’agit de savoir si, et comment, ces processus participent d’un processus d’institutionnalisation des villes comme espaces politiques. L’institutionnalisation est définie ici comme le processus par lequel un espace politique s’impose progressivement comme espace à l’intérieur duquel les acteurs et les groupes construisent des stratégies et orientent leurs actions en fonction de la structure des opportunités qu’offre cet espace et en fonction des anticipations qu’ils font des actions que d’autres acteurs et groupes conduisent à cette même échelle. L’institutionnalisation d’un espace politique est aussi le processus par lequel une capacité d’action collective se construit à l’échelle de cet espace à mesure que les acteurs le choisissent comme échelle de calage de leurs stratégies et qu’ils découvrent les intérêts communs, les interdépendances et les conflits d’intérêt qui les y lient à d’autres acteurs. Enfin, nous parlerons ici d’institutionnalisation comme du processus qui voit, au sein d’un espace spécifique, des règles, normes, procédures et routines particulières s’imposer aux acteurs et aux groupes qui y opèrent[1].
Notre approche de l’institutionnalisation emprunte, par certains aspects, à celle privilégiée par Olivier Nay dans son étude de la région Aquitaine, tout en s’en écartant radicalement sur certains autres[2]. Nous retiendrons volontiers sa définition de l’institutionnalisation comme processus, inscrit dans le temps long, par lequel des règles de comportement, des systèmes de significations partagés, des liens d’interdépendance entre un certain nombre d’acteurs et de groupes se stabilisent non pas tant par la grâce « d’un ensemble d’actes sociaux instituants »[1] mais au fil des interactions réitérées mettant en relation ces acteurs et ces groupes. Cette définition a l’avantage de donner à voir l’institution non pas comme entité repérable à ses « organes » de pouvoir ou aux « fonctions » qu’elle exerce, mais comme « ensemble de modèles de comportement et de systèmes de valeurs partagés par une communauté sociale, et qui, par leur stabilité et leur récurrence, orientent les pratiques et les conduites des acteurs sociaux »[2]. Ces règles et significations s’actualisent, s’éprouvent, se reproduisent et/ou se modifient dans et par les interactions, considérées ici comme des pratiques récursives qui, à la fois, sont informées par les règles institutionnalisées et contribuent à donner forme à ces règles.
Le projet entre interactions et institution
C’est précisément cette question que l’analyse de la forme d’action « projet » dans les politiques urbaines permet de traiter. En effet, le projet permet d’articuler deux types de lecture des processus de gouvernance urbaine : la perspective échangiste-agrégative, d’une part ; la perspective institutionnelle-intégrative d’autre part[1]. La perspective échangiste-agrégative considère la construction des politiques publiques et l’institutionnalisation d’un ordre politique comme des processus à haut degré d’interaction entre acteurs, groupes et institutions. Dans cette configuration, le gouvernement assume une activité d’agrégation des préférences collectives à travers la disposition de moments et d’espaces de négociation et de médiation entre coalitions et intérêts constitués. Dans la perspective institutionnelle-intégrative, le gouvernement est légitimé à avoir un rôle plus externe, voire « éducatif » vis-à-vis de la société, à imposer –ou socialiser les acteurs à- des visions d’un futur désirable et les comportements et normes idoines[2]. Le système politique est dépositaire de buts et de valeurs et les institutions ont une légitimité à décliner de manière relativement autonome ces buts et valeurs en politiques publiques. Si cette distinction est d’un grand intérêt analytique, elle a aussi vocation à être dépassée. L’intérêt de l’objet « projet » est justement de permettre d’affronter simultanément l’aspect négocié et agrégatif, d’une part, et l’aspect institutionnel et intégratif, d’autre part, des modes de gouvernance urbaine et d’examiner comment ces deux dimensions interagissent, se renforcent réciproquement pour faire émerger les villes comme espaces et comme acteurs politiques.
Nous nous situons volontiers dans un sillon théorique tracé par March et Olsen et consistant à prendre acte de l’apport des théories échangistes de l’institutionnalisation de l’ordre politique tout en leur adjoignant un « complément institutionnel »[3]. L’activité des acteurs et institutions du gouvernement urbain dans les dispositifs de gouvernance urbaine peut alors être conçue comme une activité contribuant à structurer les contraintes à l’intérieur desquelles ont lieu les échanges, les interactions entre les acteurs publics et privés des politiques urbaines, sans surdéterminer le produit de ces échanges et interactions. Dans le cas des projets, notre hypothèse est que cette activité de structuration ne prend pas tant la forme d’un contrôle strict des objectifs, des normes d’action et de comportement, des règles et des identités qui sont construits au fil du processus de projet, que celle de la mise en œuvre des conditions favorables à l’émergence effective de ces objectifs, normes, règles et identités dans ce processus.