L’innovation un mal nécessaire ?
« L’innovation est le changement d’une coutume, d’une chose établie depuis longtemps. En bonne politique, toutes les innovations sont dangereuses. » (Dictionnaire universel d’Antoine Furetière 1690) Cette définition, un tantinet provocatrice, foule au pied la symbolique hautement positive et progressiste que revêt la notion à l’heure actuelle. Pourtant, tel n’a pas toujours été le cas. Cros (1999) dans son approche historique du concept, nous rappelle que l’innovation a longtemps suscité la défiance. Jusqu’au XXème siècle dans le milieu religieux notamment, innover revenait à remettre en question un ordre établi par le divin : « en arabe « bib’ a » signifie à la fois nouveauté et hérésie » (Cros, 1999,129). Son acception positive est donc relativement récente, elle est un héritage du milieu de l’entreprise. C’est dans ce cadre que l’innovation en tant que bénéfice économique prend corps. Elle véhicule alors l’idée de plus-value, dans un mouvement de progrès permanent, qui va peu à peu s’étendre au domaine social, puis éducatif dans les années 1960. C’est ce que Cros exprime en ces termes : « de nos jours, celui qui innove est moderne, il est de son temps et celui qui n’innove pas est un passéiste, un routinier, un conservateur, un légaliste dans ce que cela peut avoir d’immobile et de rétrograde. Pour être de son époque, il faut innover, faire preuve d’initiative, de créativité dans un milieu en continuel changement. »121 Pour autant l’innovation est-elle nécessairement un bien ? Si c’est plus ou moins le point de vue que nous trouvons développé sous la plume d’Huberman lorsqu’il écrit : « Une innovation est une amélioration mesurable, « délibérée, durable et peu susceptible de se produire fréquemment. » (Huberman, 1973, 7), on peut être amené à penser que l’innovation tend vers une amélioration de la société. Or, certains exemples historiques nous ramènent à l’existence d’innovations barbares, dans le sens d’allant à l’encontre des valeurs morales ; on peut prendre pour exemple la guillotine ou la bombe atomique qui d’un certain point de vue, peuvent conduire à des « améliorations » substantielles d’une société donnée, jugée perfectible ; en ce cas l’innovation peut constituer une régression, conduire à la déprédation plutôt qu’au progrès. On comprend dès lors que l’innovation appelle un jugement de valeur, un positionnement idéologique et politique qui permet, au nom de l’éthique, d’en apprécier la légitimité et la pertinence (Marsollier, 1998). De fait, l’innovation est porteuse d’idéologies inhérentes à l’intentionnalité de l’innovateur, mais qui ne participent cependant pas de l’appréhension de l’objet dans toute sa dimension.
L’innovation en éducation et en formation : dans quels sens innover ?
Dans le domaine économique, il est courant d’associer le terme d’innovation à celui d’invention. Le téléphone, l’internet, le caméscope numérique sont autant de produits communément désignés comme des inventions. En éducation, l’introduction dans la classe d’un outil didactique (le tableau numérique par exemple) ne présage en rien d’une évolution du rapport maître-élève ou des pratiques de l’enseignant (Cros, 1999). Il en va de même de la mise en œuvre de méthodes pédagogiques (Freinet ou Montessori par exemple) : elles n’ont pas d’existence en dehors de l’engagement de l’acteur. Ainsi, l’innovation, n’est pas le produit, l’objet-innovant en lui-même, mais le produit ancré dans un usage social, adapté aux exigences du contexte, lieu de son introduction. En outre, en sciences humaines, le concept d’innovation est souvent associé à l’idée de résolution de problème : « ce qui caractérise l’activité professionnelle est dorénavant bien plus la capacité à trouver des solutions novatrices à une multitude de problèmes qu’à appliquer des règles, des textes ou modes opératoires qui ne traitent pas ces problèmes » (Alter (2000, p.IX). L’innovation vient en réponse à un problème personnel, économique, professionnel, etc. clairement identifié. Elle naît d’un besoin de performance. Dans une période où l’école française s’interroge précisément sur sa capacité à garantir la performance de ses élèves, cette inquiétude se traduit par la floraison de tests à l’échelle nationale (évaluations nationales depuis le CP jusqu’en CM2) ou internationale (PISA) dont l’ unique fonction, de notre point de vue, est d’évaluer l’ampleur du mal par une prise régulière de la température du patient « élève », légitimée par la volonté officielle affichée d’apporter une remédiation aux difficultés ainsi identifiées. Dans une telle période donc, il n’est pas étonnant que l’on retrouve, dans les directives ministérielles concernant l’innovation à l’école, la logique processuelle problème innovation-solution bénéfice-performance, héritée du domaine entrepreneurial, que nous avons déjà évoqué.Elle s’exprime d’abord dans l’idée que l’innovation n’est pas une fin en soi, mais une réponse à une situation problématique : « On n’innove pas pour innover, mais pour répondre à un besoin ou une difficulté, constaté localement ou nationalement » (ministère de l’Éducation nationale, 2011,2) ; cette idée est reprise un peu plus loin, à travers la subordination de l’expérimentation à l’obtention de résultats quantifiables (performances des élèves) in fine : « La loi reconnaît donc le droit aux écoles et établissements publics locaux d’enseignement (EPLE) de mettre en place des expérimentations pédagogiques. L’autonomie dont disposent les EPLE doit leur permettre de recourir aux marges de manœuvre offertes par l’article 34 de la loi pour améliorer leurs performances et la réussite de leurs élèves. » (Ministère de l’Éducation nationale, 2011,2). Néanmoins, nous sommes tentée de voir dans ce discours officiel, le signe de l’ouverture d’un espace, à la marge du système scolaire, en banlieue (Meirieu, 2002), qui rend possible la recherche de solutions qui pourront, ultérieurement, intégrer le système. Or, l’institution récuse dans sa conception de l’innovation, toute idée de scission, il s’agit d’innover à l’intérieur du cadre institutionnel : « Innover, ce peut être « faire un pas de côté », la réussite des élèves ne nécessitant pas forcément de modifier l’ensemble des pratiques usuelles. » (Ministère de l’Éducation nationale, 2011,7) Certes l’innovation, n’est pas une révolution, elle n’est pas une rupture brutale et radicale avec un ordre établi ; il ne s’agit pas, comme a pu l’affirmer Schumpeter en son temps à propos de l’économie, de faire table rase du passé pour créer le nouveau. Le nouveau, première caractéristique de l’innovation en éducation et formation selon Cros (1999), est un nouveau subjectif, attaché au point de vue de l’acteur. Ce qui signifie que ce qui est nouveau pour un individu donné, ne le sera pas nécessairement pour un autre ; dans ce cas, la nouveauté n’est pas systématiquement synonyme d’invention, ce peut être une réitération de l’ancien, de pratiques qui ont fait leurs preuves en d’autres lieux et/ou dans un autre temps. Étant entendu que : « l’innovation peut n’être pas fondamentalement nouvelle. Il suffit qu’elle le soit pour les personnes engagées et pour l’ensemble considéré » (Cros, 1993, 31)., l’innovation n’a d’existence qu’en référence à un contexte particulier défini par des dimensions politiques, éducatives, économiques, etc. Il n’est possible d’envisager l’innovation en tant que nouveauté que par rapport à l’existant, la routine. Elle est un dépassement d’un système stabilisé, normé de règles et de pratiques. En ce sens, l’innovation relève du changement, « mais pas un changement adaptatif inconscient, c’est un changement délibéré, intentionnel et volontaire » (Cros, 1999, 133). Un changement mû par une volonté agissante dont les motivations, forces de décisions, peuvent être liées à la nécessité de résoudre un problème, mais pas exclusivement.
Innover : qui ? Pourquoi ?
Ces questions sont centrales en regard de notre objet d’étude qui allie formation et innovation. Elles nous conduisent en premier lieu, à explorer la question de l’individualité : qui innove ? Peut-on innover seul ou l’innovation n’a-t-elle de pertinence que dans un mouvement collectif ? De ce point de vue, l’Education nationale adopte un positionnement qui consiste à considérer que l’innovation en éducation et en formation procède d’un double mouvement à la fois individuel et collectif. La démarche d’innovation, si elle est une « démarche individuelle de l’enseignant, dans sa classe, pour modifier sa pratique professionnelle, [elle] est aussi une démarche collective, à l’échelle d’une école, d’un établissement ou d’un réseau d’établissements pour promouvoir l’excellence, lutter contre les inégalités et améliorer la réussite de chacun des élèves. » (Ministère de l’Education nationale, 2011, 2). Pourtant, il nous apparaît que c’est davantage l’initiative individuelle dans sa faculté à impulser un changement collectif qui est mise en avant, plutôt que l’innovation en tant que processus individuel de changement : « L’innovation, même si elle peut trouver son origine dans une initiative individuelle, nécessite d’être travaillée et enrichie dans le cadre d’une démarche diagnostique, conduite sous l’impulsion du chef d’établissement, du directeur d’école ou de l’IEN et en collaboration avec les enseignants. » (Ministère de l’Education nationale, 2011, 16). De fait, au final, c’est le mouvement de changement généré par le groupe qui détermine les évolutions individuelles dans un mouvement extérieur au sujet. L’innovation individuelle n’est pas une innovation, elle n’est que l’amorce de l’innovation, elle ne le devient que lorsqu’elle est reprise, testée par d’autres acteurs, lorsqu’elle s’inscrit dans une dynamique collective, lorsqu’elle se socialise (Alter, 2000). Pour autant, des auteurs comme Alter (2000), Heyworth (1999) ou Marsollier (1998), questionnant l’engagement dans l’innovation, placent l’enseignant au cœur du processus et non à sa périphérie. Sans cet engagement, nul transfert de l’innovation, nulle réactivation dans un nouveau contexte. Aucune innovation n’est envisageable en dehors 258 du charisme de ses initiateurs, quels qu’ils soient (l’institution, l’enseignant lui-même dans sa classe, le (s) chercheur (s)). L’innovation est donc en quelque sorte une prise de position politique de l’acteur quant aux missions de l’école, une démarche optimiste, l’affirmation qu’il est possible de faire quelque chose pour…