Perspectives comparatives et raisons d’une faible valorisation
Nous l’avons vu, les cathédrales bretonnes font l’objet de plusieurs types de valorisation – cultuelle, culturelle, touristique. Si la valorisation cultuelle, propre à la fonction de ces édifices, est à quelques exceptions près similaire dans chaque cathédrale, il en est autrement des deux autres types de valorisation. La valorisation culturelle est plus ou moins importante, les supports de médiation sont de nature diverse, lorsqu’ils existent. Ces différences peuvent également être constatées dans la valorisation touristique des cathédrales. Il s’agit donc ici de déterminer les raisons qui expliquent ces différences. En outre, si ces types de valorisation ont le mérite d’exister et de faire vivre les cathédrales bretonnes, nous pourrions nous attendre à une valorisation plus poussée, au regard du symbole très fort que constituent les cathédrales gothiques. Nous nous attacherons donc également à déterminer les éléments qui justifient une moindre valorisation des cathédrales par rapport à d’autres monuments historiques que sont les châteaux, qui sont eux aussi un symbole bien présent dans l’imaginaire collectif.
Un éparpillement des actions et des moyens dû à une multiplicité des acteurs en présence
Comme nous avons pu le présenter précédemment, les acteurs qui gravitent autour des cathédrales sont nombreux. Cette multiplicité des acteurs est selon nous un frein au développement d’une politique de valorisation globale et efficace, d’autant plus que ces acteurs ont des raisons d’être très diverses. L’existence de relations partenariales est variable d’une ville à l’autre. À Dol-de-Bretagne, il existe des liens formels ou informels entre certains acteurs de la valorisation de la cathédrale : l’association ARCAD est présidée par le conseiller municipal délégué au Patrimoine121, et vice-présidée par une salariée de l’office de tourisme. L’office de tourisme est parfois en relation avec le CathedralOscope pour apporter une proposition de découverte complémentaire aux scolaires. À Saint-Malo, la valorisation de la cathédrale relève surtout des activités de la paroisse, qui entretient des liens avec les guides touristiques pour des visites ponctuelles. Il en va de même pour la cathédrale Saint-Tugdual de Tréguier. Les partenariats autour de la valorisation de la cathédrale de Saint-Pol-de-Léon sont aussi faibles puisque c’est la paroisse qui mène les quelques activités de valorisation, en partenariat avec la SPREV durant la période estivale. À Quimper, la situation est tout autre. En effet, il existe de bonnes relations partenariales entre la paroisse et la municipalité d’une part et la municipalité et l’office de tourisme d’autre part, ce qui permet à la cathédrale Saint-Corentin de bénéficier d’une valorisation intéressante, d’un point de vue qualitatif et quantitatif. À Vannes, les actions de valorisation sont principalement menées par l’association des Amis de la Cathédrale. Les activités proposées par la Ville doivent se développer progressivement, en lien avec la paroisse. À Nantes, l’office de tourisme a reçu une délégation de service public de la Ville pour les visites guidées liées à la cathédrale. Si les trois principaux acteurs de la valorisation de la cathédrale – l’association des Amis, la Ville, l’office de tourisme – ont des relations de fait avec la paroisse, les liens entre eux sont faibles voire inexistants. Néanmoins, nous constatons une bonne intelligence collective qui fait de la cathédrale de Nantes l’une des cathédrales les mieux valorisées sur le territoire de la Bretagne historique. En outre, les projets à venir, menés par la DRAC en lien avec l’affectataire, vont accroître la valorisation de cette cathédrale. Nous pouvons ainsi constater un problème fondamental qui est une absence générale de coordination entre les acteurs. Si les paroisses peuvent être en lien avec les pouvoirs publics – les services municipaux ou étatiques – pour des questions liées aux travaux et à la restauration des monuments, la valorisation reste principalement gérée par l’affectataire et/ou les associations. Cela questionne les relations entre l’État et l’Église. En effet, nous pourrions légitimement nous attendre à ce que l’État ou la collectivité locale, en tant que propriétaire, tienne une place prépondérante dans la valorisation culturelle et touristique des cathédrales, en bonne intelligence avec l’Église et les activités cultuelles menées en tant qu’affectataire. Le fait qu’il en soit autrement, que ce soit l’affectataire qui décide de tout ou presque, interroge sur les relations entre l’État et l’Église et sur le sort des monuments religieux en tant que lieux de patrimoine. Les entretiens avec la plupart des prêtres en charge des cathédrales nous ont d’ailleurs poussé à nous questionner sur la réalité de la fonction patrimoniale des cathédrales. Ainsi, l’idée émise dans la citation suivante revient fréquemment : « La paroisse gère toutes les activités de la cathédrale, dans la mesure où l’Église est l’affectataire des lieux. L’utilisation de la cathédrale est affectée de manière exclusive, permanente, gratuite : le culte reste la seule activité, constamment ». Les cathédrales qui font l’objet d’une valorisation par les pouvoirs publics sont celles de Quimper, Nantes et Vannes, villes labellisées « Villes d’Art et d’Histoire ». Nous ne pouvons donc que constater un certain retrait des pouvoirs publics dans la valorisation de la plupart des cathédrales. L’État ne joue qu’un rôle très faible, voire inexistant en dehors des trois villes citées plus haut, dans la valorisation de ces édifices, où son action reste encore surtout limitée à la restauration des bâtiments, ce qui correspond aux missions historiquement assignées aux DRAC même si cela tend à évoluer. La question de la laïcité en France est toujours très épineuse et ressurgit fréquemment dans le débat public, ce qui peut être à l’origine, selon nous, d’une forme de mise à distance de l’État par rapport aux activités qui pourraient être menées dans les cathédrales. En outre, il existe un certain flou juridique qui ne permet pas d’assurer de bonnes relations partenariales dans chaque cathédrale en vue d’une valorisation efficace. Comme l’explique Pierre-Henri Prélot, « la question des visites, les compétences respectives de l’autorité publique propriétaire et de l’affectataire religieux en matière de valorisation patrimoniale ne sont en aucune façon définies. Le propriétaire n’a pas le droit d’utiliser l’édifice à son propre avantage et l’affectataire ne peut le faire qu’à des fins religieuses. […] À défaut de pouvoir trouver dans la loi de 1905 un fondement pour la mise en œuvre d’une politique patrimoniale, c’est sous la condition de l’accord du clergé affectataire, aujourd’hui formalisé dans des conventions, que les collectivités propriétaires ont pu engager des actions de valorisation de leurs édifices religieux. ». D’une manière générale, nous percevons dans la situation actuelle une tiédeur des pouvoirs publics à s’engager dans la valorisation des cathédrales bretonnes du fait de l’affectation de ces monuments au culte, ce qui complexifie les moyens d’action, et parallèlement, l’affectataire des cathédrales qui ne souhaite pas une présence trop importante des pouvoirs publics afin de conserver la prérogative sur les activités qui lui permettent de promouvoir le culte. En dehors des pouvoirs publics, l’action des autres acteurs est elle aussi très contrastée. Les outils de sensibilisation – tels que les panneaux informatifs – et les activités de valorisation des cathédrales, principalement les visites guidées, réalisées par les paroisses ont toujours pour but la sensibilisation à la religion catholique, à son histoire, à ses dogmes, à sa transcription dans le monument. Les activités de valorisation culturelle autorisées par l’affectataire ont également pour but de sensibiliser, « d’évangéliser » les participants : « Il n’y a pas d’antagonisme car concernant les visites culturelles organisées elles peuvent être un point de départ pour une visite cultuelle. C’est déjà une action d’évangélisation. ».
Les cathédrales de Quimper et de Nantes
une valorisation plus développée qui résulte de plusieurs facteurs Nous l’avons vu, les cathédrales Saint-Corentin de Quimper et Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Nantes ont une valorisation culturelle et touristique plus dense et plus diversifiée que celle que l’on peut relever dans les autres cathédrales bretonnes, de par l’offre de visites guidées et d’ateliers pour le grand public et les scolaires, ainsi que par le nombre des concerts et leur nature – si la majorité des concerts relèvent du caractère cultuel du lieu, ce n’est pas la totalité. Nous nous sommes donc interrogée sur les éléments qui expliquent ce fait. Notre travail de recherche nous a permis de faire ressortir trois facteurs qui justifient cette différence de valorisation : la labellisation « Ville d’Art et d’Histoire » des villes de Quimper et Nantes, les importantes campagnes de restauration dont les cathédrales ont fait l’objet et, ce qui nous semble essentiel, la vision qu’ont les affectataires de la cathédrale en tant que lieu de patrimoine. Tout d’abord, lors des entretiens téléphoniques, les agents municipaux ont systématiquement mentionné l’existence du label « Ville d’art et d’histoire » dans les villes concernées – Quimper, Vannes et Nantes. Créé en 1985, ce label « qualifie des territoires, communes ou regroupements de communes qui, conscients des enjeux que représente l’appropriation de leur architecture et de leur patrimoine par les habitants, s’engagent dans une démarche active de connaissance, de conservation, de médiation et de soutien et à la qualité architecturale et du cadre de vie » 123. Dans les villes labellisées, un service dédié à l’animation du patrimoine existe et permet de développer des actions de sensibilisation auprès de divers publics, en lien avec les autres acteurs institutionnels ou associatifs qui mènent des actions en faveur du patrimoine sur le territoire. La labellisation « se traduit par la signature d’une convention « Ville d’art et d’histoire » ou « pays d’art et d’histoire », élaborée dans une concertation étroite entre le ministère de la Culture (directions régionales des affaires culturelles et direction générale des patrimoines) et les collectivités territoriales. Elle définit des objectifs précis et comporte un volet financier » et permet le recrutement, sur concours, d’un animateur du patrimoine qui assure la coordination des activités de valorisation du patrimoine124 . L’impact de ce label sur les cathédrales est contrasté. À Quimper, le service municipal dédié au patrimoine est bien actif et dispose d’un programme de valorisation conjoint avec l’office de tourisme, tout en entretenant de bonnes relations avec la paroisse. À Nantes, la délégation de service public à l’office de tourisme a conduit à un certain désengagement de la Ville en ce qui concerne la valorisation du patrimoine mais la labellisation en 2000 a permis de donner un élan à la valorisation de la cathédrale par les acteurs institutionnels. Deux autres cathédrales bretonnes se trouvent également sur un territoire labellisé : les cathédrales Saint-Pierre de Vannes et Saint-Paul-Aurélien de Saint-Pol-de-Léon, qui sont pourtant moins valorisées que les deux cathédrales précédemment citées. La valorisation de la cathédrale de Vannes est assez peu liée aux activités menées par la Ville. Cette dernière a été labellisée en 1990 mais n’a pas demandé le renouvellement du label à son arrivée à échéance, en 2010125 . Ce renouvellement et le recrutement d’une animatrice du patrimoine n’ont eu lieu qu’en 2019, ce qui peut expliquer une moindre valorisation actuelle de la cathédrale de la part des services municipaux, la réflexion sur de nouveaux projets étant en cours. La cathédrale de Saint-Pol-de-Léon est située sur le territoire du Pays de Morlaix, labellisé « Pays d’art et d’histoire » depuis 2006 et dynamique en termes de valorisation du patrimoine. Pourtant, la cathédrale ne bénéficie pas de ce dynamisme et est très peu valorisée. Si la labellisation est un facteur qui peut expliquer une plus grande valorisation des cathédrales de Quimper et Nantes, ce n’est donc pas le seul. Ces deux cathédrales ont un autre point commun qui a été un facteur de développement de leur valorisation : elles ont fait l’objet d’importantes campagnes de restauration. À titre d’exemple, la cathédrale Saint-Corentin de Quimper a subi d’importants travaux de 1988 à 2008, qui ont concerné le chœur, la nef, les transepts, le grand orgue, les tours, les flèches et le portail occidental pour un coût « d’environ 15 millions d’euros financés par l’État à 98,2 % » 126 . Ces restaurations sont l’occasion de réunir les acteurs liés aux cathédrales, et surtout l’État propriétaire et l’Église affectataire, pour converger vers un projet de restauration accepté par tous. Ceci renforce les relations inter-acteurs. En parallèle, le résultat de ces travaux nécessite d’être mis en avant afin de justifier des dépenses colossales qu’ils ont engendrées et de témoigner de la splendeur de l’édifice rénové. Enfin, nos recherches font ressortir un élément d’explication qui peut être surprenant mais bien réel : la valorisation des cathédrales bretonnes est fortement liée aux opinions et à la volonté des acteurs d’y développer ou non des activités autres que les offices religieux liés à la fonction de ces édifices. Cette volonté est d’abord celle de l’affectataire. Nous l’avons vu, toute activité non directement liée au culte doit être organisée par l’affectataire ou être acceptée par ce dernier. Si les points de vue sont multiples et nuancés, nous pouvons dégager trois grands types de vision que peuvent avoir les affectataires sur les lieux de culte : certains affectataires se disent opposés à toute activité n’ayant pas directement de lien avec la fonction cultuelle du lieu, d’autres sont ouverts à des formes différentes de valorisation à condition qu’elles soient portées par la communauté paroissiale ou des personnes ayant une formation religieuse, considérant qu’elles peuvent être un premier pas vers une sensibilisation au « message chrétien », et d’autres encore – plus rares – considèrent que les lieux de culte, s’ils font partie du patrimoine religieux, sont le patrimoine de tous et qu’il est possible et important de les faire vivre tout en respectant leur dimension cultuelle. En mettant en perspective les réponses aux entretiens menés et les données sur les activités de valorisation, nous ne pouvons qu’aboutir à la conclusion que la vision qu’a l’affectataire du lieu de culte joue un rôle considérable dans le degré de valorisation de l’édifice et la diversité des propositions culturelles voire touristiques. De cette volonté de l’affectataire, qui doit être partagée par les pouvoirs publics et consolidée par de bonnes relations partenariales, découle une diversité dans les propositions de valorisation.