Effet Lehmann thermique : mesures statiques
Expérience d’Éber et Jánossy
Principe et dispositif expérimental
L’expérience consiste à placer un échantillon de cristal liquide cholestérique compensé dans un gradient de température parallèle aux lames. Ces dernières sont traitées en ancrage homéotrope fort. Partant d’un état déroulé près de la température de compensation, le couple Lehmann tend à faire tourner le directeur au milieu de la cellule mais les interactions entre molécules et l’ancrage aux parois s’y opposent. Le directeur tourne donc au milieu de la cellule jusqu’à atteindre une inclinaison limite pour laquelle tous les couples se compensent. L’expérience nécessite d’utiliser un cristal liquide cholestérique à pas « grand » par rapport à l’épaisseur de la cellule, sinon des doigts poussent, qui sont plus stables que l’état uniformément déroulé. C’est bien ce qui se produit dans un cholestérique compensé au voisinage de la température d’inversion T0. L’inclinaison du directeur dans l’état final statique est obtenue en mesurant la biréfringence de la cellule. Notons que la convection engendrée par le gradient de température peut également entraîner l’inclinaison du directeur. Cet effet qui nous a été suggéré par Pawel Pieranski n’est pas mesurable dans cette expérience, comme nous le montrerons dans l’annexe 5.b Il s’agit ici d’une mesure indirecte du coefficient Lehmann au point de compensation, au sens où, comme on le verra plus loin 1 , elle donne accès à un coefficient Lehmann effectif qui est la somme du coefficient réel ν et d’un autre terme qui peut être évalué d’après les constantes caractérisant le cristal liquide. Il est clair ici que l’estimation des incertitudes des mesures est un point capital pour vérifier si le coefficient Lehmann s’annule ou pas à la température de compensation. D’où le soin tout particulier que nous apporterons dans la suite à ce problème délicat pour vérifier la prédiction de Pleiner et Brand, à savoir que ν → 0 quand T → T0. L’expérience a été conçue et réalisée pour la première fois par Éber et Jánossy [Ebe82] à la température de déroulage d’un mélange compensé de 8CB (4-octyl-40 -cyanobiphényle) et CC. Nous avons pour notre part réalisé la même expérience dans le mélange à 50% en masse de 8OCB (4-octyloxy-4’-cyanobiphényle) et CC que nous avons déjà caractérisé dans le chapitre 3. La mesure de la biréfringence utilise la méthode de la lame quart d’onde avec analyseur tournant [Lim78] schématisée sur la figure 5.1. Le laser est un He-Ne de 2 mW, λ = 0, 6328 µm. L’un des fours est régulé par une circulation d’eau 2 , tandis que le second est chauffé par une résistance 3 . Les deux fours sont séparés par un intervalle de 4 mm et peuvent être régulés à des températures différentes. Le gradient qui règne dans l’espace entre les fours a été calibré préalablement en fonction de leurs températures. La cellule étudiée est placée dans cet espace et pénètre à l’intérieur des deux fours sur plusieurs millimètres. L’ensemble des fours est monté sur une platine de microscope et peut être déplacé grâce à des vis micrométriques afin de choisir la zone de la cellule à étudier. Le laser et la lame semiréfléchissante sont orientés de manière à centrer le faisceau sur la photodiode et à l’aligner avec l’axe du microscope. Une lame quart d’onde est introduite sur le trajet de la lumière dans le corps du microscope à un angle de 45◦ par rapport à la direction du gradient de température. L’analyseur tournant est placé à la sortie du microscope. Il s’agit d’un hacheur optique Scitec dont les lames ont été remplacées par une plaque Polaroïd découpée aux bonnes dimensions, à savoir un disque de diamètre 10 cm. Un repère placé à l’extrémité de l’analyseur permet de détecter chaque passage devant un capteur optique. Le signal fourni par le capteur sert à la fois à asservir le moteur du hacheur et comme référence de la détection synchrone. La vitesse de rotation de l’analyseur est d’environ 100 tr/s. La détection synchrone est un modèle SR850 de Stanford Research Systems. L’intensité lumineuse est mesurée à la sortie de l’analyseur par une photodiode Thorlabs DET110.
Première mesure du coefficient Lehmann effectif
À quelques degrés de part et d’autre de la température d’inversion, la torsion spontanée du mélange est suffisamment grande pour déstabiliser l’état déroulé et des doigts se forment. La mesure est faite au milieu de la bande déroulée, à mi-distance des doigts.La courbe expérimentale de la figure 5.3 montre un exemple de mesures réalisées sur un échantillon de 100 µm. Nous l’avons ajustée par une parabole Φ = a − bG2 + cG correspondant à l’expression théorique obtenue précédemment, cf. équation (5.11). Par identification, b = νeff K3 2 n 2 e−n 2 o 240 n 2 e k no d 5 et c = νeff K3 n 2 e−n 2 o 12 n 2 e θ0 sin ϕ0 k d3 tandis que a est une constante qui est due à un décalage systématique de origine des temps. a est de l’ordre de 7◦ et provient d’un défaut d’alignement entre la direction de l’analyseur et le repère utilisé comme référence par la détection synchrone. Le coefficient c peut être non nul si l’incidence n’est pas rigoureusement normale. On mesure au maximum c 2 b k d ∼ 5.10−3 , correspondant à un angle d’incidence θ0 de l’ordre de 3◦ . La mesure est faite pour des épaisseurs allant de 50 à 110 µm. Sur la figure 5.4, on a tracé le coefficient b en fonction de l’épaisseur. L’ajustement des données par une loi en d 5 est très satisfaisant.
Difficultés expérimentales Il y en a principalement deux
. La première est de repérer la zone déroulée, la seconde de s’assurer que ψ0 reste constant au cours des expériences. Nous les discutons successivement. 1. Dans cette géométrie, de la torsion peut apparaître suivant l’axe z mais le pas est quantifié, car l’ancrage parallèle n’autorise qu’un nombre entier de demi-pas dans l’épaisseur de la cellule. Dans un gradient de température, plusieurs lignes simples ou doubles peuvent traverser l’échantillon, séparant des zones de torsions différentes. D’autre part, et contrairement aux expériences réalisées pour mesurer le pas, l’épaisseur est grande. On ne peut donc pas repérer immédiatement la zone déroulée car il y a rotation adiabatique du plan de polarisation de la lumière et toutes les zones ont sensiblement la même teinte et la même luminosité. En revanche, on peut s’appuyer sur quelques observations pour la trouver, que nous décrivons maintenant. La première est que les lignes simples, séparant des zones dont les torsions diffèrent d’un demi-pas, contiennent une disinclinaison χ à cœur singulier. Il est donc plus difficile de les faire nucléer que les lignes doubles non singulières. Les lignes sont donc généralement doubles au voisinage de la température d’inversion. La seconde observation est que lorsqu’on diminue le pas cholestérique suffisamment vite en changeant la température, une instabilité périodique se développe dans la zone observée. Cette instabilité permet au cholestérique d’augmenter sa torsion en nucléant des lignes doubles. Par contre, cette instabilité n’apparaît pas lorsqu’on augmente le pas. On peut ainsi savoir si l’on s’approche de la température d’inversion — pas d’instabilité — ou si l’on s’en éloigne — instabilité. Enfin, nous savons (le calcul le montre) que la direction du vecteur d’onde de cette instabilité est parallèle à la direction du directeur au centre de la cellule. Cela nous permet de savoir si la zone est torsadée d’un nombre pair de demi-pas — vecteur d’onde parallèle à la direction d’ancrage — ou impair — vecteur d’onde perpendiculaire à la direction d’ancrage. Ainsi, on parvient à déterminer quelle est la zone déroulée. 2. Pour des échantillons de 58 µm, ψ0 ≈ 193◦ . De petites variations d’épaisseur doivent donc faire varier le déphasage de façon notable, d’environ 3◦ pour 1 µm. Il est donc crucial dans cette expérience de faire toutes les mesures dans la même zone de l’échantillon pour s’affranchir au maximum des changements d’épaisseur. De plus, les indices ordinaire et extraordinaire et donc le déphasage systématique varient avec la température. C’est pourquoi il faut également prendre grand soin de faire toutes les mesures rigoureusement à la température d’inversion, à égale distance des deux lignes doubles bordant la zone déroulée.