Les réseaux secondaires : la Cour et la Ville
Le souci de l’élection pontificale ne se cantonnait pas aux murs de la Sixtine et aux seuls cardinaux. La portée internationale du conclave et sa priorité au cœur des préoccupations diplomatiques des États catholiques ne doivent pas occulter son impact urbain. Rome était la première concernée par l’élection de celui qui est aussi son évêque et son seigneur412. En outre, l’installation de la Papauté dans la Ville avait depuis longtemps produit un phénomène d’attractivité, à échelle internationale, qui encourageait du même coup la présence permanente à Rome des officiers et dignitaires de la Curie et de la Cour pontificale, ainsi que la résidence des grandes familles aristocratiques d’origine romaine ou italienne. Cette attraction, le dynamisme social et culturel qui s’ensuivit et la complexe imbrication des liens entre la Cour pontificale et la Ville, exigeaient de l’ambassadeur une sérieuse maîtrise des particularismes sociaux locaux – imprégnés par la « romanité » post-tridentine413 – afin de pouvoir y édifier un « parti français ». Récemment analysée sous le prisme de l’histoire sociale par John Hunt, la Rome du XVIIe siècle apparaissait comme « une ville hiérarchiquement complexe avec de nombreux nœuds de groupes de pouvoir qui travaillaient avec le pape, et parfois se heurtaient à lui » . L’Espagne avait depuis longtemps intégré cette tactique de fidélisation des élites curiales et urbaines. Sa domination territoriale en Italie avait été déterminante à cet égard. La « conquête » française de Rome, à partir du règne d’Henri IV, avait non seulement favorisé l’apparition d’un important groupe francophile, mais entraîna aussi « l’Urbanisation » du conflit franco-espagnol, comme le releva l’observateur flamand Theodorus Ameyden : « Le peuple de Rome est constamment divisé entre les factions espagnole et française » . Cette transposition romaine de l’opposition entre les deux Couronnes était une raison de plus pour l’ambassadeur de veiller à la structuration et à la fidélisation des réseaux francophiles de la capitale pontificale, et de s’appuyer sur eux pour maîtriser avec plus d’efficacité l’épisode conclavaire.
Les notabilités romaines, entre mercenarisme et francophilie
Le vieux patriciat romain avait été progressivement domestiqué par la Papauté, qui donna un dernier coup d’autorité au XVIe siècle, en instaurant un absolutisme pontifical416. Les papes avaient réussi à imposer leur autorité dans l’espace politique romain « à travers la transformation de seigneurs féodaux récalcitrants en nobles de cour apprivoisés » 417. Les vieux clans aristocratiques – les plus connus étant les Colonna, les Orsini et les Savelli – avaient dominé la Rome médiévale et fourni à l’Église plusieurs papes et cardinaux. En raison du prestige de ces antiques maisons, les papes modernes ont voulu conserver leur fidélité par la distribution de postes honorifiques – les Savelli exerçaient ainsi la charge héréditaire de « Maréchal de la sainte Église et gardien perpétuel du conclave » – et en désignant régulièrement des cardinaux parmi leurs membres. À ces vieilles dynasties romaines s’ajoutèrent, au fil des siècles, diverses familles italiennes qui, en donnant un pape à l’Église, avaient réussi à s’installer durablement à Rome. Les Médicis de Florence, qui avaient fait élire trois papes entre 1513 et 1605 , avaient conservé un pied dans la Ville. Nous trouvons aussi, entre autres grandes maisons, les Aldobrandini de Florence (Clément VIII, pape de 1592 à 1605), les Borghese de Sienne (Paul V, pape de 1605 à 1621), les Barberini de Florence (Urbain VIII, pape de 1623 à 1644) et les Chigi de Sienne (Alexandre VII, pape de 1655 à 1667) . Les jeux d’alliances matrimoniales encouragés par les papes avaient permis de nouer des liens solides entre ces prestigieuses familles. En 1627, Taddeo Barberini, neveu d’Urbain VIII, créé prince de Palestrina et préfet de Rome, épousa la princesse Anne Colonna, fille du duc de Palliano, grand connétable du royaume de Naples. En 1647, Camillo Pamphilj, ancien cardinal-neveu d’Innocent X, épousa Olimpia Aldobrandini, princesse de Rossano, arrière-petite-nièce de Clément VIII. Les grands barons n’avaient plus aucune influence directe sur le jeu électoral depuis la constitution de Grégoire X (1270), qui imposa le conclave comme forme définitive de l’élection pontificale, pour mettre fin la pression constante des pouvoirs laïques locaux ou étrangers. Malgré tout, ils tentèrent d’employer l’éphémère liberté qui leur était accordée par la vacance pour jouer une part active dans les négociations. Les patriciens disposaient ainsi du privilège de visiter les cardinaux, à l’instar des ambassadeurs, pour rendre leurs hommages avant la fermeture des portes du conclave. Cette coutume fut relevée par Saint-Chamond, lors de la congrégation du 3 août 1644 : « Les chefs des maisons Colonne et Ursins ont ce privilège d’estre receus à l’audience du Sacré Collège pour y offrir leurs services et, au dernier conclave , tous les autres barons de Rome, et sous ce nom sont compris les Marquis, les Comtes et touttes les personnes de qualité, y allèrent rendre le mesme devoir, faisans porter la parole par le plus ancien d’entr’eux » . Cette innovation du conclave de 1623 fut contestée en 1644 par les Colonna et les Orsini – deux familles d’obédience espagnole – désireux d’affirmer leur préséance. Ils finirent par boycotter l’audience lorsque l’ambassadeur français convainquit le Sacré-Collège d’y admettre les autres barons. En outre, en dépit des normes édictées par Grégoire XV, il leur fut concédé de pouvoir accéder régulièrement à la rota pour échanger avec des cardinaux parents ou amis425. Ainsi, le connétable Colonna était en relations régulières avec son frère cardinal. Une relation du conclave de 1644 relatait l’épisode d’une visite nocturne du connétable au palais Pamphilj, suite à une audience avec son frère : « […] le Connestable Colonna, estant adverty par son frère, ala le mercredy au soir à 3 heures de nuict à la maison de Pamphilio, pour faire part à Madame Olimpia et à son fils de l’estat du conclave, luy offrant sa maison et sa personne, et l’asseurance de la coopération du Car[dina]l son frère » . En raison de l’intimité des liens, familiaux ou professionnels, qui unissaient les barons romains à la hiérarchie curiale, les ambassadeurs des puissances étrangères étaient invités à établir avec eux des rapports solides. À travers leur fonction représentative, ils avaient tout à gagner en cherchant à les impressionner, par le faste des fêtes organisées par l’ambassade, pour en gagner un bon nombre à leur Couronne. Pour fidéliser les patriciens romains, l’offrande de pensions et de distinctions était le moyen le plus efficace. En juillet 1644, Saint-Chamond évoquait à Brienne une enquête sur « les preuves de la religion, vie et mœurs, aage et noblesse de Monsieur le Prince de Carbognane » 428 en vue de lui accorder l’ordre du Saint-Esprit, première distinction du royaume de France. Le même mois, suite au décès du cardinal Savelli, le duc Savelli témoignait sa reconnaissance envers la France et son affection pour l’ambassadeur. Saint-Chamond informa Mazarin que le duc lui envoya un gentilhomme pour, disait-il, « me tesmoigner qu’il n’avoit pas perdu le souvenir des graces que son père avoit receu de la Coronne de France, et qu’il estimoit ma personne en un point qu’il n’y avoit rien qu’il n’y voulust déférer »
Les agents de la France et le « réseau mazarin »
Le second réseau est celui des serviteurs de la Couronne résidant à Rome, issus de la communauté française de la Ville, mais aussi de la clientèle romaine construite sur les liens de patronages noués par la France. Issus de milieux plus modestes que l’aristocratie, ces amis de la France prêtaient régulièrement leur concours comme agents de la Couronne. Nous trouvons d’abord les agents curiaux. La Curie romaine employait de nombreux ecclésiastiques chargés d’assurer le bon fonctionnement des institutions destinées à assister de pape dans le gouvernement de l’Église : clercs de la Chambre apostolique, votants et référendaires des tribunaux ecclésiastiques, protonotaires, etc., autant de fonctions bureaucratiques auxquelles étaient associées d’attrayants privilèges et bénéfices. Ces fonctions n’étant pas réservées aux seuls Italiens, les princes européens envoyaient à Rome des ecclésiastiques méritants pour assumer ces charges et leur garantir ainsi une solide carrière dans l’Église. Nous retiendrons ici trois exemples. Présent aux conclaves de 1644 et 1655, Edme du Broc du Nozet (1598-1657), conseiller du roi, était pourvu de la charge de doyen des auditeurs de Rote, c’est-à-dire le président du tribunal chargé d’épauler le Pontife romain dans le jugement de certaines causes. Il était le neveu d’un ancien auditeur de Rote, Guillaume du Broc, archevêque titulaire de Séleucie, qui exerça la charge de vice-légat d’Avignon en 1621-1622. En vertu de sa charge, Edme du Nozet avait été admis, en 1634, au nombre des patriciens romains. Il était en liens étroits avec les ambassadeurs de France. Il avait fait valoir auprès de Saint-Chamond ses droits à la vice-légation d’Avignon . En tant que doyen de la Rote, du Nozet avait une position considérable au sein de la Curie, qu’il pouvait employer efficacement au service de la France. Désigné ponctuellement comme gardien de la rota – cette charge étant dévolue à des officiers de la Curie triés sur le volet – il était à même de contourner les obstacles de la clôture pour faire passer certains messages de Lionne à l’intérieur du conclave, ce que rapporta l’ambassadeur à Mazarin : « Ayant sceu que Mr du Nozet estoit aujourd’huy de jour pour la garde de la rote, je l’ay envoyé prier de donner commodité au Sr Vagnozzi de parler de ma part à un des enfermés qui estoit led[i]t abbé [Costa] » . Le prélat mettait aussi beaucoup de zèle à communiquer à Lionne les informations qui pouvaient sortir du conclave. En février 1655, il « est sorti […] un billet du Conclave que M. du Nozet a veu entre les mains d’un Prélat qui portoit expressément que la France faict l’exclusion à Chigi […] » . Louis d’Anglure (1617-1697), dit l’abbé de Bourlémont, occupa la charge d’auditeur de Rote de 1658 à 1679. Il fut employé par le roi, à cette époque, comme représentant des intérêts français en Cour de Rome. Comme tel, il devait travailler avec l’ambassadeur et le protecteur à la négociation de dossiers comportant certains aspects juridico-canoniques – conformément à sa position d’auditeur. Mais sa mission au service de la France ne s’arrêtait pas là. Après le départ du duc de Créqui, Louis XIV le désigna comme plénipotentiaire lors de la signature du traité de Pise (1664). Il assura aussi l’expédition des affaires courantes de l’ambassade entre le départ de Créqui et l’arrivée de Chaulnes. Nous avons relevé six lettres de Bourlémont à Lionne entre le 26 avril et le 21 juin 1667. Pendant le conclave, il agit comme informateur de l’ambassadeur et du secrétaire d’État des Affaires étrangères. Il se révéla avant tout un défenseur ardent de l’implication des Couronnes dans le mécanisme factionnel. Il insistait, de façon quasi-doctrinale, sur le rôle protecteur « des potentats de la Chrétienté qui employent […] leur puissance et autorité aux besoins de l’Église et protègent la liberté aus élections des Souverains Pontifes contre les caballes et brigues des neveus […] » . La liberté du conclave impliquait pour lui un renforcement des factions des Couronnes, par le moyen d’un large financement des fidélités