Les processus du lessivage des sols
Les sols sont des milieux fragiles et non renouvelables à l’échelle de la vie humaine
L’écrivain Jared Diamond, dans son ouvrage « Effondrements » (Diamond, 2009), nous offre une vision historique et sociologique de la place centrale qu’occupe depuis toujours le sol dans la stabilité des sociétés humaines. Sa conclusion est sans appel : sans gestion durable de la ressource sol, les sociétés humaines se mettent en danger. Notre appréciation du problème évolue néanmoins, car la valeur sociétale du sol est de plus en plus une question émergente dans la communauté scientifique (Robinson et al., 2012). Notre compréhension du fonctionnement et de l’évolution de cette ressource non renouvelable devrait permettre d’adapter nos pratiques et nos activités afin de la protéger. Mais cette protection n’ira pas sans une prise de conscience de la part du grand public et de choix politiques courageux (de Jonge et al., 2012). Les sols se situent à l’interface de l’atmosphère, de la lithosphère, de l’hydrosphère et de la biosphère. Ils ne représentent qu’une fine pellicule à la surface du globe, leur épaisseur variant de quelques cm à quelques mètres ou dizaines de mètres. Ce sont des milieux hétérogènes à organisation spatiale complexe et emboitée, dont l’agrégat, l’horizon et le pédons constituent les niveaux d’organisation les plus remarquables. L’horizon est un volume homogène de sol. L’ensemble des processus qui conduisent à la différenciation de ces horizons par altération, dégradation, remaniement et structuration des matériaux minéraux et/ou organiques sous l’action du climat et de la biologie (racines, macro et micro-faune) est appelé pédogenèse. Ils résultent des interactions de ces différentes sphères à différentes échelles, que ce soit dans l’espace ou dans le temps. Malgré leurs faibles épaisseurs, leurs fonctions font qu’ils contribuent à de nombreux services rendus à l’humanité, et formalisés par le terme service écosystémiques, par le Millennium Ecosystem Assessment (2005). Les sols évoluent constamment sous l’impact des flux d’énergies et de matière (Chadwick and Chorover, 2001; Cornu, 2005). Certaines variables de forçage jouent un rôle crucial dans l’évolution des sols, notamment le climat (Sombroek, 1990; Rounsevell et al., 1999) ou les forçages anthropiques comme l’agriculture. Certains auteurs montrent que les pratiques agricoles (drainage, chaulage, occupation du sol) affectent l’évolution des sols sur des échelles de temps allant de 10 à 100 ans (Cornu et al., 2007, 2008; Montagne et al., 2009; Guo et al., 2010), et souvent de façon irréversible. Néanmoins nous avons peu de recul scientifique pour évaluer ces évolutions pour le siècle à venir (Tugel et al., 2005). En outre, les pressions anthropiques accrues, ces dernières années, sur les sols représentent des dangers majeurs pour cette ressource, dangers reconnues par la Commission Européenne en 2006 (EU, 2006) : imperméabilisation, érosion hydrique ou éolienne, perte de biodiversité, appauvrissement en matière organique, acidification, salinisation, pollutions diverses et compaction.
Le lessivage : un processus de pédogénèse
Parmi les processus pédogénétiques, le lessivage (ou argilluviation) est un processus très répandu. Il consiste en un transfert de particules, d’un horizon supérieur de départ dit « éluvié (E) », vers un horizon inférieur de dépôt dit « illuvié (Bt) », aboutissant à un contraste textural entre ces deux horizons. Le lessivage est le processus de formation majeur des acrisols, alisols, albéluvisols, lixisols, luvisols et solonetz, groupes de sols de la classification WRB (Bockheim and Gennadiyev, 2000; WRB, 2006). Il est également impliqué dans la formation des sous-groupes argid des aridosols, des molisols, des kandic oxisols et des alfic spodosols de la classification américaine, la Soil Taxonomy (Soil Survey Staff, 1998; Bockheim and Gennadiyev, 2000). La séquence des luvisols (Jamagne, 1973; FAO, 2007) représente l’orthotype des sols développés par le lessivage. Ils couvrent 5 à 6 million de km2 mondialement et 20 % de la surface des sols en Europe (Jones et al., 2005). Ces sols sont également présents sur tout le pourtour méditerranéen, et dans les grands dépôts de loess en Chine et aux États-Unis. Certains auteurs décrivent la formation des luvisols comme résultant de processus anciens ayant eu lieu sous des climats plus chauds et humides (Jamagne, 1978; Jamagne and Pedro, 1981; Zykina and Zykin, 2003) alors que d’autres affirment que ces processus sont encore actifs, notamment sur le pourtour méditerranéen (Fedoroff, 1997). Cependant certains auteurs remettent en cause le moteur du processus de différenciation texturale des sols. En effet, Quénard (2011), sur la base de bilan de masse, décrit que le contraste textural de seulement 1 à 12 % des Luvisols et Albeluvisols décris dans la base de données française DONESOL (www.gissol.fr),est formé par le lessivage, i.e. le transfert vertical de particules. Plusieurs autres mécanismes pourraient donc contribuer à cette différenciation et aboutir u contraste observé : Krull et al. (2006) concluent par datation que les horizons E et Bt des Luvisols de leur étude proviennent de différence de texture des matériaux parentaux. Legros (2007) avance d’un point de vue conceptuel, que l’altération in situ des minéraux est une des causes de l’enrichissement en particules fines de l’horizon illuvié, en quoi il est soutenu par les études de Presley et al. (2004) et Gunal and Ransom, (2006). Des processus de bioturbation sont évoqués par Phillips (2004, 2007) ainsi que des transferts latéraux de particules et de solutés à l’échelle du paysage.
Nature des particules susceptibles d’être éluviées et illuviées
La grande majorité des particules susceptibles d’être transportées en suspension est constituée d’éléments, de taille inférieure à 2 µm ou 10 µm selon les auteurs (Mercier et al., 2000; de Jonge et al., 2004), de natures très variées, allant d’éléments minéraux ou organo-minéraux, à des bio-colloïdes (virus, bactéries) ou encore des matières organiques particulaires. Certains auteurs observent que les particules argileuses fines (inférieures à 0,2 µm), majoritairement composées de smectites, constituent la majorité des particules transportées (Jamagne, 1973; Worrall et al., 1993; Mercier et al., 2000; Montagne et al., 2009). D’autres observent un transport moins sélectif, de composition proche de celle de la fraction inférieure à 2 µm du sol (Kaplan et al., 1993; Pernes-Debuyser et al., 2003; de Jonge et al., 2004; Cornu et al., 2014), constituée d’argiles variées minéralogiquement (smectites, kaolinites, vermiculites, chlorites) et de minéraux non argileux comme des quartz, des micas et des feldspaths de petites tailles. La surface du sol et la paroi des pores constituent la principale source des particules mises en suspension suite à des perturbations d’origines variées (physiques ou physico-chimiques) (Bielders and Grymonprez, 2010).
Les mécanismes de mobilisation, de transport et de rétention des particules dans les sols
Le processus du lessivage peut être conceptuellement scindé en sousprocessus : la mobilisation, le transport et la rétention des particules. Chaque sousprocessus n’est pas indépendant des autres et malgré leur séparation conceptuelle, ils ont lieu simultanément dans le temps et l’espace. Le phénomène d’éluviation à lieu lorsque la mobilisation est supérieure à la rétention alors que l’illuviation intervient lorsque la mobilisation est inférieure à la rétention. Le transport module l’ensemble. Chacun de ces sous-processus est le résultat combiné de l’action d’un ensemble de mécanismes physiques et physico-chimiques (Ryan and Elimelech, 1996; Ryan et al., 1998; Bradford et al., 2007, 2013; Shang et al., 2008; Bin et al., 2011). Si de nombreux mécanismes de mobilisation, de transport et de rétention de particules ont été mis en évidence dans la littérature, leur hiérarchisation i.e. leurs contributions respectives, dans le cas d’écoulements insaturés dans les sols structurés reste à établir (DeNovio et al., 2004 ; Sang et al., 2013). Nous présentons ici succinctement les grands mécanismes physiques et physico-chimiques identifiés dans la littérature. Ceux-ci seront détaillés dans les introductions respectives de chacun des chapitres. Parmi les principaux mécanismes physiques certains n’affectent que la mobilisation, ou que la rétention, alors que d’autres affectent les deux. Les mécanismes physiques de mobilisation de particules, ont lieu soit à la surface du sol (i.e. premiers millimètres), tels que la dissipation de l’énergie cinétique des gouttes de pluie, appelée effet splash (Bielders and Grymonprez, 2010; Styczen et al., 2011), soit sur toute l’épaisseur du sol tels que les « stress » hydrodynamiques ayant lieu à la surface des pores lors du passage de l’eau (Gao et al., 2006, 2004; Kaplan et al., 1993; Laegdsmand et al., 1999; Rousseau et al., 2004; Saiers and Lenhart, 2003; Shang et al., 2008), les « stress » capillaires (Majdalani et al., 2008; Michel et al., 2010; Schelde et al., 2002; Zhuang et al., 2007). Les mécanismes physique de rétention de particules sont la déposition des particules dans des zones de faible courant sous l’effet des forces de gravité (Crist et al., 2005; Torkzaban et al., 2008) ou la filtration physique dans des pores de Les processus du lessivage des sols 10 faible diamètre (Bradford et al., 2004, 2002). Pour finir les mécanismes physiques influençant la mobilisation et la rétention, sont par exemple, l’amincissement (« film straining »), l’extension des films d’eau lors de l’avancée du front d’humectation et de drainage (Gao et al., 2006; Lenhart and Saiers, 2003; Veerapaneni et al., 2000; Wan and Tokunaga, 1997) ou les mécanismes de sorption préférentielle des particules sur l’interface eau – air et eau – air – solide (El-Farhan et al., 2000; Gomez-Suárez et al., 2001; Gomez Suárez et al., 1999; Laegdsmand et al., 1999; Saiers and Lenhart, 2003; Sirivithayapakorn and Keller, 2003; Wan and Wilson, 1994; Zhuang et al., 2007). Les mécanismes physico-chimiques contrôlent, quant à eux, les interactions entre particules, et déterminent l’agrégation et la dispersion de celles-ci. Ils dépendent de facteurs tels que la quantité de charges de surface, la nature minéralogique des particules, du pH, de la concentration en sel de la solution du sol, de la valence des ions, de la présence de matière organique dissoute ou particulaire, ou encore du rapport solide/solution (Bergaya et al., 2011; Cheng and Saiers, 2010 ; Goldberg, 1991; Goldberg and Forster, 1990; Goldberg and Glaubig, 1987; Kaplan et al., 1996, 1993 ; Kretzschmar and Sticher, 1998; Ryan and Elimelech, 1996; Sharma et al., 2008; Torkzaban et al., 2008; Zhuang et al., 2007). L’eau étant le vecteur principal des particules, la façon avec laquelle celle-ci s’infiltre et s’écoule dans le sol, conditionne l’ensemble des mécanismes physiques et physico-chimiques. Certains auteurs montrent que le partage de l’écoulement de l’eau entre écoulements de types matriciels et écoulements de types préférentiels dépend de la structure du sol, et affecte la mobilisation (Levin et al., 2006), le transport et la rétention des particules (Cey et al., 2009; Cey and Rudolph, 2009; Jiang et al., 2005; Kretzschmar et al., 1994).