Les implications sur le régime du droit de la commande publique
Dans les textes comme dans la jurisprudence, l’existence des procédures de passation est fondée sur l’ensemble formé par les trois principes de la commande publique. Pourtant, la conception temporelle des principes dévoile que seule la liberté d’accès à la mise en concurrence justifie l’existence obligatoire des procédures de passation . Lorsqu’est confiée ou externalisée une activité économique au bénéfice d’un opérateur économique, la liberté d’accès s’applique et contraint l’autorité adjudicatrice à respecter des obligations minimales de publicité, ou de publicité et de mise en concurrence. Cette définition des fonctions propres de la liberté d’accès est susceptible de s’appliquer à des contrats qui, jusque-là, échappaient à toute procédure de passation issue du droit de la commande publique. Dès lors, la conception temporelle des principes a pour effet d’étendre le champ d’application de la liberté d’accès à la mise en concurrence (Section 1). La conception temporelle des principes permet également de préciser leur articulation dans le régime du droit de la commande publique. Une méconnaissance de la substance propre à chacun engendrait une confusion de leurs fonctions, rendant difficile une appréhension de leur articulation dans le processus d’achat public . Cette confusion empêchait l’intelligibilité et la lisibilité de certaines étapes ou problématiques des procédures de passation, tel par exemple que le régime des modifications précontractuelles, ou l’intégration des nouvelles politiques publiques. La définition propre des fonctions de chaque principe permet dorénavant de préciser la manière dont ils sont susceptibles de s’articuler lors de la procédure de passation (Section 2).
Des précisions sur le champ d’application du principe de liberté d’accès à la commande publique
Deux types de contrats entrent dans le champ d’application du principe de liberté d’accès à la mise en concurrence : les conventions d’occupation du domaine des personnes publiques (paragraphe 1) et les contrats de droit privé de la commande publique non soumis à des obligations spécifiques de publicité et de mise en concurrence (paragraphe 2). Pourtant, dans le droit positif actuel, rien n’oblige les autorités adjudicatrices à respecter des obligations de publicité et de mise en concurrence pour la conclusion de ces deux types de contrats. S’agissant des conventions d’occupation du domaine, le Conseil d’État considère qu’aucun texte ni aucun principe n’impose le respect de telles obligations. En droit de l’Union européenne, cette catégorie de contrat n’entre pas dans le champ d’application des nouvelles directives de 2014 , le 15ème considérant de l’exposé des motifs de la directive 2014/23/UE disposant que ne sont pas des concessions « certains accord dont l’objet est le droit, pour un opérateur économique, d’exploiter certains domaines publics ou ressources publiques, en droit privé ou public, par lesquels l’État ou le pouvoir adjudicateur ou l’entité adjudicatrice fixe uniquement les conditions générales d’utilisation des domaines ou ressources en question, sans acquisition de travaux ou services spécifiques ». Pourtant, la question ne semble pas tranchée, car « au risque de troubler l’évidence et le consensus institutionnel, on peut suggérer que l’armature juridique de la question de la publicité et de la mise en concurrence des titres d’occupation domaniale reste à bâtir. Elle est en tout cas loin d’être seulement esquissée par l’arrêt Jean Bouin » . Les fonctions économiques de la liberté d’accès constituent un fondement solide à l’existence d’une procédure de passation pour la conclusion des titres d’occupation domaniale. Lorsqu’un texte ne prévoit pas d’obligation procédurale spécifique, le juge judiciaire considère que la conclusion d’un contrat de droit privé de la commande publique n’est pas soumise au respect des obligations de publicité et de mise en concurrence . Pourtant, le principe de liberté dispose d’une fonction supplétive qui impose le respect de telles obligations. La jurisprudence du juge judiciaire est sur ce point discutable.
L’applicabilité de la liberté d’accès aux titres d’occupation domaniale
La conclusion des titres d’occupation domaniale n’est soumise à aucune obligation procédurale particulière. Ainsi, « les titres d’occupation du domaine public constituent le dernier bastion inébranlable non encore conquis par les procédures formalisées de passation issues du droit de la commande publique ». Dans le droit positif, la conclusion des titres d’occupation constitue donc « un îlot dans un monde de transparence ». Pourtant, des « changements dans la conception du domaine public » amène la doctrine à s’interroger sur le bien-fondé de l’absence de soumission de la conclusion des titres d’occupation domaniale aux règles de publicité et de mise en concurrence. À cet égard, Gabriel Eckert souligne que les principes de la commande publique devraient trouver à s’appliquer « aux opérations de location de biens publics, qu’il s’agisse des traditionnelles conventions d’occupation du domaine public ou de contrats de droit privé, comme les baux emphytéotiques ou les baux commerciaux passés par les personnes publiques pour la gestion de leur domaine privé » . Le régime de l’occupation du domaine des personnes publiques est à cet égard ambivalent (A). L’absence d’un fondement solide justifiant l’existence d’une procédure spécifique explique les hésitations jurisprudentielles et le débat doctrinal autour de la conclusion des titres d’occupation. La liberté d’accès à la mise en concurrence, telle que définie précédemment, constitue un tel fondement (B).
L’ambivalence sur le régime des titres d’occupation du domaine des personnes publiques
A priori, la question de la passation des titres d’occupation domaniale est résolue par le Conseil d’État (I). Sauf si l’occupation du domaine est l’élément constitutif d’un autre contrat lui-même soumis à une procédure obligatoire, le gestionnaire du domaine n’est pas contraint par le respect d’obligations de publicité et de mise en concurrence. L’aspect économique du domaine, qui en fait dans certain cas une ressource rare, ne fait pas disparaître l’interrogation sur le régime de passation des titres d’occupation, malgré l’intervention du Conseil d’État (II). En effet, un doute subsiste sur la conclusion des conventions d’occupation du domaine des personnes publiques « chaque fois que cette occupation est susceptible d’affecter le jeu de la concurrence » . Certains pouvoirs adjudicateurs respectent de leur propre initiative une procédure, et le discours doctrinal plaide en faveur de l’instauration d’un régime de passation. La conclusion des titres d’occupation est ainsi plongée dans une ambivalence qu’il convient de résoudre.
Une interrogation a priori résolue par le droit positif
Dans certaines hypothèses, l’occupation du domaine des personnes publiques doit faire l’objet d’une publicité et d’une mise en concurrence. C’est le cas lorsque l’autorisation domaniale est l’élément constitutif d’un autre contrat, lui même soumis à une procédure de passation obligatoire. Dès lors, si le titre d’occupation forme avec un marché public , une délégation de service public ou une concession de travaux « un ensemble contractuel indissociable » , la conclusion du contrat doit faire l’objet d’une publicité et d’une mise en concurrence. À cet égard, il n’y a pas lieu de rechercher si l’occupation du domaine est l’objet principal ou accessoire du contrat . En cas de doute sur la nature du contrat à conclure, le Conseil d’État juge qu’il convient d’appliquer à la passation du contrat la procédure la plus rigoureuse . Le domaine des personnes publiques peut également être utilisé comme un instrument de partenariat public-privé . Dans ce cadre, « le contrat sert de support à une opération dont la finalité est la réalisation d’ouvrages utiles à la personne publique elle-même. L’objet principal n’est pas d’autoriser l’occupation de la dépendance domaniale, l’occupation n’est qu’une condition de réalisation de l’opération d’ensemble » . C’est ce qui est classiquement nommé « montage contractuel complexe » . Lorsque ces montages ont pour objet principal la réalisation, l’entretien et la gestion d’un ouvrage répondant aux besoins de la personne publique, ils doivent être considérés comme des marchés publics ou des concessions au regard du droit de l’Union européenne . Dès lors, si le montant global dépasse le champ d’application des directives ou que le contrat présente un intérêt transfrontalier, la passation est soumise aux règles du droit dérivé de l’Union européenne . À ce titre, le législateur français a créé des régimes particuliers pour la réalisation d’équipements dans certains secteurs , dont les contrats sont soumis à une procédure de passation particulière, afin que le droit interne soit conforme au droit de l’Union européenne. Dorénavant, ces montages sont considérés par la nouvelle ordonnance sur les marchés publics comme des marchés globaux sectoriels, et doivent donc faire l’objet d’une des procédures de passation applicable aux marchés publics . Les textes prescrivent également des obligations de publicité ou de publicité et de mise en concurrence pour certaines catégories spécifiques de convention d’occupation du domaine. Il s’agit des concessions de plages , des beaux emphytéotiques hospitaliers , des concessions de force hydraulique . Pour l’ensemble de ces contrats, l’obligation de procéder à une publicité et une mise en concurrence ne soulève aucune difficulté. En revanche, la question est plus délicate s’agissant des titres d’occupation autonomes, qui ne sont pas adossés à un contrat nommé et qui ne constituent pas un montage complexe entrant dans le champ d’application des directives ou dans les partenariats public-privé sectoriels. Pour les contrats dont le seul objet est l’occupation du domaine public, le Conseil d’État considère « qu’aucune disposition législative ou réglementaire ni aucun principe n’imposent à une personne publique d’organiser une procédure de publicité préalable à la délivrance d’une autorisation ou à la passation d’un contrat d’occupation d’une dépendance du domaine public, ayant dans l’un ou l’autre cas pour seul objet l’occupation d’une telle dépendance ; qu’il en va ainsi même lorsque l’occupant de la dépendance domaniale est un opérateur sur un marché concurrentiel » . Par conséquent, l’octroi des titres d’occupation domaniale est exonéré de toute formalité de publicité et de mise en concurrence. Aucun texte n’impose de telles obligations, le Code général de la propriété des personnes publiques ne prévoyant, « de manière curieuse » , aucune règle générale de procédure. Ainsi, il serait possible d’affirmer que la décision Ville de Paris, Association Jean Bouin, clôt le débat sur la passation des titres d’occupation domaniale. Pourtant, « croire que le Conseil d’État a réglé avec un tel considérant une question qui a suscité tant de positions contradictoires des juges du fond, un débat doctrinal nourri avec des représentations variées de l’état du droit positif – mais aussi du possible et du souhaitable – serait se bercer d’illusion. Illusion que de croire qu’à partir du moment où le juge dit, le droit est dit ; que tout est dit ». Selon Gabriel Eckert, « malgré l’importance qui doit être donnée à cet arrêt, il ne saurait être considéré comme figeant l’état du droit ». La question n’est en effet pas résolue, elle est simplement déplacée du juge au législateur. C’est pourquoi elle est encore d’actualité.
Une interrogation persistante fondée sur l’aspect économique des titres d’occupation domaniale
Au départ, la gestion et la protection de l’intégrité du domaine public sont perçues comme une composante de l’ordre public , les autorités détenant à ce titre un véritable pouvoir discrétionnaire. C’est ce pouvoir qui justifie le libre choix par l’autorité de l’occupant du domaine. Cette perception administrative a depuis évolué, l’aspect patrimonial et économique du domaine public ayant été révélé par la pratique . Ainsi, le domaine public « est devenu le siège d’enjeux économiques qui peuvent être considérables et les décisions prises par le gestionnaire sont susceptibles d’avoir de fortes incidences en matière de concurrence » . C’est sous l’influence d’un double mouvement que les circonstances entourant la délivrance des titres d’occupation domaniale ont changé. D’une part, émerge une prise de conscience selon laquelle « la propriété publique est une richesse que la personne publique doit, en tant que telle, exploiter et valoriser » . D’autre part, il est constaté une « montée en puissance de la dimension économique du droit du domaine ». L’aspect économique du domaine public est unanimement reconnu par le discours doctrinal. Il est ainsi affirmé que « les contrats d’occupation du domaine public ont une place importante dans la vie économique à la fois parce qu’ils constituent un des instruments juridiques de l’exploitation économique du domaine public par les collectivités publiques et parce que dans certains secteurs, comme les transports, l’énergie et les télécommunications, les entreprises privées et publiques ont besoin d’utiliser le domaine public ». Le domaine public est ainsi considéré comme « un bien économique, une source de richesse » , « une ressource rare » , « un bien rare pour les opérateurs économique » . En outre, le législateur permet désormais la constitution d’un fonds de commerce sur le domaine public , « ce qui ne peut que contribuer à rendre le domaine public plus attractif pour les opérateurs économiques » . Cet aspect économique engendre des conséquences juridiques sur la délivrance des titres d’occupation domaniale. Il est ainsi admis que le domaine des personnes publiques « subit la loi du marché, celle de l’offre et de la demande » . Ainsi, « les titres d’occupation domaniale constituent un véritable droit d’accès à un marché pour un opérateur économique ». Par conséquent, la délivrance des titres d’occupation est susceptible, bien souvent, de perturber « le jeu normal des marchés concurrentiels ». Dès lors, l’octroi d’un titre d’occupation domanial peut être perçu comme un véritable avantage économique pour son bénéficiaire.