Le Human Rights Act : Charnière entre
droit européen et droit britannique ?
Introduction Dans les années 1990, de plus en plus de juristes britanniques reconnaissaient les faiblesses du système dualiste de protection des droits de l’homme au Royaume-Uni qui faisait que les traités internationaux ne pouvaient pas être appliqués par les cours nationales, créant potentiellement des tensions.1 Le gouvernement Blair a mis en place une réponse à ces conflits entre le droit international et le droit national dès 1998, dans le cadre de ses réformes constitutionnelles de début de mandat. Après 18 ans de gouvernement conservateur, à qui on avait beaucoup reproché ses abus en matière de droits de l’homme2 , le parti travailliste au pouvoir avait inscrit la création d’une loi nationale sur les droits de l’homme dans ses priorités législatives. Le Human Rights Act (HRA) devait permettre de ramener au sein des cours nationales les questions sur la validité en termes de droits de l’homme des lois britanniques. Plutôt que de traiter les questions de respect de la CESDH à l’extérieur du Royaume-Uni, et de confier la charge de la protection des droits de l’homme à des juges étrangers, issus d’une tradition juridique différente, le but était de « ramener les droits à la maison3 », comme le titre d’un rapport préparatoire à la loi l’annonçait. Le débat sur une déclaration de droits nationale, à valeur contraignante, n’était pas nouveau. Il s’inscrivait au contraire dans des discussions qui ont duré toute la deuxième moitié du 20è siècle. Le projet de loi est donc arrivé dans un contexte politique chargé. Les oppositions ont été nombreuses et de natures très différentes. Les discussions ont donc poussé à de nombreux compromis dans la loi, et ont préparé le terrain pour les évolutions légales causées par le HRA. Pour autant, le texte final reste hésitant et ses effets immédiats sont limités, tant au niveau légal qu’à celui de la construction d’une culture nouvelle, voulue par le gouvernement. En particulier, les mécanismes qu’il met en place afin de régler les requêtes et d’encadrer le travail des juges ne permettent pas toujours de gérer efficacement les contradictions entre la loi britannique et le droit européen, et n’empêchent donc pas des citoyens qui s’estiment lésés de saisir la CEDH. Dans ce contexte, les partis ont appelé à des réformes pour corriger ces faiblesses, sans qu’un consensus n’apparaisse pour autant. 1. Le Human Rights Act Le Human Rights Act a parfois été décrit comme une « révolution constitutionnelle ». Il a créé un nouveau système de contrôle de conformité des lois britanniques à la Convention, mais a dû le faire en respectant les traditions constitutionnelles britanniques. Le système mis en place par le HRA est le résultat d’un long débat à la fois juridique et politique, qui a conditionné le résultat final. Le cadre finalement mis en place est un contrôle mixte de la validité des lois, qui laisse leur place aux juges comme au Parlement et au gouvernement, créant ainsi un compromis entre la nouveauté de la loi et les conventions britanniques.
Un débat au long cours
C’est l’adoption du droit de saisine individuelle de la Cour européenne des droits de l’homme en 1965 qui a rendu plus visibles les tensions avec le Conseil de l’Europe5 . Ainsi, depuis la fin des années 1960, des spécialistes, et en particulier des magistrats, ont appelé à réformer le système de protection des droits en plaidant pour l’incorporation de la Convention en droit national, de manière à ce que les ressortissants britanniques puissent défendre leurs droits devant les cours nationales. Le premier de ces magistrats était Anthony Lester, qui est par la suite devenu Lord Lester of Lorne Hill, et a été un fervent défenseur des droits de l’homme à la chambre haute . Dans un ouvrage de 1968, Lester partait des mesures récentes du gouvernement Wilson sur l’immigration pour plaider pour l’incorporation7 . En effet, il considérait que les Immigration Acts que le gouvernement avait mis en place étaient ouvertement racistes et constituaient une violation des droits de l’homme des ressortissants du Commonwealth8 . Si ce plaidoyer a provoqué le débat sur la défense des droits de l’homme, il n’a pas eu de conséquences légales. Il faudra attendre 1974 pour qu’un autre membre de la Chambre des Lords, Lord Scarman, fasse un discours qui, à nouveau, soutenait l’incorporation de la Convention. A partir de ce discours, la question a été présente dans les débats parlementaires de manière régulière. En 1976, le ministre de l’Intérieur travailliste Roy Jenkins a commandé un rapport sur l’incorporation de la Convention et en 1978, le conservateur Lord Wade a créé un comité de la Chambre des Lords qui l’a recommandée. Il est parvenu à faire voter une proposition de loi à la chambre haute pour appliquer cet avis, mais la chambre basse l’a refusée. Le même scénario se produisit en 1981, puis en 1984 et en 19859 . Pourtant, ce projet bénéficiait du soutien de membres haut placés du gouvernement : ministres de l’Intérieur (Roy Jenkins, travailliste qui a rejoint le parti centriste SDP à sa création en 1981, et Leon Brittan, conservateur), ministres de la Justice (Lord Hailsham, conservateur et Lord Gardiner, travailliste) et magistrats importants (Lord Denning, Lord Scarman, pour les juges de la Chambre des Lords qui s’exprimaient le plus sur le sujet10). La Chambre des Communes refusa les projets, en considérant qu’ils attentaient à la souveraineté parlementaire en s’attaquant au pouvoir législatif du Parlement. A la fin des années 1980, pourtant, un certain activisme pour l’incorporation prenait de l’ampleur. Le groupe le plus visible dans ce mouvement était Charter 88, qui la réclamait, parmi d’autres mesures de réformes constitutionnelles.
La position des partis politiques dans le débat
A l’exception notable du parti libéral, devenu parti libéral-démocrate en 1988, les partis politiques majeurs du Royaume-Uni étaient divisés au sujet d’une possible déclaration des droits de l’homme, qu’elle incorpore ou pas la CESDH en droit national. Dans l’opposition comme au pouvoir, les deux autres partis les plus importants ne souhaitaient pas mettre en place une telle loi, quand le parti libéral-démocrate la favorisait. Historiquement, le parti travailliste était opposé à l’incorporation de la Convention, ou à la création d’un texte garantissant les droits de l’homme, pour une grande variété de raisons. La première était qu’il pensait qu’une telle loi constituerait un obstacle aux réformes économiques que les travaillistes pourraient souhaiter mettre en place, en particulier en incluant le droit à la propriété privée dans les droits fondamentaux, point inacceptable pour un parti qui comptait encore parmi ses objectifs la nationalisation des moyens de production. La seconde était que les travaillistes considéraient les magistrats comme foncièrement opposés aux intérêts des plus pauvres, car ils faisaient partie des classes privilégiées . Or, incorporer la CESDH en droit national donnait aux juges la possibilité de prendre des décisions qui s’opposeraient aux lois adoptées par un Parlement démocratiquement élu et qui représenterait les intérêts du peuple. Leur changement de position est lié à l’héritage des 18 ans de gouvernement conservateur15. Durant cette période, les travaillistes ont reproché au gouvernement de prendre une position trop autoritaire, au détriment de la démocratie. Ils ont donc souhaité adopter le Human Rights Act pour pouvoir apporter un contrepoids à ce pouvoir. Si cette position n’est devenue que tardivement la ligne officielle du parti, elle existait déjà au sein de certains courants travaillistes. Dès les années 1970, des rapports internes plaidaient pour l’incorporation16. Ce n’est qu’après l’échec de 1992, et donc l’éloignement de la perspective du pouvoir, que les travaillistes ont adopté cette politique comme ligne officielle. Les questions de distribution du pouvoir politique constituaient elles aussi une raison majeure du rejet par le parti conservateur d’une incorporation de la Convention. La majorité des membres du gouvernement étaient fermement contre une telle évolution législative qui, à leurs yeux, donnerait trop de pouvoirs aux juges non-élus par rapport aux représentants élus des Britanniques17. Comme pour les travaillistes, cela ne signifie pas pour autant que le parti était uni. Lord Wade, qui a présenté plusieurs propositions de loi tout au long des années 1980 en faveur de l’incorporation, était un pair conservateur. Les divergences de points de vue sur l’incorporation étaient en réalité beaucoup plus marquées entre la Chambre des Lords et la Chambre des Communes. Si les propositions étaient votées dans la première, elles étaient systématiquement rejetées dans la seconde. La différence tient à la composition différente des deux chambres, la chambre haute comptant une plus grande proportion de juristes et de magistrats parmi ses membres actifs. Or, c’est cette élite juridique qui a été la première à mener le combat pour l’incorporation. La longueur de ce débat montre que le Human Rights Act n’est pas une révolution dans le développement de la pensée politique dans la mesure où il ne s’agit pas d’un changement législatif brusque. Au contraire, il est l’aboutissement d’une discussion politico-juridique au long cours . Cependant, cette évolution montre également que le projet trouve son origine essentiellement dans le travail de juristes, avocats et magistrats. Le Human Rights Act n’a pas été le résultat du débat populaire habituellement associé aux réformes constitutionnelles de grande ampleur . Ce sont au contraire les élites politiques et juridiques qui ont été converties au bien-fondé d’une déclaration des droits, entre autres à travers l’influence européenne .
Fonctionnement de la loi
Le HRA a mis en place un système complexe et indirect d’application de la Convention en droit britannique, et ce afin de respecter la doctrine de la souveraineté parlementaire, élément fondamental de la constitution britannique . Le Parlement reste la seule institution qui peut faire les lois, sans contrôle juridique contraignant ni a priori ni a posteriori. Pour parvenir à épargner la souveraineté parlementaire, le texte met en place des dispositions qui limitent le pouvoir des institutions extérieures au Parlement en matière de modification des lois. Ainsi, malgré l’incorporation des droits de la Convention en droit national, les plaignants britanniques ne pourront pas s’en prévaloir directement contre les lois britanniques. Les juges doivent toujours appliquer les lois votées par le Parlement, même si elles lui semblent aller à l’encontre de la Convention. Quand cela se produit, les juges ont deux possibilités. Quand le droit britannique est ambigu, au niveau du texte ou de la jurisprudence, alors les juges doivent l’interpréter à la lumière de la Convention dans la mesure du possible. Cette technique d’utiliser des textes étrangers, dont celui de la Convention, était déjà utilisé par les cours britanniques avant même la création du HRA . La nouveauté est que cette démarche interprétative est explicitée dans les articles 2 et 3 de la loi. Cependant, quand le droit britannique est explicitement en violation des droits de la Convention, les juges ne peuvent pas abroger la loi ou les dispositions de la loi qui violent la Convention. Le Parlement reste donc souverain. Les cours peuvent dans ce cas faire une « déclaration d’incompatibilité » afin de signaler au législateur la contradiction qu’elles ont relevé, bien qu’elles n’en aient pas l’obligation, selon l’article 4 de la loi . Le gouvernement étudie alors la déclaration, et peut modifier son droit par une procédure accélérée, permise par l’article 10 de la loi, ou bien confirmer qu’il souhaite bien poursuivre l’application de la loi. Dans ce dernier cas, les plaignants qui considèrent que leurs droits ont été bafoués doivent poursuivre la procédure à Strasbourg. Ce système ne s’applique pas aux cours des autorités dévolues quand elles doivent juger de la compatibilité des lois votées par la législature de la nation dévolue, dans les sujets sur lesquels elle a autorité. Les juges peuvent, par exemple, annuler l’application d’une loi écossaise si ils estiment qu’elle ne respecte pas le HRA. Le HRA impose également au gouvernement de faire une déclaration de compatibilité à chaque projet de loi présenté au Parlement. Chaque ministre devient responsable d’affirmer que son projet de loi correspond à la Convention. S’il ne le fait pas, le ministre doit alors faire une déclaration explicite indiquant pourquoi la loi viole la Convention. Les juges ont alors une base juridique solide pour refuser l’application de la Convention selon la volonté expresse du Parlement. Le HRA est l’aboutissement de l’application du système conventionnel. Les techniques d’incorporation utilisées ont permis la création d’un compromis original. Elles mettent en place un fragile équilibre entre la tradition dualiste britannique et une incorporation nationale d’un traité international.