Examen du concept de risque social
Qu’appelle-t-on risque social et comment caractériser les décisions publiques en situation de risque social ?S’interrogeant sur la définition d’un fait social, Emile Durkheim observait que l’on emploie couramment la qualification de social « pour désigner à peu près tous les phénomènes qui se passent à l’intérieur de la société » et « qu’à ce compte, il n’y a, pour ainsi dire, pas d’événements humains qui ne puissent être appelés sociaux » (Durkheim, 1937, p. 3). Comme le substantif risque couvre un champ qui n’est guère plus restreint, le risque social apparaît aujourd’hui comme une notion extrêmement vaste et imprécise. En particulier, nombre d’actes publics peuvent être considérés, à un titre ou l’autre, comme des décisions en situation de risque social.Il y a vingt-cinq ans, Ulrich Beck proposait même de caractériser la société occidentale contem- poraine comme une « société du risque », où le danger, pour la collectivité, provient de multiples décisions publiques et privées, et non plus, comme par le passé, de quelques sources extérieures.Toutefois, Beck se gardait de définir précisément ce qu’il entendait par risque, notant que cette question tendait à être instrumentalisée par les parties en présence et que l’omniprésence du risque. Cette non définition fait peser d’emblée sur la démonstration de Beck un soupçon de tautologie qui ne se dissipe pas à la lecture de l’ouvrage.
La question de la clarification des termes comme préalable à l’analyse, pour fastidieuse qu’elle soit, est donc particulièrement importante dans ce domaine. C’est l’objet de ce premier chapitre. Précisons : nous ne cherchons pas ici à développer une terminologie stricte à laquelle nous nous tiendrions dans le reste de ce travail. Au contraire, l’argument principal de ce chapitre est que les difficultés sémantiques sont soutendues par des problèmes méthodologiques. En l’avançant d’emblée, nous espérons gagner le droit à une certaine souplesse terminologique dans la suite.Avant d’essayer de caractériser précisément le risque social, nous devons convenir de quelques limites à lui imposer. Cette première approche doit, a minima, comporter une référence à l’incerti- tude et à la possibilité de dommages, qui sont constitutives de l’idée de risque, ainsi qu’un critère de distinction entre risque social et risque privé. Considérons donc, à titre provisoire, comme risque social toute situation incertaine comportant la possibilité de pertes significatives du point de vue de la société. Nous verrons que cette caractérisation d’apparence extensive conduit malgré tout à exclure certaines questions couramment désignées comme des risques sociaux.À partir de cette définition volontairement vague du risque social, la première partie de ce chapitre passe en revue les situations ainsi délimitées et analyse la terminologie qui y est employée. Ce tour d’horizon nous permet d’affiner notre approche dans la seconde partie, et d’élaborer une définition plus précise de notre objet d’étude.
Survol des domaines concernés
Trois catégories d’événements nous semblent représenter par excellence la possibilité de pertes sociales significatives, pour des raisons tant pratiques qu’historiques : les aléas naturels, les pro- blèmes de santé publique et les accidents industriels et technologiques.Mais ces catégories sont loin de constituer une typologie exhaustive des risques sociaux. Tout d’abord, elles sont assez vaguement définies ; leurs frontières sont perméables et doivent parfois être aménagées pour accueillir de nouveaux phénomènes, comme le montrent de façon éclatante les exemples du tabagisme et des « conduites à risque ». En outre, comme nous l’indiquerons dans la dernière partie de cette section, certains phénomènes peuvent relever de notre définition du risque social sans pour autant faire l’objet d’une action publique, ou parfois sans que celle-ci soit communément reliée à l’idée de risque. D’autres, sont fréquemment appelés risques sociaux, mais n’en sont pas selon nous.Chacune des trois catégories considérées a été étudiée par une grande variété disciplines scienti- fiques ou techniques, et fait l’objet de lois, de règlements et de dispositions publiques ou privées. Il s’est ainsi constitué, pour elle et même souvent pour chacune de ses composantes, un domaine de connaissances et de compétences spécifique, avec sa terminologie propre. Bien que le terme risque, ainsi que d’autres notions qui lui sont associées, soient d’usage courant dans l’ensemble de ces do- maines, il est notoirement difficile de parvenir à en proposer une définition opérationnelle qui soit acceptable par tous. Au-delà des approximations qu’autorise la malléabilité du concept, cette diver- sité semble être le fruit de difficultés méthodologiques que chaque domaine a cherché à contourner à sa manière.