Formalisation de la décision
L’analyse des systèmes agraires et de la décision
La section qui suit développe un point de vue volontairement restreint de l’analyse de la décision de l’agriculteur. Les concepts du modèle d’action (voir section 3.1.2) font consensus dans la communauté agronomique française. Mon travail a donc été, dès le départ, naturellement immergé dans ce cadre conceptuel. Les approches alternatives de la part de la communauté agronomique internationale n’ont pas paru relever d’un apport disciplinaire aussi structuré. C’est donc dans le cadre de l’école française d’agronomie qu’il convient de comprendre les titres des sections ci-dessous.
L’analyse des pratiques
La notion d’itinéraire technique (ITK) reste centrale aujourd’hui chez les agronomes pour désigner à la fois les enchaînements d’opérations culturales mis en oeuvre sur un champ par l’agriculteur, mais aussi pour désigner les programmes issus de leurs travaux et conçus comme des préconisations. D’après Sebillotte (1974, in Doré et al. 2006) : L’itinéraire technique est une combinaison logique et ordonnée des techniques mises en œuvre sur une parcelle en vue d’en obtenir une production. in : Sebillotte (1974, in Doré et al. 2006) Définition 21. Dans cette thèse, l’ITK désigne strictement une séquence d’opérations agricoles effectivement réalisées sur une unité de production, pour obtenir une production ou atteindre un objectif Papy (1998) précise la démarche du département Sciences pour l’Action et le Développement (SAD) de l’INRA, entreprise à la fin des années. Elle est basée sur le constat que les conseils indifférenciés à l’agriculteur ne répondaient plus, ou mal, au besoin. Il s’agit de développer une recherche visant à comprendre « les raisons de faire ce que fait l’agriculteur ». La distinction est alors faite entre les techniques et les pratiques. Les techniques sont définies par leur contenu plutôt théorique, quand les pratiques sont définies de la manière suivante : Définition 22. d’après Cristofini et al. (1978); Teissier (1979, in Papy 1998), Les pratiques sont les conditions concrètes de réalisation d’opérations techniques. Dans le cadre de l’analyse des pratiques, celles-ci sont postulées être le résultat d’une intention, elle-même fonction d’objectifs de l’agriculteur dans un contexte de contraintes et d’opportunités. in : Papy (1998) L’observation de l’ITK de l’agriculteur (une séquence d’opérations techniques) ne suffit pourtant pas pour comprendre son action et ses pratiques. La notion d’ITK ne permet pas de rendre compte des alternatives ni d’expliquer la diversité des pratiques de l’agriculteur. Cette explication requiert la compréhension de son mode de raisonnement.
L’analyse de la décision des agriculteurs
Le cadre d’analyse mis en place pour comprendre le raisonnement de l’agriculteur s’inspire des travaux économiques de Simon (1957, 1978, in Sebillote and Soler 1988). L’intérêt ne porte pas tant sur les processus cognitifs mis en œuvre par l’agriculteur, que sur l’objectivation des processus de décision d’un agriculteur réputé rationnel. Afin de réaliser ses objectifs de production, l’agriculteur serait doté d’un modèle général guidant ses choix au cours de la saison culturale et lui permettant d’organiser l’ITK qu’il applique à la parcelle (Sebillote and Soler, 1988).
Principes du modèle d’action
Ce modèle général est aussi appelé modèle d’action. Il permet à l’agriculteur d’organiser par anticipation son action au cours de la saison (ou du cycle de production). L’agriculteur ne réagit pas en permanence au dernier évènement survenu. Face aux incertitudes auxquelles il est soumis par l’environnement de l’agro-système, il construit un plan prévisionnel en fonction de scénarios probables de déroulement de la saison. Ainsi pour réaliser ses objectifs de production (objectifs quantitatifs, qualitatifs), il découpe la saison en plusieurs phases au cours desquelles il concentrera son attention sur la réalisation de sous-objectifs. Le découpage en phases permet à l’agriculteur de mieux maîtriser les incertitudes de l’environnement. Pour cela, il se dote de jeux de règles de décision lui permettant de gérer son activité tant que l’environnement évolue dans ce que l’on pourrait assimiler à une enveloppe de variations normales. En cas de déviation trop grande, il est amené à réviser ses sous-objectifs voire ses objectifs et par conséquent de recourir à un jeu de règles alternatif. Cerf and Sebillotte (1988) précise le mode opératoire de cette révision en montrant l’importance des indicateurs de décision. L’agriculteur prend ses décisions sur la base d’indicateurs permettant d’estimer l’état du champ. Les états observés sont confrontés à l’état souhaité à cette période, permettant de poursuivre avec le programme prévisionnel courant, ou d’en adopter un autre. Ceci s’effectue dans les limites de l’expérience personnelle de l’agriculteur et non dans l’ensemble des solutions possibles. L’introduction des observations montre que l’agriculteur révise ses prévisions au cours de rendez-vous (Chatelin et al., 1993, in Ingrand et al. 2003) qu’il fait porter sur les « points chauds » de la saison (Sebillote and Soler, 1988). Les rendez-vous permettent à l’agriculteur d’agir sur ses représentations, c’est à dire sur les modèles prévisionnels d’évolution de l’agro-système issus de son expérience. Ils permettent de mettre à jour ses prévisions et de déterminer les nouveaux états-objectifs atteignables sous condition d’ajuster l’ensemble des règles de décision. La saison se déroule par une restriction de plus en plus étroite des états potentiellement atteignables tant en ce qui concerne les sous-objectifs de la phase suivante qu’en ce qui concerne l’objectif final. La mise à jour du jeu de règles adaptées permet de produire le programme prévisionnel (l’ITK) à mettre en œuvre dans la phase. Les rendez-vous permettent également d’articuler les phases entre elles. Il existe en outre un ensemble de règles de supervision générale pour gérer les choix des jeux de règles. En effet, il peut être nécessaire de changer de jeux de règles entre les deux phases, mais aussi en cas d’urgence lorsqu’un évènement imprévu exige l’abandon du programme d’action normal pour mode de gestion exceptionnelle (Duru et al., 1988). Cette articulation donne lieu à la formalisation de pilotage opérationnel et de pilotage stratégique b . Le pilotage opérationnel renvoie aux décisions de gestion courante et au programme d’action. Le pilotage stratégique permet d’orienter les choix de programme d’action dans le but d’achever le projet de production. (Chatelin et al., 1993, in Papy 1998). On a déjà évoqué plus haut la notion d’expérience qui permet à l’agriculteur d’envisager les futurs potentiels. Papy (1998) associe au modèle d’action un modèle de connaissances qui est proche de notre notion d’expertise (voir fig. 2.4) et permet à l’agriculteur en fonction de son expérience, de bien anticiper et de bien concevoir ses indicateurs et/ou son modèle d’action .
Usage du modèle d’action
Le modèle d’action est principalement un outil de diagnostic. Le modèle d’action de l’agriculteur se construit sur la base d’entretiens semi-dirigés auprès de l’agriculteur que l’on complète éventuellement par l’observation des pratiques. Le concept a été initialement élaboré dans le cadre d’études portant sur les grandes cultures picardes, à l’échelle du champ et de la saison. Il a été montré que la théorie était également opérante à l’échelle de l’exploitation et dans d’autres domaines agricoles (élevages). Le développement de modèle d’action vise notamment à diagnostiquer la qualité des ITK et l’adéquation des ressources à la charge de travail pendant les périodes critiques (Duru et al., 1988; Papy, 1998). L’objectif de ce travail de diagnostic est à terme la production d’Outils d’Aide à la Décision (OAD) On notera à cet égard les approches de Girard et al. (2001) qui, constatant l’impossibilité de réaliser un modèle d’action complet individualisé pour chaque exploitation particulière, réalisent un nombre limité de prototypes sur la base de l’étude approfondie d’un panel d’exploitations et de la littérature. Une exploitation particulière peut ainsi être caractérisée par sa distance à chaque prototype et un conseil individualisé est alors déduit de cette distance (Dounias et al., 2002, dans le même esprit). Le modèle d’action fournit un cadre d’analyse de la décision en lien avec l’appareil de production dans ses composantes techniques. Ceci explique son adoption par les praticiens du diagnostic comme par les agronomes des systèmes pour l’étude des relations entre le système de culture et les stratégies de l’agriculture. La question du formalisme donné, dans la littérature, au modèle d’action est l’objet de la section suivante.
Décision et Simulation en agriculture
La théorie du modèle d’action a été énoncée à la fin des années 1980. A la même période, la micro informatique s’est largement diffusée avec l’apparition des microordinateurs compatibles IBM PC (Attonaty et al., 1994). La concomitance de cette nouvelle représentation structurée de la prise de décision avec la mise à disposition d’une puissance de calcul jusque là économiquement inabordable a permis le développement de la simulation informatique pour l’agronome (Attonaty et al., 1988). Comparés aux problèmes rencontrés dans les ateliers d’entreprises industrielles, les problèmes de décision en agriculture sont difficiles. L’environnement de l’entreprise agricole est, en effet, largement incertain. C’est pour cette raison, que la recherche de stratégies optimales pour la gestion des agro-systèmes s’est tournée massivement vers la simulation pour étudier le comportement de stratégies de décisions opérationnelles et en tester de nouvelles.
OTELO un simulateur de modèle d’action ?
Grand ancien dans le domaine, le système Organisation du Travail Et Langage à Objet (OTELO) (Attonaty et al., 1994) simule l’organisation des travaux dans le temps en fonction des contraintes d’exploitation, et des règles de gestion dont se dote l’exploitant. Elles sont une représentation formalisée du modèle d’action de l’agriculteur. Ces règles de gestion sont structurées de la manière suivante : – L’agriculteur exécute des travaux dont la réalisation est tributaire des conditions de milieu. Ces travaux ou chantiers consomment des ressources en travail et satisfont des besoins liés à la conduite des cultures. – Pour conduire à bien ses cultures, il définit les règles d’enchaînements de travaux à effectuer et les modalités adaptées à différentes situations. – Enfin, ayant à conduire plusieurs cultures à la fois et compte-tenu de moyens de travail limités, il est amené à gérer des conflits entre chantiers. Il règle ces conflits en fixant des priorités en accord avec ses objectif Les règles de gestion prennent concrètement la forme d’une base de règles de décision qui s’écrit de la manière suivante : SI( < conditions > ) < decisions ´ > SINON < decisions alternatives ´ > Les conditions sont une composition d’indicateurs booléens, construites à partir des variables d’état du système d’information. Un langage de programmation dédié a été créé pour paramétrer OTELO. La figure 3.1 résume le fonctionnement d’OTELO. Les simulations se font sur la base de scénarios climatiques, d’une structure d’exploitation (description du parcellaire, ressources mécaniques/humaines), d’un calendrier (w/e, jours fériés. . . ) et de l’état d’avancement des travaux. Ces quatre éléments constituent le système d’information d’OTELO. Ce système d’information est mis à jour à chaque pas de la simulation (représentant une journée) par le moteur de simulation. Le module décisionnel est la dernière composante du système OTELO. Les règles de décision sont sélectionnées puis activées jour à jour en fonction de l’état du système d’information. Avec le sous-ensemble des règles activées, le moteur de simulation reproduit les décisions que prendrait l’agriculteur s’il se trouvait dans la même situation. Cela consiste à sélectionner les chantiers et à éditer leur état : commencer, suspendre ou terminer. Cela consiste enfin à fixer les priorités entre les chantiers et à assigner les ressources. . . Au terme de ces opérations, le moteur met à jour les variables du système ˙ d’information. Bien que l’on sente l’influence des systèmes experts dans la conception d’OTELO, il n’y a pas de moteur d’inférence logique de connaissance lié au module de décision. En cela, le système OTELO ne rend pas totalement compte des fonctionnalités du modèle d’action dans la mesure où il n’y a pas de possibilité de réviser la base de règles en fonction d’un état non prévu du système (absence de modèle de connaissances). Néanmoins la capacité d’arbitrer parmi les chantiers en fonction de leurs importances, de leurs avancements, de la suite du plan, leur fixant une priorité révisable, rend bien compte de la notion d’arbitrage qu’on retrouve dans la littérature.