Pour un e approche sémio -pragmatique des métamorphoses médiatiques
De s métamorphoses médiatiques Notre analyse de la circulation des images dans la sphère médiatique s’inscrit dans un champ d’investigation portant sur la circulation des textes et les phénomènes d’hybridation médiatique comme dimension aujourd’hui constitutive de la communication. Dès lors, le concept de «métamorphose » apparaît comme un concept clé pour décrire les médias dans leurs interrelations.
Un e « s o ciét é d e l’im a g e »
Si l’on peut parler aujourd’hui d’une omniprésence de l’image, cette omniprésence ne se rapporte pas qu’au caractère envahissant des productions médiatiques. Notre rapport à l’image est en effet à définir en terme de « pratique » ; nous ne sommes pas seulement consommateurs mais également producteurs d’images. C’est la raison pour laquelle, selon Annette Béguin [BEG 06a], « notre rapport à la culture visuelle est en train de se modifier en profondeur ». La sure n chère m é diatique Jean Baudrillard [BAU 70] écrivait déjà en 1970, dans La société de consommation, qu’ Pour un e approchesémio -pragmatique de s m é tamorphoses médiatiques « il y a aujourd’hui tout autour de nous une espèce d’évidence fantastique de la consommation et de l’abondance, constituée par la multiplication des objets, des services, des biens matériels, et qui constitue une sorte de mutation fondamentale dans l’écologie de l’espèce ». La surenchère médiatique ne constitue donc pas une nouvelle donne du vingtet-unième siècle, mais elle est une donnée exponentielle, qui connaît aujourd’hui un élargissement considérable favorisé par l’arrivée dans la sphère domestique des nouvelles technologies de l’information et de la communication, et tout particulièrement de l’Internet. La spécificité des images médiatiques est qu’elles sont bien souvent « subies ». Il en est ainsi de la publicité. Ostensiblement en lien avec le secteur marchand, elle tente de nous « capter » en multipliant formes et supports de communication. Elle s’étale dans toute la ville sur des panneaux d’affichage géants, elle ponctue les programmes de télévision, les titres de presse écrite ou encore les pages Internet sans qu’il soit toujours possible de l’éviter, elle atterrit dans notre boîte aux lettres sans que nous l’ayons sollicitée. La communication publicitaire est en effet un modèle de communication redondante à grande échelle. Parallèlement à la publicité, nous faisons face également à une recrudescence d’images médiatiques. Ainsi, les images d’actualités, les images des « stars1 8 » et les images des produits de la culture de masse1 9 naviguent entre la télévision, la presse, l’Internet et la téléphonie mobile, sans compter de multiples produits dérivés. S’ajoute encore à cela une explosion de la consommation d’images à travers l’augmentation constante de l’offre télévisuelle, la généralisation – sur le câble et l’Internet – des offres de vidéos à la demande, l’offre des vidéos-clubs, l’échange de fichiers « image » via le « peer to peer » ou encore l’accès direct à certaines images par l’intermédiaire des banques d’images en ligne du type « sites de partage2 0 ». L’accès à l’image est donc aujourd’hui multiple et surtout redondant. Les qualités techniques des images ne cessent de croître ; c’est largement visible dans le cas de la téléphonie mobile qui propose des écrans de plus en plus perfectionnés et combine à l’utilité première du téléphone les fonctions d’appareil photo, de caméra vidéo, d’accès à Internet, de télévision, de téléchargement et d’échange d’images et de vidéos. Tout cela concourt à faire du consommateur un usager de plus en plus connaisseur des technologies de l’image et toujours plus demandeur d’innovation en matière d’image. Nous verrons que cet usager, parfois devenu expert, vise aujourd’hui à une maîtrise toujours plus grande des images. Nous pouvons nous demander si cette maîtrise de l’image ne tendrait pas aujourd’hui à se confondre avec une maîtrise de l’image de soi. Dans le programme de télé-réalité Star Academ y , nous avons pu remarquer, au fil des saisons, que l’obsession de l’image renvoyée aux téléspectateurs, d’abord dissimulée (par les candidats ou par le montage), est devenue « naturellement » révélée comme une préoccupation « avouable » : dans une émission de la sixième saison 2 1 , nous avons pu voir l’un des candidats demander à plusieurs reprises à un tiers : « J’étais beau ? » (à propos de sa prestation dans l’émission en public). L’exposition télévisuelle ne serait-elle pas en symptomatique d’une maîtrise de l’image de soi qui deviendrait de plus en plus une évidence sociale ?
La télévision au centre de s circulations d’images
Il est certain que les transferts d’images ne suivent pas le strict schéma du parcours depuis la télévision vers les médias institutionnels puis vers les productions médiatiques individuelles. La circulation générale des images est plus complexe. La porosité des médias implique une contamination dans tous les sens, qui fait que la télévision elle-même porte déjà des traces de l’Internet, tout comme la presse écrite. Toutefois, à l’intérieur d’une dynamique marquée par des emprunts réciproques, nous souhaitons particulièrement mettre en évidence une parcelle des circulations et métamorphoses médiatiques ayant pour point de départ un produit télévisuel. Nous pensons en effet que la télévision joue un rôle bien particulier dans ces circulations et que l’aspect télécentre des images circulant dans la sphère médiatique demande à être interrogé de manière spécifique. C’est ainsi que nous souhaitons lever le voile sur l’un des aspects d’un phénomène très vaste, qui ne peut évidemment faire l’objet d’une seule et unique étude. Dans un article antérieur [TAB1 06b], nous suggérons que « L’analyse des médias est une analyse qui doit aujourd’hui dépasser le stade de l’uni-média et considérer la production médiatique en général comme le résultat de dynamiques convergentes et pour partie tournées vers les nouveaux produits télévisuels22 ». Il nous semble en effet que le chantier concernant les métamorphoses ou transferts médiatiques demande à être exposé non seulement à la dimension pluri-médiatique des images mais également à la toute puissance médiatique de la télévision. En effet, les images citées dans les médias concernent pour beaucoup les images de télévision, dont on peut observer qu’elles alimentent les autres médias, notamment la presse et l’Internet. La télévision jouerait donc un rôle prépondérant dans les dynamiques de circulation d’images, qu’il faudrait alors envisager dans le contexte de concurrence et de rentabilité qui caractérisent le média. Bernard Stiegler [STI 01] définit la télévision comme un «réseau technique producteur et diffuseur de symboles produits par une industrie planétaire2 3 ». Cette définition nous aide à comprendre la place centrale qu’occupe ce média ainsi que la dimension symbolique des contenus qu’il véhicule. Le symbole est formalisé par des «signes extériorisés2 4 », qui viennent, selon Alain Gauthier [GAU2 96], «affect[er] d’une manière ou d’une autre le mental collectif». Plus qu’un outil de distraction et de connaissances, nous envisageons à notre tour la télévision comme un vecteur de symboles à l’échelle d’une société : elle alimente ces symboles sociaux et s’en alimente ; à ce titre, elle possède donc un rôle social évident. Nous souhaitons restreindre ici notre analyse à un aspect de la télévision qui est la télévision hertzienne française. Il existe aujourd’hui différentes manières de « consommer » les images de télévision : sur Internet, par le flux offert par certains fournisseurs ou encore par l’intermédiaire des vidéos à la demande proposées sur les sites des chaînes. Il existe également des télévisions spécifiques à l’Internet, que l’on ne peut visionner qu’en ligne. Les programmes de télévision peuvent également aujourd’hui être accessibles sur téléphone portable. Mêmes si ces usages prennent de l’ampleur et que l’ordinateur devient de plus en plus un outil pluriel, permettant de «surfer » sur Internet tout en visionnant la télévision sur un même écran, nous ferons plus volontiers référence au poste de télévision, ce qui nous évitera les confusions. En outre, c’est l’émission qui y est diffusée qui nous intéresse, ainsi que ses métamorphoses consécutives aux changements de supports. Le phénomène de « webcasting2 6 » est un élément important pour expliquer les manipulations des images de télévision : les visionner sur l’ordinateur permet d’agir plus facilement sur elles, d’effectuer des arrêts sur images et des copies beaucoup plus facilement qu’avec l’intermédiaire du magnétoscope. Il est important de remarquer que les circulations ou transferts d’images concernent d’abord le média télévision lui-même, qui se nourrit de contenus déjà existants pour en créer de nouveaux, que ce soit au sein d’une même chaîne ou d’une chaîne à l’autre. Les programmes se répondent donc entre eux, ils s’entre-alimentent, que ce soit au niveau du discours ou au niveau des images. Alain Gauthier [GAU2 ] qualifie les images télévisuelles rediffusées d’images « endémiques » : « Les images sont désormais assemblées à des fins de rediffusion, les procédés utilisés sont divers : reportages amputés (puis repris in extenso), sélection d’images pleines (proches des clichés et disponibles pour toute re-vision), variation dans l’ordre de présentation, accentuation, personnalisation de l’information, etc.28». La porosité des frontières internes et externes à la télévision débouche sur la création d’images dont les producteurs savent par avance qu’elles auront une vie après l’émission pour laquelle elles ont été créées. Cette porosité voit circuler des images séquentielles qui passent – à moins de rester sous leur forme initiale – à l’état d’images fixes ou d’animations numériques, occupant partiellement ou totalement l’espace de l’écran. Même s’il n’y a pas, dans ce cas, changement de support, cela implique tout de même pour l’usager de connaître le « protocole de médiation2 9 » du média, qui passe par la connaissance des différents genres télévisuels et demande également une sollicitation de la mémoire audiovisuelle. Des quantités d’images sont rediffusées dans différents contextes et différentes émissions d’une même chaîne, d’autres sont utilisées dans des émissions réflexives, afin d’en tirer une interprétation (images d’actualité analysées dans Arrêts sur im ages, anciennes images de « stars » patrimonialisées devenant un sujet d’amusement rétrospectif dans Les enfants de la télé…).seulement de «mental collectif » mais également de «mémoire collective » dont il est ici question. L’émission Les enfants de la télé présente des rediffusions d’images souvent très anciennes mettant en scène des personnalités invitées sur le plateau ; pour Gabrielle Moine [MOI 98], ces images « servent (…) d’embrayeurs à des discours et l’ensemble construit un espace où se rencontrent la mémoire individuelle et télévisuelle des invités présents devant la caméra et la mémoire collective des spectateurs installés devant leur poste30 ». La télévision jouerait donc un rôle à la fois social et mémoriel. Une trois ième dimension de la télévision est à prendre en compte dans la mesure où elle caractérise de plus en plus largement les programmes diffusés : il s’agit de sa dimension spéculaire. Le présentateur est une «vedette » et la télévision est elle-même objet de culte : selon François Soulages [SOU4 98], « La télévision opère (…) trois décentrements : d’abord de la réalité à la mise en spectacle ; puis de ce spectacle au présentateur ; enfin du présentateur à la télévision elle-même. De spectaculaire, la télévision devient spéculaire : son objet n’est plus la réalité extérieure mais elle-même, narcissisme suprême, car collectif et donc indépendant des présentateurs particuliers31 ». De « miroir sur le monde », la télévision tend à devenir son propre miroir. Les émissions de télé-réalité nous montrent en effet que le média, permettant une publicisation rapide et étendue des évènements et des individus, est devenu luimême objet de désir : il représente l’accession à la célébrité et, parce qu’il participe à une mémoire collective, à la postérité. Avant de nous attacher à observer les transferts d’images de la télévision dans la sphère médiatique élargie à tous ses supports populaires, l’observation des transferts d’images à un niveau intra-télévisuel s’impose donc comme une étape préalable nécessaire. Ces transferts internes au média ne sont pas anodins : ils révèlent d’une part des stratégies commerciales s’appuyant notamment sur la répétition de «figures » identiques autour d’un produit, et alimentent d’autre part d’autres contenus télévisuels, nous renvoyant par là même à la dimension autocentrée du média, qui « aime » parler de lui-même.
Dimension de l’action et dimension affective : les lecteurs sont aussi producteurs d’images
Pour Thierry Dufrêne [DUF1 92], « le vingtième siècle est le siècle de la production en série, de la répétition des gestes sur les chaînes de montage et de l’accumulation des bien et des images ». Au vingt-et-unième siècle, dans les sociétés occidentales, l’accumulation des images est devenue une instrumentalisation sociale à grande échelle : l’image, sous toutes ses formes, dans toutes ses variations, est compilée par les institutions et par ses lecteurs ; en tant qu’objet technique (sous ses formes papier, vidéo, numérique), elle est maîtrisée et réinvestie de multiples sens à l’infini. Lecture et usage des images sont donc deux termes qui aujourd’hui se complètent indissociablement. Pourquoi les images sont-elles tant manipulées ? Si nous manipulons les images, il nous semble que c’est non seulement pour les utiliser comme moyens de communication mais aussi par fétichisme, patrimonialisation, souci de collection, de compilation. Le magnétoscope – et aujourd’hui l’enregistreur numérique – nous permettent de conserver des contenus télévisuels. L’informatique, outre l’Internet, permet le visionnage d’images numérisées (notamment les photographies), la numérisation des contenus «papier », la conservation et un archivage organisé par les outils de la bureautique. L’Internet nous permet de communiquer – à un niveau personnel – avec de plus en plus d’images, que nous insérons sur des blogs, dans des sites perso, que nous échangeons via le peer to peer ou la messagerie instantanée.
Les questions soulevées
L’ensemble de ces éléments de mise en perspective des « métamorphoses médiatiques » nous renvoie à deux niveaux de questionnement que nous pouvons mettre en parallèle. Au niveau institutionnel, comment la sphère médiatique se structure-t-elle par rapport à ces images que l’on peut dire « hybrides » dans leurs usages ? Au niveau individuel, comment la société se structure-t-elle en relation à ces images ? Quel rapport l’individu entretient-il avec ces images ? Co m m e n t la sphè re m é diatique se structure -t-elle par rappo rt à ces im age s « hybride s » ? Pour répondre à cette question, nous devons dans un premier temps interroger les appropriations et ré-appropriations des formes des images, d’un support médiatique à un autre. Annette Béguin [BEG 06a] constate que «les formes graphiques de notre répertoire se démultiplient, se mélangent et se contaminent de manière continue ». L’Internet, la presse et la télévision se retrouvent dans un jeu de miroirs où un média attire vers l’autre et vice-versa. Afin de rendre compte de la nouvelle donne médiatique induite par les transferts d’images, nous devons nous interroger sur la nature, la provenance et le rôle des images recyclées et ré-appropriées à partir de l’image télévisuelle initiale, qu’il s’agisse de celles «prises en main » par des professionnels de l’information ou de celles réappropriées par des lecteurs devenus techniciens de l’image. Nous devons également tenter de cerner et de décrire les dynamiques circulatoires et leurs enjeux (économiques, d’audience). Les médias se contaminant sans cesse, les images qui circulent sont de différentes natures et de différentes formes. Nous pouvons ainsi observer la reprise des formes graphiques de l’Internet, d’une « esthétique web », à la télévision, dans la publicité, et même dans l’écrit (qu’il soit papier ou numérique) qui reprend à profusion le «@ » en remplacement du «a », non seulement pour renvoyer au numérique mais également lorsqu’il s’agit de donner une impression de modernité, de technicité, et par extension de dynamisme. Le magazine emprunte certains graphismes propres à l’Internet, comme la flèche représentant le curseur de la souris. Annette Béguin remarque que « la circulation accélérée des formes permet l’extension du répertoire des récepteurs et facilite l’inventivité des producteurs qui tendent à puiser dans des ensembles de signes d’origine hétérogène et à les mêler sur une même surface pour engager une communication efficace33 ». Cette extension du répertoire, qui caractérise les producteurs comme les récepteurs, est symptomatique du rapport actuel à l’image : les formes et les contenus des images évoluent et se complexifient sans cesse. Les images de télévision doivent souvent donner lieu à des changements de formes. Les supports « papier », comme le magazine, sont le lieu d’un passage de l’image séquentielle à l’image fixe. Les séries télévisées possèdent pour beaucoup leur propre magazine, les autres contenus télévisuels n’occupant que partiellement les pages des magazines de la presse de programme, de la presse pour adolescents (presse de « teen-stars ») et de la presse dite « people ». Outre les séries et téléfilms, certaines émissions occasionnent également des circulations d’images à grande échelle : il s’agit des programmes de télé-réalité. Ces émissions ne sont pas seulement l’occasion de brèves dans la presse mais également de nombreux articles illustrés dans les magazines, dans des sites Internet, blogs et forums en tous genres. Internet, qui affiche à la fois formes fixes et animées des images, se prête en effet beaucoup plus aisément à la reprise d’images de télévision. Presque toutes les émissions de télévision ont leurs pages Internet. Celles-ci sont localisées sur les sites des chaînes lorsqu’il s’agit de productions françaises réalisées par les chaînes. Les séries et téléfilms produits à l’étranger, ainsi que les séries françaises, ont bien souvent un site autonome.