Disposer d’un terrain pourquoi les gares et les trains
Comme nous l’avons montré, du fait de leur manque d’épreuve empirique (Dupont, 2011 ; Haggerty, 2006 ; Manning, 2008 ; Marx, 2007 ; Smith, 2012), une grande partie des surveillance studies peine à distinguer différentes formes de surveillance et produisent une critique peu à même d’être entendue par ceux à qui elle s’adresse (car elle ignore leurs contraintes pratiques), ou de donner des prises aux acteurs faces aux tableaux dystopiques qu’elles dressent. Les gares et les trains offrent aux chercheurs des pratiques de surveillance observables et descriptibles. Pour ce faire, cette recherche s’inscrit pleinement dans la façon dont la sociologie pragmatique accorde le « micro » et le « macro ». En effet, dans le style pragmatiste, « le niveau »micro » n’est pas envisagé dans son opposition avec le niveau »macro », mais au contraire comme le plan où, de situation en situation, le niveau « macro » lui-même est accompli, réalisé et objectivé à travers des pratiques, des dispositifs et des institutions, sans lesquels il pourrait certes être réputé exister, mais ne serait plus en mesure, cependant, d’être rendu visible et descriptible » (Barthe et al., 2014, p. 178). C’est uniquement en étudiant des réalités situées – des activités pratiques de surveillance – que nous pourrons saisir le fait macrosociologique qu’est la surveillance. Les gares et les trains apparaissent en effet comme des cas d’étude relativement pertinents lorsque l’on souhaite étudier la surveillance en actes, c’est-à-dire au travers de pratiques de travail. Ces lieux offrent au chercheur des cas de recherche accessibles : suffisamment sensibles pour générer des enjeux sérieux de surveillance, ils ne sont toutefois pas hermétiques aux chercheurs, comme pourrait l’être des services de renseignements d’un État ou bien encore les services de police46. Une précision s’impose ici : cette recherche s’est concentrée sur les gares et le transport ferroviaire en milieu urbain (cf. infra) afin justement de pouvoir facilement observer des pratiques de surveillance s’exerçant sur des groupes diversifiés.
Deuxièmement, le transport ferroviaire permet également d’adopter une approche multirisque et de renouer avec l’enquête sur la « sécurité ordinaire ». Tester l’hypothèse d’une dimension générique des pratiques de surveillance suppose effectivement de comparer des domaines radicalement différents (ici la prévention des accidents et la prévention des actes dits de malveillance). On répond ainsi aux incitations à décloisonner les études sur le risque (November, 2002) et les surveillance studies (Haggerty, 2006), en prenant en compte des objets traditionnellement non étudiés ensemble. Comme nous le disions, l’analyse du travail, en tant qu’activité productive (Bidet, 2006 ; Bidet et Vatin, 2016), va permettre la mise en évidence des régularités des pratiques de surveillance. On peut voir ici une similarité d’approche avec les travaux récents de Rot et Vatin sur le travail de surveillance-contrôle dans l’industrie de la chimie et du nucléaire. « Ce qui [les] intéresse ici, c’est bien la similarité très marquée entre ces secteurs, si on les examine du point de vue du contenu même de l’activité productive » (Rot et Vatin, 2016, p. 99). Dans notre recherche, nous nous situons en revanche dans un même secteur (le ferroviaire), mais nous y considérons deux politiques très différentes (la sécurité et la sûreté). Aussi, nous ne nous concentrons pas sur la fonction de surveillance-contrôle, « cette nouvelle figure paradoxale du travailleur dont la fonction est de ne « rien faire » tant que la production suit son cours, ou plus précisément, de rester vigilant, c’est-à-dire de s’assurer que la production suit bien son cours » (Rot et Vatin, 2016, p. 101). Bien que l’activité de nombreuses personnes étudiées remplisse cette fonction – nous pourrions les qualifier à ce titre de professionnels de l’attente – elle n’est souvent pas exclusive dans le secteur ferroviaire. Si des équivalents de surveillant-contrôleur existent, les pratiques de surveillance pour garantir la sécurité et la sûreté sont beaucoup plus distribuées. Aussi, c’est l’une des originalités de cette recherche que de ne pas se centrer exclusivement sur une profession, comme c’est généralement le cas des études sur le milieu ferroviaire (cf. supra). Enfin, le cas de la prévention du risque d’accident dans le milieu ferroviaire permet de renouer avec l’analyse de risque classique et de la « sécurité ordinaire » (Gilbert, 2011, 2013).