Une pensée du déplacement
Comme nous l’avons déjà abordé dans les chapitres précédents au sein de la Partie I, les caractéristiques du travail de Orlin, Delbono, Montet et Kwahulé ancrent leur écriture et leur esthétique dans l’espace fécond de l’entre-deux. Un espace qui devient indissociable d’un trouble du sujet qui leur permet d’accéder à une interrogation de leur propre identité et, par là, des identités qui habitent leurs créations. Ce trouble fait ainsi éclater les frontières intérieures, incitant à abandonner les certitudes296 : certitudes du langage et des mots, des représentations, d’un monde unique et clos sur lui-même. Leurs spectacles matérialisent de cette manière une « rupture de la quiétude et de la norme »297, comme peut l’énoncer Michel Maffesoli, renvoyant leur esthétique à des espaces de transition et d’entre-deux qui définisse aussi le caractère de l’errance : une quête d’autre chose, d’un autre lieu.Dans les chapitres suivants, nous aborderons plusieurs aspects théoriques et conceptuels essentiels à l’élaboration d’une convergence entre esthétique de la scène, déplacements et rencontres induits par les processus de la Mondialité. Par cet intermédiaire, nous reviendrons sur différents éléments qui constituent les convergences entre les œuvres des artistes du corpus, tels que nous les avons abordé en DeuxièmePartie. Ces convergences esthétiques ou de dispositifs scéniques seront croisées avec différentes notions qui relèvent du déplacement. En premier lieu, nous aborderons la figure de l’errant et la question de la frontière puis nous reviendrons sur la Poétique de la Relation et la Mondialité de Glissant. Nous nous dirigerons ensuite vers l’esthétique du trouble, développée par Dominique Berthet, afin de poser les jalons nécessaires à la compréhension des concepts suivants. Nous verrons ainsi la notion de radicant formulée par Bourriaud pour aller vers le processus de création anthropophage du mouvement culturel brésilien porté par De Andrade. Nous finirons cette partie par la formulation d’une nouvelle esthétique que nous avons dénommée esthétique de la migrance. Afin d’illustrer notre propos et les concepts qui l’habitent, nous soumettrons plusieurs analyses de pièces de notre corpus et plusieurs exemples qui ouvriront vers la pratique scénique.
Ce regard nouveau que l’on porte sur les choses comme le formule Berthet est au cœur du travail des artistes du corpus. Glissant, pour sa part, détermine la figure de l’errant par un désir de connaissance du Tout-Monde299 dans son principe de mise en relation : « […] dans la poétique de la Relation, l’errant, qui n’est plus le voyageur, ni le découvreur ni le conquérant, cherche à connaître la totalité du monde et sait déjà qu’il ne l’accomplira jamais […] »300. Cette inscription de l’artiste dans le concept de l’errance ouvre ainsi à cette totalité du monde qui déplace et engendre tout à la fois, en récusant une pensée universalisante.Koffi Kwahulé, originaire de Côte d’Ivoire et vivant depuis de très nombreuses années en France, se considère à la fois comme ivoirien, français et surtout parisien. Par ailleurs, il définit sa propre écriture comme étant largement influencée par des musiciens de jazz américains tels que Thelonius Monk, Jonh Coltrane ou Wynton Marsalis. L’écriture de Kwahulé puise ainsi dans les racines noires américaines tout en étant implantée également dans les mythes originaires de la Grèce antique, dans les figures bibliques ou encore dans la parole du griot africain, comme nous avons pu le voir dans la Deuxième Partie.
Robyn Orlin, elle, est originaire d’Afrique du Sud et vit depuis plusieurs années à Berlin, en Allemagne. Ses créations sont le plus souvent représentées en Europe, et notamment en France. Son travail porte surtout sur des sujets ayant trait aux histoires de vie de ses danseurs-performers originaires pour beaucoup du continent africain, ou sur l’histoire culturelle et sociale de l’Afrique du Sud. Ses spectacles ouvrent en même temps à une réflexion élargie sur le post-colonialisme, le racisme, la maladie, notamment le sida, le genre ou encore les stéréotypes. Autres tissages, autres processus de créolisation.Bernardo Montet, de son côté, est né en France d’un père Guyanais et d’une mère vietnamienne. Il a passé toute son enfance et son adolescence entre le Tchad et le Sénégal. Il hérite ainsi à la fois d’une pensée de l’errance (par l’origine de ses parents et par ses déplacements durant son enfance), et la fois d’une « idée insistante que, par ses ancêtres, ses origines sont africaines. »303 Il vit aujourd’hui à Morlaix, dans le Finistère. Son travail porte sur la conscience des corps, la résistance, la mémoire, le colonialisme et les identités. Au sein de ses pièces, l’écriture des corps se forme dans une dimension à la fois politique et poétique des corps où se rejoue nos humanités.