Mythologie et épopée, des fondements communs

Mythologie et épopée, des fondements
communs

Rapport au monde et au savoir : une communauté de conceptions

Depuis les origines du genre, la narration épique et la mythologie présentent une communauté de conceptions et de significations qui justifient leur appartenance étroite. Il est tout à fait révélateur qu’aux sources de la théorie du genre épique – c’est-à-dire à une époque antérieure à Platon3 – épopée et mythologie sont indissociables. Dans l’Antiquité, l’approche théorique de l’épopée implique une réflexion sur la mythologie : les questions de l’origine, du contenu et de la finalité du récit épique convergent largement avec des interrogations d’ordre mythologique. Quand Xénophane étudie les chants épiques, il critique la représentation des dieux (trop humaine et peu morale !) chez Homère, comme de manière générale l’aspiration à la vérité des poètes épiques ; de même lorsque Hérodote et Thucydide distinguent nettement épopée et historiographie, ils soulignent par ce biais l’étroite dépendance originaire entre épopée et mythologie. Alors qu’à l’époque contemporaine cette relation ne va plus de soi, la parenté étroite entre mythe et récit épique relève d’un choix et connaît, derrière l’osmose apparente, des intérêts et des enjeux singuliers. Observer les textes contemporains sous l’angle du récit épique, c’est tout d’abord chercher à savoir comment sont repris et transformés les principes communs au mythe et à l’épopée. Les conceptions générales, mais néanmoins fondamentales, que sont une vaste appropriation intellectuelle du monde, l’ouverture sur une dimension autre et la transmission d’un savoir collectif méritent une attention particulière. Premier critère général et traditionnel de définition, écrire une épopée c’est construire une œuvre prenant appui sur un vaste ensemble mythologique, religieux, historique ou philosophique. L’accent est placé d’emblée sur l’immensité du domaine que l’écrivain épique choisit d’arpenter dans l’écriture, auquel s’ajoute la diversité des sources où il puise des éléments d’interprétation. L’épopée, poème de grande ampleur, condense l’essentiel de ce qui constitue la conception du monde à une période donnée. À plusieurs points de vue, elle réalise une vaste appropriation intellectuelle du monde (pour paraphraser la formulation de Blumenberg à propos du mythe4 ), dont témoignent le nombre inestimable d’événements rapportés, l’immensité des espaces parcourus, la figuration d’une société, de son mode de pensée, de son savoir et de son fonctionnement, comme le rapport de cette société au divin, à sa propre mythologie. Civilisation et mythologie sumériennes à l’aube du genre dans l’épopée de Gilgamesh, ou encore mythologie et pensée grecque dans les épopées antiques : dans l’ampleur du poème épique, c’est toute une culture qui s’ofre aux auditeurs et aux lecteurs. Cet aspect bien présent au cœur des quatre œuvres contemporaines étudiées les distingue nettement des romans mythologiques. Preuve en est le travail sur la mythologie ainsi que la multitude de sphères abordées, liées directement au mythe ou non. Manifestement, l’appropriation intellectuelle du monde, c’est-à-dire la mise en forme et en mots d’une pensée et d’une explication du monde, demande aujourd’hui un abord critique. À observer ces textes, il apparaît clairement que l’appropriation signifie une reconquête, que la démarche intellectuelle implique désormais une mise en abyme, le monde étant désormais une donnée suspecte, du moins inconcevable dans sa totalité. L’écriture épique n’est, semble-t-il, plus envisageable qu’au sein d’une controverse permanente : par la mise en œuvre critique d’une vaste entreprise narrative. Elle ne s’élance plus dans la volonté de composer et de transmettre un patrimoine culturel dans sa totalité absolue, mais de recouvrer notre culture de manière critique : l’écrivain épique interroge plus qu’il ne donne du sens, bouscule plus qu’il ne fonde.

Mythes et épopées : formes communes 

Mythe et épopée présentent des communautés formelles qui confirment leur parenté. L’intégration harmonieuse du mythe dans le récit épique témoigne de son adaptation possible à ce type de narration comme de sa contribution importante à la forme du texte33. Structures épiques dans un récit mythologique et structures mythiques dans le récit épique : les deux domaines paraissent présenter des liens étroits. Considérant ce rapport entre mythe et narration, D. Madelénat soutient la thèse d’une parfaite osmose entre les deux sphères que sont le genre épique et la pensée mythique : « Ainsi l’épopée baigne dans le mythe qui circule en elle ; il déploie le sacré de la répétition archétypale ; elle s’en irise d’une ignification immédiate.34 » La mise en valeur de la parenté entre épopée et mythologie implique la considération de formes communes, l’observation de leurs enjeux et de leurs significations. D. Madelénat en fournit dans son ouvrage une étude complète qu’il résume ainsi : « Le mythe procure donc un modèle de narration conventionnelle, abrupte, stylisée, relative à un temps séparé, et des armatures invariantes qui portent sens […].35 » À observer les récits contemporains, l’intérêt des écrivains concernés, voire leur prise en compte explicite de formes communes à la mythologie et à l’épopée, est indéniable. Ces parentés formelles ne sont plus évidentes : elles témoignent désormais d’une reconstruction délibérée. Cette double approche implicite et distancée (osmose et construction) rappelle et accentue considérablement l’ambiguïté du rapport entre création et recréation, relevée dans tous les romans recourant à la mythologie antique, puisqu’elle concerne non seulement le thème, mais aussi directement la forme. La narration, avec son mouvement non linéaire, ses séquences et ses cycles, les transformations, l’hétérogénéité des épisodes et des éléments ainsi que la densité et la précision de leur représentation, s’accroît justement grâce à ces structures qu’elle puise conjointement dans la mythologie et dans les récits épiques de l’Antiquité : mise en forme d’un chaos et recherche d’orientation, discours infini, devenir perpétuel et recommencement. Un premier aspect commun à l’épopée et à la mythologie consiste en la représentation et la mise en forme d’un chaos. Le poète épique est pour Aristote celui qui organise, donne du sens et soustrait son discours au hasard. En somme, il s’agit pour le narrateur épique de faire face à une réalité disparate, obscure et encore indécise. Aristote souligne le souci d’exactitude, caractéristique du récit épique, concernant les épisodes relatés, ainsi que la sélection et la réorganisation du cours des événements visant à leur conférer une logique et une cohérence. 

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